Créé le: 13.05.2021
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La roue tourne
Quand volonté et persévérance parviennent à déplacer des montagnes
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Le chapiteau est plongé dans la pénombre. L’orchestre, perché sur l’estrade au-dessus de l’entrée des artistes, fait la part belle aux trompettes. La musique entraînante rassure ceux, petits et grands, qui ont peur de la nuit.
Soudain, les instruments se taisent. Le plaisir des oreilles s’estompe, laissant place à l’émerveillement des yeux. Les projecteurs s’allument d’un coup. Ils inondent la piste de couleurs. De l’or soleil, de l’argent étoile, du bronze sable chaud. Et du bleu royal, qui épouse les vaguelettes du bassin ovale, posé sur la sciure.
Les enfants écarquillent les yeux. Une queue de dauphin émerge, suivie, à l’autre bout, d’une tête cachée par une abondante chevelure rousse.
La femme-poisson rampe, s’approche d’une estrade ronde perchée au sommet de cinq marches. D’un geste élégant et rapide, la sirène projette sa queue en l’air, puis se dresse sur ses nageoires en forme de mains.
Elle saute sur la première marche, puis sur la deuxième, jusqu’à atteindre le plateau. S’ensuivent alors d’époustouflants numéros d’équilibrisme sur dix doigts, puis sur cinq. Delphine la sirène sourit dans l’effort qui la magnifie. Elle a réussi le défi le plus fou de sa vie : retrouver la piste, la joie et la sueur sous le costume, la clameur des applaudissements à tout rompre dans les gradins.
Sans le sport intensif, sans les heures de musculation et d’assouplissement en salle, suivies de longues sessions d’entraînement dans le froid, sous la pluie ou la canicule qui diluait le bitume des cols alpins, elle n’y serait jamais parvenue.
Le sport, associé à cette volonté de fer de dompter tous les muscles vaillants de son corps, a permis à Delphine de grimper au firmament. « Je vise la lune. De cette manière, j’atteindrai au moins les étoiles », disait-elle souvent à ses amis.
Dressée sur sa main gauche, sous le chapiteau, l’équilibriste se souvint du sommet de sa carrière sportive. C’était il y a à peine un an. Son vélo tressautait sur les pavés, devant la basilique Saint-François d’Assise, en Ombrie. Troisième, elle avait ses deux adversaires en ligne de mire. La sueur ruisselait le long de ses bras, descendait le long de sa colonne vertébrale. L’effort était intense, surhumain par moments, mais son corps, en communion avec le vélo de course, lui obéissait parfaitement.
Tout avait pourtant mal commencé dans cette étape finale du tour d’Italie, qui se jouait sur un contre la montre de 5,7 kilomètres. Au départ, un malencontreux saut de chaîne lors d’un changement de plateau l’avait reléguée dans le peloton de queue. Delphine ne se découragea pas. Ce n’était pas dans sa nature. La rage de vaincre déclencha des étincelles dans son cerveau et décupla ses forces. Virage après virage, elle gagna des places. Il lui restait maintenant deux adversaires à passer. A la vue de la banderole d’arrivée, sur la place Garibaldi, elle pressentit que la numéro deux allait lancer le sprint en s’écartant sur la gauche. C’est ce qui se produisit. Delphine colla à sa roue, puis, en puisant dans ses dernières forces, accéléra encore. La championne, emportée par son élan, passa la ligne d’arrivée, les bras levés au ciel.
En enfilant le maillot rose, Delphine sentit les larmes couler sur ses joues. Le liquide du bonheur se mélangea à la sueur collée sur le menton.
Sous le chapiteau, la sirène entamait le clou du spectacle. En équilibre sur une main au sommet de l’estrade, elle s’empara d’un ballon gonflable rouge qu’elle projeta en l’air et fit tenir en équilibre au milieu de sa nageoire de queue, couverte de dizaines de petites étoiles scintillantes. Puis, Delphine descendit les marches sur les mains en portant une attention millimétrique à la position de son bassin. Bouche bée, les spectateurs suivaient le mouvement de balancier du ballon, retenant leur souffle, comme si ce réflexe pouvait l’empêcher de tomber dans l’eau.
Delphine se coucha ensuite dans la piscine, le ballon sur le ventre. Un cerceau descendit et s’immobilisa à 50 centimètres au-dessus de la surface de l’eau. Par de savants mouvements de contorsion, la sirène, sous les feux des projecteurs, fit rouler le ballon jusqu’à la queue, le projeta à travers le cerceau et le rattrapa d’abord avec les mains, puis corsa l’exercice en le lançant avec la tête. Le mouvement de va-et-vient du ballon, le miroitement de l’eau sous les lumières multicolores, la grâce des ondulations de la sirène, plongèrent les spectateurs dans un monde féérique.
Soudain, les projecteurs s’éteignirent, ce qui déclencha un tonnerre d’applaudissements. Puis ils se rallumèrent. Stupéfaits, les spectateurs virent alors Delphine ramper jusqu’au bord de la piscine, se hisser dans un fauteuil roulant, et disparaître dans les coulisses.
Paraplégique à la suite d’un accident de trapèze, Delphine a remporté plusieurs fois le tour d’Italie paracycliste en handbike. Le sport lui a redonné le goût de vivre, et la force, morale et physique, de renouer avec sa vie d’artiste. L’une de ses plus grandes satisfactions est de lire de l’admiration, et non de la pitié, dans le regard des spectateurs.
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