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Chapitre 1

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Il nous jette un sort alors que nos destins sont déjà joués avec une marge aléatoire et naturelle qui appartient autant à celui qui s’exprime qu’à ceux, rares et si nombreux, qui écoutent ...
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Ce n’est pas moi, mon amour. La traduction est plus que libre et probablement incorrecte. Ce ne sera pas moi, chérie. C’est encore pire. Mais ce sont les mots qui chantent en nous et je les livre comme ça. D’autres traductions plus sèches et plus fidèles ne conviendront pas. Ce ne serait pas nous. Il est toujours question de dire ce que l’on fait ou non dans une histoire de vie ou un contexte d’existence. « It Ain’t Me Babe ». L’une des chansons de Bob Dylan entendue depuis très longtemps et que l’on écoute encore en étant troublé, sans savoir très bien si ce trouble est absurde ou s’il a du sens. Sens dans sens de profondeur, de justification, de juste appel à la providence pour soi et pour les autres. Je reviens souvent à Dylan et me laisse surprendre par lui. Et l’un et l’autre. La première fois que j’ai entendu son nom, dans les années soixante autour de ma dixième année, c’était à l’occasion d’une émission radio sur les Beatles dont on disait qu’il les avait rencontrés. Et ce nom, Bob Dylan avait tout de suite eu une résonnance singulière venue du poste, la voix intimidée du présentateur, vraisemblablement. Je ne saurais le dire.

 

Les Beatles étaient à ce point « dans le vent », au-dessus de toute comparaison me semblait-il, que rencontrer moins intéressant qu’eux ne devait présenter aucune utilité, quand bien même ce Dylan existait et chantait. Il fallait laisser la promesse Beatles s’imposer plus encore et sans concession. J’ai eu cette mauvaise pensée, et ne confesserai que celle-là au cas où j’en aurais eu d’autres. Dylan était américain et sa réputation était celle d’un chanteur de très grand talent. Il devait y avoir un fond de vérité issue de ce poste radio mais j’en étais resté là quant à ce chanteur prénommé Bob. On a dû entendre à cette époque « I want you », puis « Lay, lady, lay » en 1969 qu’il a chanté à l’Isle de Wight devant les Beatles souriants. Plus de cinquante après, c’est ainsi que s’articule notre culture désormais, la vidéo vient toute seule quand on demande le titre à Google. Ceux qui mettaient en avant sa voix nasillarde n’avait pas tort et surtout nous avions en francophonie des chanteurs excellents, de variétés ou à texte, que l’on comprenait presque toujours. J’allais bientôt avoir une vie parallèle avec Jacques Brel pour embrasser plus fort encore les tourments de mon adolescence. Un professeur de chant remplaçant qui ne m’a pas laissé un grand souvenir sinon celui de sa compétence musicale nous parla de Joan Baez et de sa voix phénoménale. J’avais ainsi demandé pour mon anniversaire, le 11 ou le 12ème, un disque de cette nouvelle diva rock et folk et reçu quelques 45 tours. On m’avait dit sur un ton professoral qu’elle était une chanteuse d’excellence et j’ai dès lors accepté d’écouter ces disques en entrant sans résister dans l’amour mythique de Joan Baez.

 

Ce fut difficile. La voix était superbe, mais un peu haute pour moi et le titre du premier disque reçu n’était facile ni à lire, ni à prononcer et encore moins à comprendre. Un I un t, puis un A avec le mot « babe » à la fin. Elle le chantait bien, mais je ne comprenais rien. Ces disques sont restés là, puis ont disparu à l’occasion du premier déménagement. Je les toucherais volontiers aujourd’hui, la fourre aurait vieilli et le vinyle me mordillerait le bout des doigts.

 

Pas plus tard que la semaine dernière, donc plus de cinquante ans après, j’ai entendu Dylan s’essayer encore à « It Ain’t Me Babe » en écoutant dans la voiture l’un de ses disques de bandes studio. C’était en 1970 et il improvisait là-dessus. Autre voix avec toujours de très bons musiciens autour de lui. Je la connais maintenant cette chanson, par cœur émotionnellement et je ne sais pas vraiment comment elle est entrée pour s’installer si imperturbablement dans un coin de ma vie alors même que les premiers mots enjoignent à adopter un comportement exactement inverse « go away from my window », écarte – toi de ma fenêtre. Il le dit avec une détermination qui n’est pas gentillette mais la mélodie parle harmonieusement au cœur et peut-être même à l’esprit. Joan Baez rappelle combien elle a été amoureuse de Bob, c’est leur histoire fameuse et presque oubliée. Elle en parle encore parfois, on le lui rappelle inévitablement. Une interview ou un extrait de documentaire, ça lui tient le cœur. C’était pour tous une époque et pour eux un moment, une suite non infinie de moments. Sur un film super 8, avec prise de son, je la vois et l’entend chanter si superbement « It Ain’t Me Babe », avec son bébé sur les genoux en cherchant plutôt maladroitement à lui faire boire un peu d’eau. Début des années septante. Ils ne sont plus ensemble quand cette séquence est filmée, mais se reverront encore quelques années plus tard, pour une tournée restée fameuse, « rolly thunder », gravée dans les microsillons, accessible dans les interminables archives que l’on préfère oublier puis auxquelles on revient.

 

Bob aussi, en reparle, dans les interstices de toute cette matière commerciale qu’il a générée. Un demi-texte ici, un bout de chanson là. On les voit le 28 août 1963 à lors du rassemblement à Washington à l’issue duquel Martin Luther King prononça son retentissant discours. Auparavant, devant le même pupitre de protestation, Bob Dylan avait chanté et Joan l’avait, de sa voix, accompagné. Elle et eux, ses admirateurs le croyaient – et le voulaient – embarqués dans une carrière de chanteurs contestataires. Ce fut la première identité de Dylan et l’une des causes s’il y en eut de l’amour – « crazy about him » dit-elle aujourd’hui quand elle doit l’évoquer encore – qui quelques temps les lia et illumina si naturellement le visage de Joan. Elle lui souriait magnifiquement avec une joie à peine retenue ouvrant les portes d’un avenir soyeux. Elle le connaissait, par le rire et par l’humour de tant de situations issues d’un présent infini et de l’intérieur de son être à elle aussi. On la voit encore, on l’entend tout aussi heureusement. Et l’homme et le talent dont elle pressentit vraisemblablement une partie du mystère. Il fait rimer « stone » et « alone », pierre et solitude. Tout en lui-même et en nous serait de pierre et de toute façon, « anyway », il n’est pas seul. On comprend peu à peu, au cours d’une existence ici encore parallèle à la sienne, quand ce chant percutant nous revient à l’oreille, qu’il est avant tout un hymne au désamour. Joan n’a pas dû l’entendre ainsi. Elle fit de grands gestes, rares chez elle, en chantant un autre soir avec lui qui faisait le fou et déjà un peu n’importe quoi de sa voix. Les idées, qu’il a mauvaises, lui aussi, en s’adressant à celle qui doit comprendre qu’il n’est pas celui qu’elle cherche, s’appliqueront à Joan au cours du temps. Elle ne lui en a pas voulu et aura chanté « It Ain’t Me Babe » mieux que quiconque, Johny Cash, The Turtles ou Brian Ferry et Nancy Sinatra qui pourtant l’on fait admirablement. Ce processus universel de rejet individuel par les mots alors que les silences demeurent langoureux et la musique dévoyée pour une oreille comme la mienne. C’était parfait pour Bob qui s’est tristement amusé avec tant de fausse langueur naturelle, ce qui l’a rendu aussi fascinant. Dans sa version originale sur le disque « Une autre face de Bob Dylan », visage, version, côté, sorti en 1964, sa guitare acoustique laisse intacte sa voix – ou était-ce la jeunesse ?

 

Il faut être seul face à Dylan dans le cockpit ou dans le salon, sous un casque désormais, pour saisir de lui d’autres faces encore, plus cruelles et plus réelles ou inauthentiques. L’auditeur intériorise le chanteur, se mêle à ses mots et à sa voix. Ce n’est pas initialement une sympathie. On entend puis on cherche à donner à ce son humain proche et lointain un écho à son égo. On ne sait toujours pas très bien de qui, ni de quoi, il a fait le portrait dans cette chanson qui se voulait simple. De l’idée qu’il se faisait de celle dont il aurait été celui qu’elle cherchait ou de celui qui aurait pu être avec elle s’il avait aimé qu’elle l’aimât ainsi ? Ce n’était pas elle et ce ne fut pas lui. Nous avons Brel en Europe, qui dressa un portrait peu amène de celui qui ne voulait pas être quitté, et Ferré qui rompit non pas sur l’instant mais « Avec le temps ». Il y avait tout déjà. Tout et de tout, on le comprend un peu tard – une vie vaut la peine – dans nos jukebox et nos radios. Je pourrais m’en vouloir de n’avoir pas toujours très bien compris les chants de Bob Dylan ni ceux des sirènes de l’existence, le réel étant, nous le savons, définitivement silencieux. Il fallait être perspicace et sincère. Deux vertus imaginaires. Vas-t-en à la vitesse que tu voudras « at your own chosen speed », ton rythme sera le mien pour autant que tu me quittes. C’était inscrit, disponible chez tous les bons disquaires. Il y a beaucoup plus d’anticipation qu’on ne le croit dans la nostalgie.

 

T’ouvrir chaque porte, deux mots en anglais « each and every ». Je l’étudie aujourd’hui ce texte. Avant ce n’était que mélodie, musique et verbe, dont je ne me lassais pas, et ne me lasse toujours pas, quand me parviennent ces extraits des années soixante, leur spécificité, ce son qu’entouraient les circonstances de toute une société qui faisait le tour du monde avant même de penser, sans penser, à se mondialiser. Je le comprends petit à petit par séquences réentendues de décennie en décennie. Evoluer avec ce chant alors que les phrases musicales, telles qu’enregistrées sur le moment qui n’est plus, demeurent intactes face à l’avenir qui se fait tout petit et craint d’être ancien déjà. Par la voie de Joan le mot « babe », celui à qui elle s’adresse avec les mots de Bob son amour, est rendu avec une puissance sensible et déterminée, en quelques notes elle transperce une vie de bout en bout. Dans un enregistrement de 1965 Joan présente  « It Ait’n Me Babe » comme une « protest song » pour les gens mariés, pas pour ceux qui sont en passe de l’être, mariés et officiellement unis, puis improvise une réflexion, esquisse un rire et se met à chanter avec cette puissance vocale et musicale, le son issu de son corps qui s’élance à jamais. Il faut l’entendre encore. Je ne crois pas, chère Joan Baez, que cette chanson fût de protestation mais il est vrai que vous l’aviez considérée ainsi et que c’est ainsi que vous l’avez si sublimement chantée. Pour Bob, qui ne s’expliquera jamais, estimant à juste titre qu’il n’a pas à le faire, c’était un texte venu comme ça sur le moment sur le thème du refus de la relation avec les portraits de celle qui recherche et de celui qui rejette, l’inverse étant tout autant vrai dans un nombre indéterminable de circonstances. On l’entend aujourd’hui comme un portrait réel de cet homme qui dit ce qu’elle ne trouvera pas en lui puis ouvre les portes d’une séculaire précarité des émotions et des attentes qui libère et qui fait mal. Ce n’est pas moi chérie, « I will only let you down », je vais seulement te laisser tomber. La promesse de l’abandon comme dans toutes les chansons d’amour. Le refus n’est pas nécessairement une protestation. En concert à Los Angeles un soir de février 1974 avec « The Band », il reprend avec une force répétitive, « tu me dis que tu cherches à rencontrer quelqu’un ». Sa voix a retenti comme rarement et plus clairement ce soir-là

 

Qu’on la comprenne ou qu’on ne la comprenne pas, une chanson que l’on aime nous transporte à l’extérieur de notre réalité de l’instant. « Before the flood », avant le déluge, j’étais un futur amant redoutable. Aujourd’hui j’entends toutes ces versions le cœur fragilisé et même détruit, puis reconstruit différemment pour battre vers l’avant, en toute vulnérabilité. Nous avons tous entendu d’un ou d’une autre qu’il ou elle ne serait pas la personne que l’on cherche. Mais je ne suis pas chercheur ni même demandeur, et moins encore diseur, je suis receveur de la manne providentielle qui, comme la montée des eaux, se fit catastrophe naturelle. Un vide crypto-sidéral sur l’air du refus, rendu génial ou banalisé. Je n’aurais pas osé chanter ou écrire un tel texte, à chaque « each and every » fois, que j’ai dû faire de l’esquive. Je m’y suis pris autrement, plus lâchement et plus maladroitement. Celui que je ne suis pas, exempt de toute attente et du moindre désir, ou celui que je ne savais ni ne voulait être dans ce type situation, romances rock ou folk qui n’auront pas fonctionné. Rythme et sons désexualisant pour d’autres scènes que les miennes. Les larmes tombent sur de mauvais tambours. Elles résonnent en un lointain qui ne sera jamais l’infini.

 

Elle le rejoignit en 1975 pour cette tournée américaine sur laquelle Martin Scorsese est récemment revenu. Ils chantent « Blowin in the wind » sur une scène spartiate et la voir ainsi heureuse me fait du bien. Plus jeune, j’aurais nourri des sentiments mélangés en craignant que quelque chose m’eût échappé. Mais désormais, les yeux noirs illuminés de Joan, le jeu souple évident et bouleversant des chairs de son visage me ravissent de proche en loin. Son illustre regard noir flamboyant, son sourire de pierre vivante, l’éclat des yeux et de ses sourires acérés de révolte et de sentiments. Vitalité et exigence qu’elle voulait faire nôtres. Elle a aimé Bob, c’est encore évident, et par cet amour a rendu gloire à la richesse de son talent.

 

Nulle idée de séparation dans les paroles de la chanson. A les entendre, revient l’éclair lucide, deux fois la lumière, que l’union serait un leurre, juste une relation dès l’entame, d’une certaine nature valant densité, mais rien de plus, toujours finie, jamais terminable. Ce n’est pas moi chérie est un mot d’éternité que l’on ne peut entendre sans frémir tant il renvoie à l’espoir alors que le réel dans la vie souvent a perdu sa propre inspiration de stars de la chanson. Il y a ce non qu’il nous fait répéter, par vagues et par décennies, l’exact contraire de « yeah yeah » venu des Beatles. Cent façons de la chanter, en variétés légères, comme les « Turtles » dans les sixties, ou plus mélodieusement comme certaines reprises de maintenant. Bob semble disparaître puis revient avec sa voix et celle de Joan. Indémodable ou toujours actuelle, ce n’est pas moi chérie porte en elle un chant dans autant que hors et de la vie et du temps. Un simple refrain du refus qui s’écoule dans les airs et dans le sang.

 

On le voit sur toutes les scènes, plus de cinquante ans durant reprendre sa chanson, celle-là aussi, parmi toute les autres, toujours différemment ici très délicatement et là sans aucune sorte de délicatesse. Il anone dans certaines de ses interprétations, la seule fois que je l’ai vu en concert, c’était à Nyon, je vérifie, en 1995. « It Ain’t Me Babe » figurait sur la set liste. Aucun souvenir, même voix et même attitude tout du long. C’est Dylan qui, malicieusement ou involontairement, nous prive de sa magie. Aucune sensation ce soir-là alors que son répertoire est un puit de sensations auxquelles vient s’intéresser notre esprit.

 

Joan Baez dans toutes ses interprétations nous rend cette magie à laquelle j’étais resté indifférent en étant enfant, et tout au long d’un bout de ma vie. Je n’ai pas été sensible à la vibrante demande qui venait de sa voix – à Nyon aussi à la fin des années septante avec « It Aint Me Babe que j’ai dû interroger sur l’instant– c’est venu peu à peu, mais il m’a fallu longtemps. Aujourd’hui, je l’écoute et la regarde chanter « I Ain’t Me Babe » avec délectation, et j’ose dire que je la comprends et ressens la force de ses amours et de sa révolte. Je n’en veux à personne et entends ce chant comme s’il fût adressé à un certain nombre de personne, une foule à laquelle j’appartiens pourvue et dépourvue de liberté. A soi et à quelques autres qui vont se multipliant. Romances, réel, rock et folk, plus fort encore quand cela émane de Bob Dylan.

 

Si on relit bien les paroles – à force de les avoirs entendues il faut les lire un jour – il créée une sacrée dualité d’opposition, de résignation et de défiance. Le retour à soi après le renoncement à l’autre. L’un s’exprime, l’autre écoute, mais ce pût être Joan aussi. « Te protéger et te défendre qui tu aies raison ou tort ». Le juge et le justiciable en amour. Et ces phrases de Dylan qu’on entend par elles seules « go lightly on the ground », va légèrement vers le sol, et que l’on intègre en soi. Il faut certes remettre cette strophe à sa place, mais il lui dit d’aller gentiment vers le sol. Il nous jette un sort alors que nos destins sont déjà joués avec une marge aléatoire et naturelle qui appartient autant à celui qui s’exprime qu’à ceux, rares et si nombreux, qui écoutent.

Suite If not for you – Bob Dylan 1970

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