Chapitre 1

1

Le hasard d'un vide-grenier qui fait resurgir des souvenirs d'enfance... Une histoire écrite pour le concours 2023, Mémoires, mais qui est trop courte. Donc elle fera son nid au milieu des nouvelles simples.
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J’ai toujours détesté les petits beurres. Pourtant la vue de la boîte en fer blanc, qui a bien vécu d’après les bosses et les éraflures, émoustille mes papilles. Le nom du fabricant s’inscrit dans un anneau orange sur fond bleu nuit. Le nom du biscuit trône au centre, lui aussi sur fond orange. La boîte clame que ce sont des biscuits de qualité supérieure, j’y vois surtout un sens interdit stylisé en guise de mise en garde.

 

Pour moi, le goût doucereux des petits beurres n’a vraiment pas de quoi casser trois pattes à un canard et serait encore moins une raison de se relever la nuit. Ils n’ont pas ce friand savoureux des sablés, ni cette onctuosité fondante des macarons. Je fais référence aux macarons originaux, pas à ces desserts bobo prétentieux mis à la mode par un certain Ladurée.

Un petit beurre c’est juste sucré. Trop sucré. Le seul point positif que je leur concède, ce sont leurs dents. Elles ont un petit craquant grillé presque agréable. Mais une fois les bords boulotés, il ne reste que le cœur, proportionnellement immense. Si par persévérance, ou famine, ou dépit, on s’attaque au centre du biscuit, on se retrouve face à une vaste étendue sèche qui prendra un malin plaisir à s’émietter pour aller s’enquiller dans la voie du dimanche à la première occasion. Qui n’a pas toussé pour se débarrasser de ces résidus inopportuns accrochés sur les bords du larynx ?

 

Malgré mes mauvaises expériences avec les petits beurres, quand cette boîte apparaissait sur la table du goûter chez ma grand-mère, une vague d’anticipation fébrile me submergeait, attisant ma gourmandise.

 

Pour éviter l’étouffement, elle avait une solution toute simple : tremper ces biscuits peu coopératifs dans du thé.

Elle préparait toujours du Lapsang Souchong, un thé puissant à l’odeur envoûtante, mais qui râpait la langue et imprégnait la bouche d’un goût âpre et métallique. Heureusement ma grand-mère savait le dompter. Elle le métamorphosait, le sublimait en y ajoutant un nuage de lait et un soupçon de sucre. Alors il devenait une boisson onctueuse et chaleureuse qui réjouissait mon palais.

La seule fois où il s’est transformé en breuvage infect, c’est après y avoir trempé les petits beurres. Pourtant la solution fonctionnait à merveille : les biscuits perdaient leur tendance à éparpiller dans la gorge leurs miettes asphyxiantes. Sauf que le thé les métamorphosait en une pâte insipide et gluante qui venait se coller au palais. Enfin, pour la partie qui parvenait jusqu’à la bouche. Le reste, à savoir la majorité du biscuit, s’échappait au fond de la tasse pour s’agglutiner en un amas visqueux qui se glissait sournoisement avec les dernières gorgées, provoquant un réflexe de dégoût et ruinant complètement tout le plaisir procuré par la boisson.

Non, secs ou trempés, les petits beurres n’étaient vraiment pas mes amis.

 

Ma grand-mère avait vite compris mon aversion pour les petits beurres. Elle avait gardé la boîte, car elle lui plaisait, et elle la remplissait de biscuits de son cru. Des biscuits qu’on ne trouve pas dans le commerce. Des biscuits qui seront à jamais liés à elle. Elle les appelait ses petits pains de seigle au chocolat. Ils en avaient l’apparence, en miniature, mais leur goût était bien différent.

Quand ma grand-mère ouvrait la boîte, un rayon de bonheur qui rendait ses couleurs même au pire des après-midi s’en échappait. L’odeur de chocolat en jaillissait en premier, suivie de celles de l’amande et du sucre. En dernier se faufilait, discrète, l’orange.

Un peu plus grand qu’une pièce de cinq francs, le dessus bombé à l’apparence d’écorce brun doré, chacun de ces biscuits m’apparaissait comme un trésor et mes yeux brillaient d’envie à leur vue. L’extérieur croustillant, car roulé dans le sucre avant cuisson, et le cœur moelleux, les petits pains de seigle au chocolat de ma grand-mère comblaient la gourmandise sans pareil de la petite fille que j’étais. Si la période propice pour la dégustation de ces biscuits se situait aux alentours de Noël, parfois ma grand-mère en confectionnait alors que les fêtes étaient loin. Pour mon plus grand plaisir.

Ces biscuits, outre leur aspect, avaient un autre point commun avec le pain de seigle : ils devenaient durs au bout de quelques jours. C’est là que le Lapsang Souchong avec un nuage de lait et un soupçon de sucre venait à la rescousse. Le thé fumé se mariait parfaitement avec le biscuit, lui rendait juste ce qu’il fallait de son moelleux. Suffisamment consistant, il ne se répandait pas au fond de la tasse en un amalgame gluant, mais voyait ses arômes enrichis par l’apport parfumé du thé.

 

Poussée par cette montée de nostalgie, je saisis la boîte en fer blanc. J’ouvre le couvercle, mais ne décèle aucun parfum. Pas de chocolat, de sucre ou d’amande, ni d’orange. Juste une odeur de propre. Qu’est-ce que je pouvais attendre d’autre d’une marchandise proposée dans un vide-grenier ?

Déçue, je m’apprête à la reposer, mais une idée me vient en voyant ma fille gambader joyeusement vers moi.

 

Sur le chemin du retour, alors que nous marchons côte à côte sur le trottoir, elle considère d’un œil curieux mon acquisition.

— Maman ? Pourquoi tu as acheté cette vieille boîte ?

— Elle me rappelle des souvenirs.

— Quoi comme souvenirs ?

— Des moments passés avec ma grand-mère.

— Grand-maman Cécile ?

— Oui, c’est ça.

Ma fille me prend la main et nous marchons en silence sur le trottoir. Soudain, elle s’arrête et me demande du ton très sérieux que prennent les enfants quand ils s’inquiètent pour leurs parents :

— C’était des bons souvenirs avec grand-maman Cécile ? Parce qu’on dirait que tu vas pleurer.

— Oui mon cœur, d’excellents souvenirs. D’ailleurs j’ai une idée. Et si on faisait des biscuits pour remplir la boîte ? Je viens de me rappeler une recette de grand-maman Cécile qui devrait te plaire…

Commentaires (3)

Peter Pumpkin
24.12.2023

C’est très touchant, et très bien écrit. On a l’impression de sentir l’odeur du lapsang souchong et - presque - celle de goûter les gâteaux que vous êtes la seule à connaître…

Frau La Fée
10.08.2023

Ah les grands-mères ! La mienne buvait du earl grey à quatre heures - sans petits beurres mais avec ce qu'elle appelait des salopions. Merci pour ce joli moment.

Starben CASE
06.08.2023

Bien vu le sens interdit sur la boîte, comme une mise en garde. Asphodèle, je vais suivre pas à pas le chemin avec le Petit-beurre et le Lapsang Souchong en fermant les yeux pour revivre la description que tu en fais. Finalement au bout du chemin, il y a ta grand-mère. En fait un objet n'en est pas un s'il nous mène vers le coeur. Merci :-)

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