Cher Yo Xarek, je ne me serais jamais permis de venir piquer le personnage d'Eric Brunner dans ton texte Absences. Mais puisque Webstory incite ses Webwriters à ce petit emprunt, j'espère que tu ne m'en voudras pas trop.
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Tout au long de son journal, Eric Brunner n’a pas tout dit. Il s’est permis des raccourcis, des approximations, des contre-vérités même, tout ça pour tenter d’enfumer le propriétaire de la maison qu’il occupe depuis une dizaine d’années.
Pour le vérifier, il n’y aurait qu’à lire le contrat qu’il a soigneusement rangé dans une fourre adéquate et transparente, elle-même rangée sous la rubrique “location” de son classeur fédéral. Il se peut qu’Eric joue la comédie, à ses amis tout d’abord, à ses collègues ensuite et, plus grave encore, à la société toute entière.
La toute première fois, qu’il a compté ses vinyles, c’était une sorte de défi à sa raison. Qu’il en ait manqué 19 ou même 9, cela n’avait aucune importance : puisqu’il les avait lui-même jetés, parce que reçus quelques années plus tôt de prétendus amis qui l’avaient depuis oublié, rejeté, black-listé, moqué. La vengeance, quand ça vous tient…
Quand l’occasion s’était présentée, il avait raconté cette histoire de mémoire manquante. Ça l’avait, dans un premier temps, bien arrangé. Il avait eu ce qu’il désirait depuis toujours : de l’attention des amis proches, de la compassion. Mais quand celles-ci s’était muées en pitié, Eric n’avait eu qu’une seule alternative : nier l’évidence.
Voilà, maintenant, il est tranquille, on ne le reprendra pas à jouer avec les nerfs de ses proches. Cela l’avait conduit aux pilules, au traitement psychiatrique, bien qu’il ne regrettât pas ses séances de divan. Il faut dire que la doctoresse Imgal était une sommité dans son domaine et, ce qui ne gâtait rien, une très belle personne. Non pas dans le sens qu’on donne aujourd’hui, à cette expression, histoire de flatter quelqu’un d’assez fréquentable, jusqu’à ce qu’on découvre ses vices cachés ou ses débordements condamnables.
Non, cette doctoresse était d’une rare beauté, son regard bleuté et sa peau cuivrée lui conféraient un charme suranné sans qu’on puisse le taxer de vintage, ni de vieillot par ailleurs. C’est cette sensation d’entrer dans un univers très différent de sa vie somme toute assez banale, qui l’encourageait à venir chaque semaine, à la même heure, déballer sa vie à cette femme qui semblait l’écouter avec une attention sincère. S’il avait su…
Puis les séances avaient fini par le lasser. Même la beauté de Madame Imgal le laissait maintenant parfaitement indifférent, comme ces bonbons qui perdent leur saveur, quand on en a trop mangés.
“Oui, j’ai menti, honteusement menti. Oui, je les ai tous trompés. Oui, je sais exactement tout ce qui m’est arrivé depuis le début. Je brode, je fantasme, j’improvise, je ne sais pas pourquoi, mais cela me plaît. Les voir suspendus à mes dires, gober sans sourciller la moindre de mes petites affirmations, me ravit au point que vous n’imaginez même pas…
– Oui, et, ce point… susurre la beauté, sans se départir de son calme.
– Je…je…heu…me sent fier de moi, plein d’assurance.
– C’est tout, n’y a-t-il pas un autre sentiment que cela suscite ?
– Je pourrais dire : l’envie d’aller encore plus loin dans la tromperie.
– Quels avantages espérez-vous en retirer ?
– Je…je…heu…pouvoir garder mon appartement me semblerait une bonne option.
– Je vois, et quoi d’autre ?
– Pour l’instant : rien.
– Bon, le temps est écoulé, de toutes façons, vous aurez le temps d’y réfléchir d’ici à notre prochaine séance.
– Oui, en effet, je vais essayer.
– Laisser l’argent sur la console près de la porte, enfin vous connaissez maintenant.
– Oui, je fais comme ça, à la semaine prochaine, au revoir Madame.
– Au revoir, Monsieur.”
Eric Brunner dévale les escaliers de l’immeuble cossu de la rue des Miroiteries. Il lui reste la matinée, pour mettre par écrit cette séance, après quoi il ira manger au Cochon Pendu, son entrecôte préférée. Si les pauvres naïfs pouvaient le voir bouffer, ils n’en croiraient pas leurs yeux. Ces médicaments très chers sont censés lui couper l’appétit, ce qui serait parfait pour soigner cet embonpoint grandissant. Mais il faudrait seulement qu’il les avale, ces précieuses pilules. Depuis le temps qu’il le jette dans les toilettes, les poissons de la rivière doivent être devenus très calmes et très vaseux.
Quand il a sonné, Elsa n’a pas répondu, il a tiqué. Ils s’étaient donné rendez-vous pour aller au cinéma, ensemble pour une fois. D’habitude, ils y allaient chacun de leur côté et se racontaient ensuite le film. Dans la rue au bas de l’immeuble, quand Eric a reconnu la voiture de Marcel, il a tout de suite compris. Il les imagina tous les deux enlacés sur le sofa vert-clair d’Elsa ou pire encore. Mais bon, ceci ne le concernait pas plus aujourd’hui qu’hier. Il s’en alla seul par les rues éclairées de mille feux. Noël, c’est déjà quelle date, au fait ?
Les habitants du quartier purent entendre un éclat de rire tonitruant crépiter durant un bon moment, avant qu’il ne s’éteigne, suivi immédiatement après d’un grand plouf dans la rivière gonflée par les pluies d’hiver.
On ne retrouva jamais le corps d’Eric Brunner, même la police chargée des Cold Case, oublia son dossier, sous une pile d’affaires beaucoup plus passionnantes.

Commentaires (2)

Yo-Xarek
13.04.2024

Merci Thierry Villon, je suis flatté de la manière dont tu as détourné mon personnage pour le faire passer pour un escroc et je vais t'avouer un secret: les vinyles...eh bien c'est moi qui les ai volés.

Webstory
12.04.2024

Bravo à Thierry Villon qui contribue à l'Atelier 22 proposé (Piquez un personnage!). Retrouvez la version originale de l'histoire Absences de © Yo-Xarek.

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