Comment Marie parvint à échapper à un sort cruel.
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Marie court, zigzague entre les rangées d’ifs, s’agenouille, puis se relève brusquement pour dévoiler sa présence à un endroit inattendu. Elle a l’air de s’amuser, avec ses parents, dans le labyrinthe du parc du château de Chenonceau.
Cependant, au fond d’elle-même, l’adolescente se sent profondément triste et insatisfaite.
A l’âge de 15 ans, alors que la France tente, en 1947, de se reconstruire et panser les plaies physiques et psychologiques de la Seconde Guerre mondiale, Marie a déjà trop vécu. Trop de drames, trop de souffrances, trop de peurs, trop de larmes, trop d’espoirs déçus.
Pourtant, elle a eu beaucoup de chance au milieu de l’océan de malchance qui avait submergé le pays. La chance de se retrouver, en ce mois de juillet 1947, cinq ans après le premier drame familial, au milieu de ses parents, tous deux vivants.
Sa mère, qui s’accroche au bras de son père, a aujourd’hui les traits tirés au-dessous d’un regard profondément vide. Aucun sourire n’illuminera jamais plus son visage. Marie se force maintenant à garder en elle, comme un trésor enfoui, le sourire maternel étincelant, porte ouverte aux songes merveilleux qu’elle faisait avant de s’endormir, à l’âge de 8 ans.
Sa vie a basculé, un jour de juillet, à 6 heures du matin.
Marie avait à peine 10 ans lorsque la police de Vichy frappa brutalement à la porte de leur maison, dans les faubourgs d’Angers. Sans explications et sans un regard vers Marie, les deux hommes tirèrent sa mère du lit conjugal, l’obligèrent à s’habiller devant eux, et l’emmenèrent, alors que l’un d’eux avait maîtrisé son père qui tentait de s’interposer.
Le crime de la mère de Marie était d’être d’origine juive. Elle fut emmenée au camp provisoire d’Angers, puis déportée à Auschwitz le 20 juillet 1942 avec 823 autres prisonniers, dont 429 femmes.
Le père de Marie, impuissant face à ce coup du destin, prit peur. Il décida de mettre sa fille à l’abri. Lui-même ne pouvait pas se résigner à tout quitter et vendre sa scierie. Les grands-parents paternels, agriculteurs, vivaient dans une ferme, au bord de l’étang de Brosse, à la sortie du village de Francueil.
Le petit domaine familial se situait à deux kilomètres de la rive sud du Cher, au-delà du majestueux château-pont de Chenonceau. En 1942, les alentours du château, ligne de démarcation entre la zone libre et la zone occupée, étaient très surveillés par l’armée allemande. Les déplacements dans la région étaient étroitement surveillés.
Le père de Marie avait donc dû soigneusement préparer le départ de la fillette. Il s’était approché de représentants de la Résistance. Une après-midi de septembre, il obtint l’autorisation de se déplacer en direction de Tours, dans la forêt de Larçay, à 20 kilomètres de Chenonceau, pour aller chercher des arbres rares, des chênes des marais centenaires récemment abattus. Il cacha sa fille dans la remorque du camion et la déposa, au retour, à la nuit tombante, près du château de Chenonceau.
Marie avait reçu des instructions très strictes. Elle devait se cacher dans les jardins du château, plus précisément dans le labyrinthe, attendre 21 heures, heure de la relève, généralement chaotique, de la garde allemande autour de la guérite devant le pont-levis, puis se faufiler jusqu’à l’entrée du château où l’attendrait le passeur.
Près de cinq ans plus tard, en jouant dans le labyrinthe planté de centaines d’ifs, Marie, soudain, s’immobilisa. La peur revint. Le sentiment était le même qu’en 1942, à la différence près que, cette fois, il ne faisait pas nuit. Finalement, se dit-elle, ce n’était vraiment pas une si bonne idée de revenir sur les lieux de sa sortie de la zone d’occupation. Marie se raccrocha cependant à la principale raison de sa présence : le franchissement d’une nouvelle étape de sa vie, un nouveau passage de la zone occupée à la zone libre, en quelques sorte. A cette pensée, sa peur s’estompa.
Lors de la visite du château en compagnie de ses parents, en foulant la luxueuse galerie de 60 mètres enjambant avec élégance le Cher, elle se souvint encore brièvement de cette nuit d’angoisse, en septembre 1942. Couverte de copeaux de bois, elle s’était séparée de son père, avait évité, la peur au ventre, la patrouille allemande. Puis un homme inconnu serra sa main dans la sienne, ouvrit la porte sud de la galerie, et chuchota : « Bonne chance ! » Moins d’une heure plus tard, Marie était dans les bras de sa grand-mère, loin de la menace nazie et de celle de Vichy.
A la Libération, Marie revint dans la maison familiale d’Angers, et retrouva son père. Ils étaient sans nouvelles de sa mère. Jusqu’à ce jour de février 1945, lorsque la Croix-Rouge leur annonça que sa mère avait été libérée du camp d’Auschwitz. Elle figurait, par miracle, parmi les 14 survivants de la rafle d’Angers.
Le 20 juillet 1947, Marie, 15 ans, avait dû fortement insister pour que ses parents l’emmènent au château de Chenonceau. Ils ne comprenaient pas l’acharnement de l’adolescente à vouloir retourner à cet endroit. A contrecœur, ils finirent par céder, espérant ainsi lui rendre le sourire.
Marie était traumatisée par la guerre. Cependant, contrairement à d’autres filles de son âge, elle ne guérissait pas. Le vent de la renaissance de l’après-guerre soufflait autour d’elle, sans parvenir à l’emporter, ne serait-ce que quelques heures. L’adolescente se réfugiait dans sa chambre, triste et recluse, obéissant, pour le reste, comme un automate, à son père.
Quelques jours avant la visite du château de Chenonceau, Marie la taciturne, tel était son surnom, avait fait un rêve étrange. Une fée apparut dans son sommeil et lui dit que si elle voulait changer de vie, devenir heureuse, enlever le poids qui pesait sur ses épaules et obstruait son esprit, éprouver un sentiment de liberté, voler au-dessus des problèmes, elle avait une solution miracle à lui proposer. Elle devait se rendre, le 20 juillet, dans le jardin de Diane du château de Chenonceau, rejoindre le jet d’eau central, se diriger à gauche vers une plante de fenouil, l’observer attentivement, et prononcer la formule « voleri, volera, bla-bla-bla ».
A son réveil, Marie tenta d’oublier ce rêve étrange. Pourtant, il l’obsédait, reprenait sans cesse possession de son cerveau jusqu’à s’incruster comme une réalité incontournable. Marie se dit qu’elle n’avait rien à perdre et tout à gagner. La solution à ses problèmes, proposée par la fée, semblait complètement absurde et farfelue, mais pourquoi ne pas essayer.
A la fin de la visite du château, l’adolescente échappa brièvement à la surveillance de ses parents, fonça vers le jet d’eau du jardin de Diane, s’immobilisa devant le plant de fenouil, et prononça la formule magique.
Marie sentit alors son corps se soulever du sol, se transformer, se liquéfier, et entrer dans la chrysalide accrochée au fenouil. Le lendemain matin, Marie papillon Machaon renaissait dans sa nouvelle vie, légère et sans soucis.
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