Créé le: 12.02.2021
35
0
0
Le prince épris de liberté
Une histoire mêlant les rêves d'un prince et quelques énigmes.
Reprendre la lecture
Il était une fois, dans un pays lointain, la Transafricafantasie, un roi riche et puissant. Balthazar, tel était son nom, avait perdu son épouse il y a une quinzaine d’années. Quoique très fortunée, sa majesté était immensément triste. Le nombre de ses larmes quotidiennes équivalait à celui des feuilles de dix saules pleureurs. Balthazar ne s’était jamais remis de la perte de sa reine chérie.
La belle Hélène, morte en tombant d’un cheval importé de Troie, lui avait laissé un fils, Alexandre. Le petit prince, aujourd’hui âgé de 17 ans, s’ennuyait ferme au château depuis de nombreuses années. Pour soigner sa mélancolie chronique, l’adolescent avait appris, dans son enfance, à compter les moutons. Puis, comme cela ne produisait aucun effet, il avait demandé qu’on les lui dessine. D’abord en noir, puis, comme cela ne produisait aucun effet, en couleur. Les murs du château étaient ainsi couverts de moutons multicolores, aussi mélancoliques que leur géniteur.
Alexandre n’avait aucun souvenir de sa mère. Le roi Balthazar ne lui parlait jamais d’elle, cela le faisait trop souffrir.
Le cheval de Troie, lui, avait survécu à sa chute de cheval, concomitante à celle de la reine, survenue dans des circonstances très particulières. La belle Hélène avait pour indécrottable habitude de cueillir des poires à dos de cheval. C’était un moment privilégié, qu’elle dégustait comme un dessert.
Le jour de sa mort, les poires étaient malheureusement infestées de guêpes très agressives. Le cheval de Troie, transpercé de toute part de dards, prit peur. Il rua, puis, fou de douleur, tomba dans les pommes, au milieu des poires pourries chues de l’arbre. L’animal rêva de contrées lointaines aux portes du paradis des chevaux. Lorsqu’il se réveilla, heureux comme Ulysse qui avait fait un beau voyage, il vit la reine, morte à ses côtés.
Balthazar promulgua un deuil de quarante jours. Il hésita à occire l’animal pour haute trahison, mais il se dit que le cheval de Troie pourrait encore servir. L’avenir lui donna raison.
Alexandre le petit grandit donc sans mère, mais aussi sans mer. « Papa, je veux voir la mer ! », répétait-il sans cesse en trépignant. « Non mon fils, répondait invariablement Balthazar, tu dois rester à l’intérieur de notre vaste château. J’ai déjà perdu ma belle Hélène sous un poirier. Si tu passais à trépas en vadrouille, jamais je ne m’en remettrais. D’ailleurs, ton destin de prince n’est pas de te promener en citrouille avec une nouille, même italienne ».
Alexandre se morfondait dans le château. Balthazar lui avait pourtant offert tout ce qu’il voulait. Il possédait des centaines de jouets, des peluches, et même un grand bac à sable sur deux étages, dans lequel il faisait rouler toutes sortes de véhicules. Cela l’amusait un moment, mais, brusquement, il abandonnait ses jouets, mu par un pressant besoin d’évasion. Il se couchait dans le sable fin et doré, fermait les yeux, et imaginait les rayons du soleil réchauffer son corps, alangui sur la plage, bercé par le bruit du flux et reflux des vagues qui venaient lui lécher les pieds.
Balthazar refusait, encore et toujours, de laisser sortir son petit prince. Alexandre se demandait, inlassablement, à quoi pouvait ressembler le monde extérieur. Le château ne possédait pas de fenêtres. La lumière, abondante, pénétrait par des puits placés de manière à rendre impossible la vue du ciel, du soleil, de la lune ou des étoiles. Et dire que le petit prince ne pouvait même pas voir les étoiles ! Un vrai scandale littéraire.
Alexandre avait déjà tenté de s’échapper par une porte, que Balthazar oubliait parfois de fermer à clé. Peine perdue, toutes les sorties du château donnaient sur une cour entourée de hautes murailles, surveillées nuit et jour par des gardes armés.
Depuis la mort de sa mère, lorsqu’il avait deux ans, Alexandre avait était élevé dans l’idée qu’il ne sortirait jamais du château. Pour lui faire oublier cette situation, Balthazar avait mis à sa seule disposition une jeune nounou, un cuisinier expérimenté, et un précepteur pédagogue. Tout ce qu’Alexandre demandait, il l’obtenait. Sauf, évidemment, le droit de quitter le château. Comblé matériellement, il avait, malgré tout, le moral dans les talons. Et plus ses talons grandissaient, plus son moral baissait. Un beau jour, les centaines de dessins de moutons accrochés au mur, et les longs moments passés dans le sable, en imaginant les vagues et le scintillement des étoiles après le soleil couchant, ne suffirent plus à consoler le petit prince.
Balthazar voyait souffrir sa chère progéniture. Il était écartelé entre la nécessité de préserver la vie de son fils, en l’isolant des risques du monde extérieur, et la culpabilité de le voir s’étioler, et peut-être même mourir, de solitude.
Le roi parla de ses soucis au cuisinier. « Je lui mijote de bons petits plats, mais cela ne lui donne jamais le sourire », constata le cordon bleu.
Balthazar se tourna ensuite vers la nounou. « Je le dorlote, aussi bien que l’aurait fait sa mère. Mais je ne parviens pas à lui faire vivre un seul moment de bonheur », se lamenta la jeune fille.
Le roi convoqua finalement le précepteur, qui lui proposa une solution. « Le prince ne pouvant pas se déplacer dans le monde extérieur, c’est au monde extérieur à venir à lui. Il faut faire voyager Alexandre grâce à son imagination, nourrie par des livres d’aventure », affirma le pédagogue. Il demanda immédiatement un gros crédit pour étoffer la vaste bibliothèque du château, ce que Balthazar lui accorda bien volontiers.
A vrai dire, le précepteur avait déjà appliqué cette méthode depuis longtemps. Avec un certain succès, puisqu’Alexandre avait déjà dévoré, dans son enfance, la collection du Club des cinq, tous les albums de Tintin, les livres de poche de la série Bob Morane, et les principaux romans de Victor Hugo. Le prince aimait aussi se plonger des heures dans les atlas et les collections de livres de géographie qui lui tombaient sous la main.
Mais Alexandre avait grandi. Alexandre le petit avait déjà tout lu. Alexandre le grand avait soif de nouvelles aventures. Le précepteur utilisa donc l’argent du roi pour garnir une vaste bibliothèque de livres d’histoire. Les épopées révolutionnaires n’eurent bientôt plus de secrets pour le prince, de plus en plus épris de liberté.
Ce qui devait arriver, arriva.
A la veille de ses 18 ans, Alexandre le grand se révolta. « Père, dit-il fermement à Balthazar, si vous ne me laissez pas sortir de ce château et voyager, je vais attenter à ma vie. Comme Louis Delgrès qui luttait contre les esclavagistes, je proclame : vivre libre ou mourir ! ».
D’abord interloqué, puis paniqué, le roi chercha rapidement une solution. Il devait préserver la vie de son fils, tout en donnant l’impression qu’il acceptait de le voir libre. Une lumineuse idée lui traversa l’esprit.
– Alexandre, mon grand, tu pourras quitter le château et partir à l’aventure après avoir franchi quatre portes, fermées à double tour, de la suite royale. Chacune de ces portes s’ouvrira sur la pièce suivante, à la condition que tu découvres un objet caché et une énigme, sous forme de charade, que tu devras murmurer dans le trou de serrure.
Le prince, devenu érudit grâce à la quantité de livres qu’il avait dévorés, accepta ce défi sans protester. Certain d’aisément parvenir à résoudre les énigmes, il se voyait déjà partir à la découverte du vaste monde.
Balthazar, au contraire, était persuadé que le prince échouerait, tant les énigmes qu’il lui réservait étaient complexes. Alexandre resterait donc sain et sauf au château, sans être frustré d’avoir été empêché de marcher sur les chemins de la liberté. Il se dirait alors, simplement, qu’il n’avait pas mérité de voyager.
Le prince poussa la première porte qui se referma à double tour derrière lui. La pièce était sens dessus dessous. Une odeur de poudre emplissait l’air, d’esprit révolutionnaire. Les meubles, datant manifestement de la fin du XVIIIe siècle, étaient renversés. Le contenu d’une écritoire, ouverte, était éparpillé au sol. De l’encre s’était répandue sur le tapis. Alexandre s’approcha, et ramassa une lettre inachevée.
« Mes couleurs préférées sont bleu, blanc, rouge », avait écrit l’auteur. La dernière syllabe, presque illisible, était raturée. Le trait de plume avait glissé vers le bas de la page. L’homme, ou la femme, avait manifestement été interrompu(e).
Le prince avait compris qu’il était plongé dans la Révolution française. Il jeta un regard circulaire, en se focalisant sur les couleurs annoncées. Les rideaux, d’un kitch éternel, lui sautèrent aux yeux. Transformer le drapeau en tissu destiné à faire obstacle à la lumière : il fallait être révolutionnaire pour se montrer aussi tordu ! Alexandre se précipita vers la fenêtre, fausse évidemment puisque le château n’en avait pas. Il examina les rideaux sous toutes leurs coutures. Dans un ourlet, il sentit un papier, déchira le tissu, et lut le message. Il était écrit : « Caramba, encore raté ! » cria-t-il dans l’oreille cassée, qui aurait aussi pu s’intituler l’oreille à demi couverte ».
Le prince séchait. Il avait bien reconnu une allusion claire aux aventures de Tintin, mais se demandait comment interpréter l’expression « oreille à demi couverte ».
La pièce ressemblait à un champ de bataille, mais un objet était resté à sa place. Le buste, placé sur l’étagère du porte manteau, intriguait Alexandre. Soudain, rideaux tirés, la lumière jaillit. Oreille à demi couverte et Révolution française : tricorne bien sûr ! Le prince descendit le buste de Napoléon de l’étagère. Coincé entre l’oreille et le bord du tricorne, le message, plié en quatre, indiquait : « Tu brûles. Tu auras gagné si tu comprends que j’aime surtout la tête de Marianne, mais que j’ai aussi tenu compagnie à Louis XVI. Cela l’a fait rire jaune ».
Alexandre avait lu de nombreux livres sur la Révolution française, mais comment imaginer un objet commun à Marianne et à Louis XVI ? Difficile. Très difficile. Cette quête de la liberté hors de l’enceinte du château, s’avérait plus compliquée qu’attendu, songea le prince. Il se gratta la tête, en parcourant du regard, cocardes et autres objets bleu blanc rouge disséminés dans la pièce.
Les images de Marianne lui revinrent en mémoire. Le jeune homme, émoustillé, ne parvenait pas à détacher de son cerveau, la poitrine à l’air de l’héroïne révolutionnaire. Il finit tout de même par parvenir à se concentrer sur d’autres parties de son corps, sa tête en particulier, surmontée du fameux bonnet phrygien. Le bonnet, négligemment accroché à la patère, à gauche de la porte d’entrée. Alexandre le prit fébrilement dans les mains et découvrit, à l’intérieur, la charade qui devait lui ouvrir la porte de la deuxième pièce.
– Mon premier est fâché
– Mon deuxième est dit pour faire avancer
– Mon troisième est après avant-hier et avant aujourd’hui.
– Mon tout vient d’une région qui remplacerait, sur l’arbre près de la fontaine, le corbeau par la grue.
Le lien entre le bonnet phrygien et la solution de cette charade tient en quatre lettres :
kapè, dit-on chez nous, sur l’alpage où on le fabrique.
Alexandre, qui avait parcouru des centaines de livres de géographie, savait parfaitement situer la Suisse, le Pays de Fribourg, Bulle, et même l’Intyamon. Il avait compris l’allusion à la grue, mais il n’était pas fin gastronome, et le cuisinier n’était pas là pour l’aider. Après quelques longues minutes de réflexion, il parvint tout de même à trouver le mot magique : Gruyère, qu’il murmura dans la serrure. Et la porte s’ouvrit.
La deuxième pièce était meublée de manière très moderne. Du noir, du blanc, du verre, des lignes épurées, tout en hauteur. Au mur, un seul tableau, celui d’un paquebot dans le brouillard, débordant de passagers accoudés au bastingage.
Alexandre se sentit immédiatement à l’aise dans ce décor. C’était comme si le vent du large lui caressait déjà les cheveux. Où trouver la liberté dans cette salle ? Le prince posa son regard sur chaque objet, chaque meuble de la pièce.
De prime abord, rien n’attira son attention. Il fut cependant intrigué par un élément qui cadrait mal dans ce décor aménagé avec un goût très sûr. Le gros cochon-tirelire, en porcelaine rose, queue en tire-bouchon et yeux rieurs, posé sur un guéridon, avait l’air de se ficher de sa poire.
L’expression résonna bizarrement en lui. L’image de sa mère, la belle Hélène, indirectement à l’origine de son enfermement, le fit pleurer de tristesse et de frustration. Il avait besoin de se consoler et de faire passer sa colère.
D’instinct, il s’empara rageusement du cochon et le projeta au sol. Brisé en mille morceaux, l’animal mourut sans un cri. Normal, on ne peut tout de même pas assimiler le bruit de vaisselle cassée à un cri. Avant de mourir, le cochon rieur, ou était-ce plutôt une truie moqueuse ? avait tout de même eu le temps de mettre bas. De deux pièces. L’une en or, l’autre en argent. Un billet, sans valeur, accompagnait les monnaies. « Bravo, tu as découvert de l’or et de l’argent. Tu dois maintenant dénicher ma matière première préférée : le cuivre », disait le message.
Alexandre examina les pièces dans le détail. La première, en or, représentait un aigle entouré de l’inscription UNITED STATES OF AMERICA, complétée par la mention 2 ½ D. La seconde, en argent, portait l’effigie de la déesse Cérès et, côté pile, l’inscription LIBERTE * EGALITE * FRATERNITE, entourant la mention 50 cent.
Une ancienne pièce française et une vieille pièce américaine. Qu’est-ce que cela signifie ? se demanda le prince, en les empochant. Il chercha du cuivre partout, sans rien trouver.
Machinalement, il s’approcha d’une trompette à coulisse accrochée au mur. Alexandre l’érudit savait qu’elle était fabriquée en laiton et faisait partie de la famille des instruments à vent. Rien à voir, donc, avec le cuivre, ou les cuivres.
Qu’importe ! Pour se donner du courage, il décida de jouer « O sole mio ». Il inspira profondément, pinça les lèvres, et souffla dans l’instrument. Pas un son, ou plutôt si, un bruit de pet. Alexandre ne s’imaginait pas si nul en musique. Déçu, il allait remettre la trompette au mur, lorsqu’il remarqua la raison du pet : un morceau de papier enfoncé dans le pavillon. Dans ce cas d’école, le pavillon bouché ne rend pas sourd, mais muet.
Le prince déplia le papier froissé.
« Tu as une sacrée chance, disait le message. Effectivement, il n’y a pas de cuivre dans cette pièce. Tout mon cuivre se trouve sur une île qui porte mon nom. Sache aussi que je suis née en France. J’ai émigré aux Etats-Unis, alors que ma petite sœur, en ligne directe, réside à Paris, sur l’île aux Cygnes. L’un de mes géniteurs, eh oui j’en ai eu plusieurs, était un homme de fer, de la lignée puddlé. Il se prénommait Gustave. Je suis sûre que tu sais déjà qui je suis, mais je te donne encore un indice. Mon nez mesure 1,48 mètre, alors que je ne m’appelle ni Pinocchio, ni Cléopâtre. Pour me trouver dans le coffre-fort dissimulé dans cette pièce, tu devras composer le code à huit chiffres de mon jour, mois et année de naissance officielle. Attention, tu n’auras droit qu’à trois essais ».
Alexandre comprit soudain la raison de la présence des deux pièces de monnaie. Elles circulaient en France et aux Etats-Unis au moment de la construction du symbole de l’amitié franco-américaine autour des valeurs de liberté et d’indépendance. La statue de la Liberté, bien sûr.
Le prince était d’une grande intelligence, mais, comme beaucoup d’intellectuels, il retenait souvent mieux les détails que les éléments principaux. Ainsi, il se souvenait parfaitement du jour et du mois de l’inauguration de la statue de la Liberté, soit le 28 octobre, mais il était incapable de faire sortir l’année de ses méninges.
La découverte du coffre-fort, par contre, ne fut pas un problème. Il était caché derrière le seul tableau de la pièce, celui représentant le paquebot chargé d’immigrés européens, attirés par le rêve américain.
2810… ? Bon, c’était à la fin du XIXe siècle, se dit Alexandre, qui commença par essayer 28101880. Le cliquetis tant attendu ne se produisit pas. Raté, d’ailleurs j’aurais dû me souvenir que ce n’était pas une date de début de décennie, ragea le prince. Il se rappela alors que la statue devait marquer la centenaire de l’indépendance américaine. Bingo ! C’est donc 1876, jubila Alexandre.
Le coffre ne s’ouvrit pas. Caramba, encore raté ! Le prince se souvint, un peu tard, que les problèmes de financement du monument avaient retardé la construction et empêché une inauguration à l’occasion du centenaire.
Dernier essai. Alexandre suait à grosses gouttes. Il glissa la main dans son pantalon, à la recherche d’un mouchoir pour s’éponger le front. Ses doigts heurtèrent alors les deux pièces de monnaie qu’il voulut examiner de plus près. Cérès et l’aigle royal avaient peut-être un secret qui lui avait échappé.
Rien d’intéressant du côté de Cérès, mais, côté pile, il remarqua le millésime. Cela lui avait échappé tout à l’heure. Du côté de l’aigle royal, rien d’intéressant non plus, mais, côté face, le millésime était identique à celui de la pièce française : 1886. Le prince, fébrile, tourna lentement le bouton du coffre-fort : 2-8-1-0-1-8-8-6. Victoire : la porte se débloqua. A l’intérieur, à côté d’une réplique de la statue de la Liberté, reposait la deuxième charade.
– Mon premier est un possessif féminin
– Mon deuxième est un possessif pluriel
– Mon troisième existe en positif et en négatif
– Mon tout se salit les mains
Le lien entre la statue de la Liberté et la solution de cette charade réside dans le fait qu’il en a fallu beaucoup pour lui donner naissance.
Alexandre avait lu quelques livres sur les expressions franco-provençales. Il n’eut guère de difficulté à trouver le mot manoillon. Il s’approcha de la porte et entendit : tire la chevillette, la bobinette cherra. Il fit un bond en arrière, croyant voir un loup ou une grand-mère, il ne savait pas trop. Je divague, se dit-il. Cela doit être la fatigue. J’ai besoin de repos. Il murmura tout de même le mot magique, et la porte s’ouvrit.
Le prince ne prit pas le temps de découvrir le décor de la troisième pièce. Il visa immédiatement le canapé vintage, au fond à gauche, et s’endormit comme un bébé, avant de s’enfoncer dans un horrible cauchemar. Il se tenait debout, en équilibre instable, au bord d’un précipice rempli d’un feu d’enfer qui lui léchait les fesses. Un gnome à barbe noire
énumérait toutes les fautes qu’il avait commises durant sa courte existence. « Tu seras damné à jamais », lui criait-il, avant de le précipiter dans les flammes.
Alexandre se réveilla en sursaut. Il entendit un bruit bizarre, inconnu au château. Cela ressemblait vaguement à un léger battement de tambour. Le petit prince n’avait jamais rien ouï de pareil. Ah oui, peut-être près du fourneau, lorsque le cuisinier fouettait des œufs dans une casserole. La pièce, dans laquelle il s’était endormi, regorgeait de rondeurs. Les tables étaient ovales, les tableaux aussi, même les armoires étaient assemblées en arrondi.
Les aiguilles des nombreuses horloges tournaient aussi en rond, bien entendu. Mais était-ce vraiment des garde-temps ? Ces instruments n’indiquaient pas l’heure, songea le prince, car les aiguilles multicolores ne tournaient pas à la même vitesse dans leurs cadrans. Etrange ambiance, froide, mécanique.
Alexandre se dirigea vers la source du bruit inconnu, celui d’un moteur à explosion. Il découvrit une boîte à musique surmontée d’un gros bonhomme bizarre exagérément boudiné, ouvrit le coffret, et tomba sur un message laconique.
« Je m’appelle Michelin et j’ai contribué à développer, pour des millions de personnes, un fort sentiment de liberté individuelle durant les Trente Glorieuses », disait le billet.
Le prince était décontenancé. Qui était ce Michelin, qu’il n’avait jamais vu dans ses livres ? Par contre, les Trente Glorieuses lui disait quelque chose. Il se souvenait que cette expression décrivait une période de grande prospérité économique après la Seconde Guerre mondiale.
Alexandre, à la recherche d’un indice, jeta un regard circulaire sur les murs de la pièce. Il repéra une grande photo, représentant des militaires qui contemplaient, avec fierté, visiblement durant la période de la Seconde Guerre mondiale, un engin métallique de forme ovale, semblable à une coccinelle. Il s’approcha, décrocha le tableau.
Le message, collé derrière le cadre, disait : « Bravo. Tu as presque trouvé. Ces hommes m’admirent, car je m’appelle Volkswagen, la voiture du peuple en allemand. C’est l’une des marques de ma grande famille, devenue mondiale ».
Le prince n’était pas très familier de cette période de l’Histoire. Il n’avait jamais entendu le bruit qu’elle produisait, ni vu ses pièces détachées, mais il savait tout de même ce qu’était une automobile. Restait à trouver où elle pouvait se cacher.
Pensif, il marchait en long et en large, cherchant l’inspiration. Soudain, il trébucha. L’objet caché sous le tapis était une auto miniature. La troisième charade était dissimulée sous le capot.
– Mon premier est en rapport avec le judo
– Mon deuxième donne une mauvaise haleine
– Mon troisième est un pronom indéfini
– Mon tout est une punition
Le lien entre l’automobile et la solution de cette charade réside dans le pourcentage des 16 000 morts sur les routes de France, en 1972, envoyés en enfer. Plusieurs d’entre eux, en goguette en Bourgogne, parlaient patois fribourgeois, lorsqu’ils se présentèrent devant Saint-Pierre.
Alexandre se gratta la tête. Qu’est-ce qui a pu pousser mon père à inventer des charades dans une langue quasi morte ? pesta le prince. La phrase sur le lien l’aidait davantage que la charade elle-même. Il hésitait toutefois sur la prononciation. Il se pencha en direction du trou de la serrure et chuchota « danasion ». La porte resta close. Aïe, Aïe, Aïe, lança-t-il, déçu. La porte, grinça, s’entrebâilla, et resta bloquée dans cette position. Mais Alexandre avait compris le message. Il murmura danayon dans la serrure de la porte qui s’ouvrit complètement.
La quatrième pièce baignait dans une lumière tamisée. Un piano à queue, couvercle arrière ouvert, occupait une grande partie de l’espace à gauche. A droite, une étrange cage vide, munie de solides barreaux, sidérait le visiteur.
Alexandre choisit, sans trop réfléchir, d’entrer dans la cage. Brusquement, la porte se referma. Le prince, en quête de liberté, se retrouvait prisonnier. Il tenta de forcer la serrure de la grille. En vain. Une pile de livres était déposée sur le banc de métal noir. Alexandre en avait marre de lire. Il voulait de l’air libre, s’envoler de ce château, dans lequel il se trouvait maintenant doublement prisonnier. Découvrir le vrai monde, pas celui filtré par l’écriture des autres.
Abattu, rongé par le désespoir, il s’assit, et se mit à pleurer. Les heures passèrent. Ne sachant que faire, il souleva la page de couverture du livre sur le dessus de la pile, et tomba sur un message.
« Tu te crois enfermé, Alexandre. Pas du tout. L’évasion est à côté de toi. Quand tu auras lu les dix livres déposés dans cette cellule, ton esprit sera libre. Libre jusqu’à penser que ton corps, lui aussi, est libre. En attendant, je te donne quelques mots, souffle de liberté, que tu trouveras au cours de ta lecture attentive. Ils te guideront vers la sortie. Il s’agit, dans l’ordre, de, magie, crabes, homards, bulle, tambour, velours, licornes, voyageur, cœur ».
Faute de mieux, le prince s’attela à la tâche. Parvenu à la fin du dernier livre, il découvrit, griffonnée sur la couverture, la suite de notes suivantes : sol, sol, si bémol, sol / sol, sol, si bémol, sol / si bémol, la, la, la, la, si bémol, la, sol, sol.
L’esprit libre, le cœur joyeux, le prince se mit à chantonner la mélodie. Brusquement, la porte de la cellule s’ouvrit. Ne sachant que faire, Alexandre se dirigea vers le piano, et joua à nouveau la mélodie, en pensant à la suite de mots lus dans le message. Caramba, pas du tout raté ! C’est la mélodie de la chanson d’Hervé Cristiani, Il est libre Alexandre. Ah non ! Il est libre Max.
Enthousiaste, le prince joua et interpréta la chanson à la perfection. « Y’en a même qui disent qu’ils l’ont vu voler » : sur le sol final, la béquille du couvercle arrière du piano céda. Dans un grand fracas, une feuille blanche s’envola. Elle comportait la quatrième, et dernière charade.
– Mon premier passe au rouge quand vous le piquez
– Mon deuxième est une note de musique
– Mon troisième est une note de musique
– Mon quatrième est une note de musique enfantine
– Mon tout vole près de Bulle
Le lien entre « Il est libre Max » et la solution de cette charade réside dans l’art de voler.
Alexandre séchait. Si près du but, c’était trop bête. Il avait compris, puisque « mon tout vole près de Bulle », que c’était, à nouveau, un mot de patois gruérien. Mais lequel ? Toutes ces notes de musique lui embrouillaient la tête. Il s’énerva. Le sang lui monta au visage, le faisant réaliser qu’il était en train de piquer un phare. Il tenait le début de la charade.
Dans la pile de livres déposés dans la cellule se trouvait le dikchenéro de patois. Alexandre l’avait parcouru, sans plus. Il se précipita sur le banc, ouvrit le livre à la lettre F, et tomba rapidement sur l’objet volant recherché : farfalanna, autrement dit la libellule.
Le prince s’approcha de la quatrième et dernière porte, puis murmura le mot magique qui produisit l’effet attendu. La voie était libre. Le monde s’ouvrait à lui.
Ebloui par la lumière violente, le prince ferma les yeux. Il tituba, puis s’assit par terre, épuisé intellectuellement par les épreuves qu’il venait de subir. Une chaleur étouffante commença à l’envahir.
Il aurait dû sauter de joie d’avoir trouvé, et mérité, le chemin de la liberté. Au lieu de cela, il éprouvait un sentiment bizarre. Les rayons du soleil l’incommodaient. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Alexandre cessa de respirer, le souffle coupé par la stupéfaction. Le sol était aride, à perte de vue. Un désert de pierres, agrémenté de quelques cactus, l’entourait de sa chaleur brûlante.
Alors c’est ça le visage de la liberté ! s’indigna-t-il. Le prince s’attendait à voir des moutons, la mer, une plage, et pourquoi pas quelques cocotiers, sous lesquels il se coucherait au crépuscule, en attendant l’apparition, une à une, des étoiles.
Déçu, dépité même, il songea à revenir au château, retrouver les bons petits plats du cuisinier, la grande bibliothèque qui l’avait fait voyager, le sable fin de son grand bac à deux étages, les moutons multicolores accrochés au mur.
Il allait le faire, lorsqu’il entendit un hennissement. C’était celui du cheval de Troie, attaché à la souche sèche du funeste poirier. Le réchauffement climatique était passé par là. La belle Hélène était morte en paix, elle.
Alexandre s’approcha du cheval de Troie.
– Bonjour cheval de Troie, que fais-tu là ?
– Je t’attendais. Mais appelle-moi plutôt Jolly Jumper.
– Pourquoi donc ?
– J’aime l’aventure et la liberté, comme toi sans doute.
Alexandre tâta les deux pièces, l’une d’or, l’autre d’argent, enfouies dans sa poche, jeta un regard sur la crinière du cheval, contempla les étriers, tâta les rênes. Cheval de Troie ou Jolly Jumper ? Le choix était cornélien.
Commentaires (0)
Cette histoire ne comporte aucun commentaire.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire