Créé le: 30.09.2018
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Isidro chapitre 06/ Dans un village!?
Et voilà la suite….
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Isidro chapitre 6
C’est à l’entrée de ma quatrième année primaire que survint un cataclysme qui me fit subir des bouleversements qui, dans ma tête, atteignirent en intensité dramatique l’exode du peuple juif fuyant l’Egypte, l’expulsion des tatars de Crimée par Staline ou, pour être plus actuel, les grandes vagues migratoires de l’Hémisphère Sud drainant des populations appauvries ou victimes des guerres civiles vers un hypothétique eldorado des pays européens ou nord américains.
Source de la catastrophe : ma mère tomba amoureuse. Et de ce sentiment particulier dont les adultes semblaient faire grand cas, naquit une décision cauchemardesque qui me laissa à la fois pantois et révolté : nous allions partager la vie de Paolo et déménager !
Depuis notre arrivée de France, aucun homme n’avait mis les pieds, et le reste, dans le lit de ma Mamounette et encore moins ne s’était installé dans notre vie et notre intimité. Mais là depuis quelques temps, je sentais bien que quelque chose ne tournait pas rond.
D’abord ma mère prolongeait et multipliait les réunions dont elle ne rentrait qu’au moment du souper, et encore quand elle ne le loupait pas carrément après s’être assuré de ma présence à la maison par un coup de fil qu’elle assortissait de ses recommandations quant à la manière de me sustenter. Elle assortissait ses conseils de mises en garde à propos de mes devoirs ou du temps passé devant la toute nouvelle télévision qu’elle venait d’acheter au moment où avaient commencé ses retards et ses absences.
Et puis un jour, elle l’avait ramené à la maison, me le présentant comme un membre de son club de grimpe, sport qu’elle avait commencé à pratiquer certains samedis, depuis que j’avais intégré les scouts et leurs activités, précisément, du samedi.
Paolo, c’était son nom, devait avoir la cinquantaine, donc plus d’une décennie, et des poussières qu’il taisait, que ma mère. Large d’épaules et d’idées (mais cela, il me faudrait un certain temps pour le découvrir et l’admettre), le bonhomme était d’un naturel jovial. Des cheveux châtains en bataille encadraient un visage aux traits anguleux que venaient adoucir une barbe folle ou taillée selon les jours et des yeux d’un bleu mers du sud ou lac de montagne selon nos affinités touristiques. Ce gars-là n’avait pas une once de graisse visible et ce n’était certainement pas son métier de ferblantier-couvreur qui allait le faire grossir en le faisant crapahuter sur les toits de la verte Gruyère. Passionné de montagne, membre du club alpin, skieur chevronné, mycologue averti, il passait le plus clair de son temps libre au grand air quand il n’était pas, évidemment, dans les bras ou les draps de Mélanie.
Cette dernière me donnait l’impression d’avoir perdu dix ans. Et quand je dis dix ans, c’est pour être poli. A sa manière de glousser et s’esclaffer au moindre trait d’humour de ce mec (qui n’en manquait pas, je dois maintenant le reconnaître), j’aurais plutôt dit, à l’époque, qu’elle retombait carrément en enfance et n’avait rien à envier aux jeunes filles en fleurs, ou en boutons plutôt, qui caquetaient à l’arrêt de bus avant de partir à l’école.
Enfin bref, si cette période favorable aux hormones et au bonheur maternels n’avait eu que la conséquence de rajeunir Mamounette et de m’en ôter l’exclusivité, j’aurais vécu avec. Mais Paolo était l’heureux propriétaire d’une ferme, sise dans un village de la région et qu’il venait de rénover et d’agrandir.
– Elle n’attend que vous et c’est un château à côté de votre appartement !
Répétait-il à l’envi presque à chaque repas. A force, maman a du se laisser convaincre. Je nourris quelques doutes que Paolo ait vraiment du déployer une tonne d’efforts de persuasion pour amener ma mère à accepter cette idée. Il me semble même que la bataille était gagnée d’avance.
Bulle n’est pas une métropole mais c’est une ville, une vraie, avec tous ses attributs : les supermarchés, le cinéma, la gare, les immeubles, le cycle d’orientation que les français appellent collège et le collège que les français nomment lycée. Alors, même si l’objet de mon courroux ne se trouvait à peine à dix kilomètres de là, le fait de déménager me courait sérieusement sur le fil. Il me coûtait de ne plus voir quotidiennement mes copains du quartier et qui plus est pour m’enterrer dans un endroit dont j’imaginais les habitants imperméables à toute modernité.
J’affirmais à ma mère qu’elle n’aurait pas fait pire en nous faisant partir pour la pampa argentine ou à Ouagadougou. J’avais de la peine à situer Ougadougou, mais rien que le nom, tout comme d’ailleurs
Ushuaia en Argentine ou Bümpliz en Suisse allemande, me les faisaient apparaître comme les lieux le plus éloignés, les plus perdus et les moins civilisés possibles.
Donc, à chaque fois que je voulais symboliser l’éloignement et la solitude perdue au milieu de nulle part, je disais , c’est « comme aller à Ouagadougou » ou alors parfois, « à Bümpliz » ou « à Ushuaia ».
Durant les derniers jours précédant le départ, ces trois lieux symboliques avaient nourri à maintes reprises mes diatribes enflammées contre le prochain déménagement. Ce n’est qu’à la promesse de ma mère que je pourrais continuer de faire partie des scouts de Bulle et qu’elle s’engageait à m’y conduire les samedis de réunions, que je baissai la garde et commençai à accepter l’inacceptable.
Quoiqu’il en soit, le fait est que nous nous partîmes pour la brousse un triste matin de printemps. C’était un de ces jours où la présence du brouillard et la menace des giboulées vous fait grelotter, où le ciel est si bas et gris qu’il démoraliserait un curé de banlieue ouvrière devant une église pleine ou même un gagnant du loto.
Quand je dis la brousse, je m’entends. Il s’agissait d’un de ces petits villages dont la région est coutumière, peuplé d’à peine 400 âmes éparpillées dans un habitat dispersé qui s’étalait des flancs des montagnes jusqu’au bord d’un ruisseau maigrelet au nom en patois imprononçable. Le dernier magasin avait fermé il y avait bien une décennie et le bistrot survivait avec les joueurs de cartes à
l’heure de l’apéro et en offrant des repas de midi aux prix abordables, garantis copieux et riches en cholestérol, aux équipes d’ouvriers travaillant dans la région.
J’interrompis Isidore :
– Mais pour toi, finalement, ça devait être assez exotique après Panama Ciudad , Montpellier et même Bulle, si l’on peut vraiment parler de ville …
– Mais c’en est une et je t’assure que comme mômes, ça nous suffisait amplement ! mais là, ce n’était pas tant la grandeur du village que l’éloignement de mes camarades de classe qui me coûtait.
– Alors, comment s’est passée ton arrivée en campagne ? pas trop dépaysé par ce bled qui comptait certainement plus têtes de bétail que de villageois ?
Il reprit :
Eh bien, finalement, j’ai été « déçu en bien » comme disent nos voisins vaudois. Les camarades de classe m’ont bien reçu malgré mes yeux bridés, ma peau basanée, mon reste d’accent méridional et mon patronyme, Isidro de la Bretèque, qui ne sonnait pas vraiment couleur locale. Il faut dire que
je m’étais inventé des parents amérindiens en Amazonie, morts au combat contre de méchants chercheurs d’or. Je disais que des coopérants franco-suisses, ma mère et son mari de l’époque, décédé par la suite lui aussi en combattant ces immondes prospecteurs, m’avaient adopté à la mort de mes parents biologiques puis que ma mère, devenue veuve, m’avait ramené en Europe. J’avoue que cette légende, déjà servie avec quelques nuances à ma bande de Bulle, suscitait un intérêt et une curiosité, utiles à mon intégration, que je transformais par mon attitude conciliante, en sympathie.
J’étais bon au foot, pas trop manche à l’école, peu bagarreur, bavard mais pas trop. J’avais juste ce qu’il fallait de capacités d’adaptation. Je prêtais volontiers mes affaires, invitais des copains chez nous et me faisait inviter en retour. Bref tout cela me suffisait amplement pour faire mon trou dans ce nouveau monde. J’aimais bien mon institutrice. Exigeante et juste, elle savait obtenir une ambiance de classe agréable en équilibrant des règles de vie en commun strictement appliquées, avec une écoute, une tolérance et une ouverture d’esprit que je cherche encore à imiter aujourd’hui.
Le lundi, je racontais mes activités du samedi avec les scouts et ai même réussi à convaincre les parents d’un copain de classe de l’inscrire aux scouts à Bulle. Ce dernier était le fils d’un agriculteur du village, grand ami de Paolo, membre comme lui du club alpin, chasseur et coutumier des longues marches en montagne. Mon copain Xavier qui accompagnait souvent son père, a tout de suite trouvé sa place dans notre bande de copains des scouts bullois en partageant son expérience sportive et
montagnarde. En plus, nous étions désormais assez grands pour prendre le bus tout seuls et ce trajet était nettement plus agréable à deux.
A la maison, je retrouvai un semblant de vie de famille et un substitut de figure paternelle avec Paolo qui en faisait des tonnes pour m’apprivoiser et se faire accepter. Il m’emmenait à la chasse , aux champignons, m’apprenait à skier et à grimper.
A la maison, je lui donnais un coup de main dans les transformations sans fin qu’il effectuait sur sa maison. C’est ainsi que j’appris à scier, visser, clouer, mesurer, poser des tuiles, gâcher le mortier et j’en passe. A l’époque, j’avais envisagé un métier dans la construction tant le travail manuel m’apaisait en me permettant de me concentrer uniquement sur la tâche à faire et la précision de mes gestes.
Mamounette suivait de près mes devoirs scolaires et m’encourageait à lire, à connaître le monde et son histoire au-delà de mon environnement immédiat. C’est peut-être de là que me vient cette curiosité inassouvie et ce goût de la transmission du savoir qui m’ont fait choisir ce métier quelques années plus tard. Peut-être était-elle un poil jalouse de l’aura dont commençait à bénéficier Paolo à mes yeux et tenait, elle aussi, à marquer plus encore de son empreinte le développement de ce petit garçon qui était vraiment devenu son fils.
Quand j’habitais en ville, je ne voyais pas de raison de ne pas souscrire aux clichés attachés à nos
campagnes et véhiculés par une majorité de mes camarades de classe de Bulle. Ainsi , j’imaginais, les villages, et plus encore dans cette Gruyère rurale, comme des blocs monolithiques peuplés de familles essentiellement paysannes, très traditionnelles voire arriérées, aux convictions religieuses inébranlables si ce n’est complètement rigides, aux habitudes immuables et peu enclines à s’ouvrir au monde extérieur.
Je dus vite reconnaître que je me trompais. Certes, un petit pourcentage de la population, âgée surtout, correspondait effectivement à l’image que j’en avais mais ces gens-là étaient en voie de disparition. Les parents de mes camarades ou les connaissances de ma mère et de Paolo constituaient un échantillon de population en tous points pareil à ce que j’avais connu à Bulle et, selon Mamounette, même à Montpellier.
– Là mon ami, l’interrompis-je, je crois que tu as raison : la proportion de gens bien et de salauds, de gens ouverts et de beaufs bornés, de braves humains bien sympathiques et de sociopathes tordus et fêlés de la cafetière, doit être la même dans chaque recoin de la planète. Donc, si je te comprends bien, tu as eu une enfance on ne peut plus heureuse ?
– Pour cette période, on peut le dire mais je n’en dirai pas autant de la suite.
– Ah bon ? tu m’intéresses. Vas-y, raconte !
– C’est justement ce que j’étais en train de faire avant que tu ne m’interrompes. Mais une chose après l’autre : tu as voulu que je te raconte ma vie, tu vas devoir t’armer de patience encore un moment. Sers-moi à boire et fais de même. Après, si tu en es encore capable, contente-toi de d’écouter.
– OK jeune homme. Je suis tout ouïe.
Je te disais donc que les personnes que nous fréquentions représentaient vraiment une palette intéressante et colorée de l’espèce humaine.
Il y avait d’abord nos voisins, Yann et Eulalie Gremaud. Yann était ingénieur et sa femme pharmacienne. Ils avaient quatre enfants, John, Adélaïde, Kevin et Charles-Albert. Rien que les prénoms, c’était déjà tout un programme mais en y réfléchissant bien, ils correspondaient assez bien à l’ambiance familiale. Ces gens-là étaient persuadés d’appartenir à l’élite intellectuelle et scientifique de la commune, voire du canton, et se targuaient de connaître tout ce qui se faisait de mieux à cent kilomètres à la ronde en matière de musique, de littérature, de théâtre et d’arts plastiques. Chaque membre de cette respectable famille pratiquait un instrument, mais au conservatoire et dans un orchestre de Fribourg, s’il vous plaît, la fanfare du village n’étant bonne qu’à animer les fêtes paroissiales et villageoises ou à inculquer les bases du solfège et des cuivres aux petits ruraux. Ils imposaient d’ailleurs à leurs enfants la pratique d’un instrument dès l’âge de l’entrée à l’école. A l’époque, Charles-Albert et John s’étaient mis au piano, avec beaucoup de réticence pour Charles-
Albert. Adélaïde avait opté pour le violon, avec un chouya supplémentaire d’enthousiasme. Kevin attendait son âge et son tour. Côté sport, le foot n’entrant pas en ligne de compte, les seuls choix possibles pour les enfants, à part le ski que tout le monde pratiquait dans la région, se limitaient au tennis, à l’équitation, voire éventuellement à l’escrime et au judo. Pour l’instant, seul John avait choisi l’un de ces sport et persévérait dans la pratique du tennis.
A peine débarquée dans le village, ma mère avait reçu la visite d’Eulalie qui lui proposa d’emblée d’échanger des recettes de cuisine et des astuces de jardinage, de marcher ensemble en forêt une fois par semaine et d’instaurer, pourquoi pas, des repas communs et réguliers. Mamounette, qui ne connaissait encore personne, fut enchantée de cet accueil si chaleureux. Elle déchanta quelque peu quand Paolo lui expliqua qu’ils avaient réussi à se couper de presque tout le village en maniant le jugement hâtif et la critique acerbe à l’égard de la gestion communale, des enseignants, des agriculteurs et de tous ces gens qu’ils jugeaient, non pas inférieurs s’empressaient-ils de préciser, mais tellement peu cultivés ou alors si peu compétents.
Mamounette, qui avait un sens très pratique de la vie, prit ce qui était bon : les recettes, les promenades et le jardinage et laissa tomber les repas communs. Quant aux commérages d’Eulalie, elle les écoutait sans commentaires et réussissait toujours à diriger la conversation sur des sujets et des terrains dépourvus des sables mouvants de la médisance. Finalement, elle réussit ainsi à instaurer
une relation de bon voisinage sans jamais se faire prendre au piège de prendre parti ou de juger d’autres concitoyens.
Yann et Eulalie nourrissaient à l’égard de leur progéniture, des ambitions professionnelles dont l’université ne serait que la première étape et semblaient oublier que le plus âgé de leurs enfants affichait à peine une dizaine d’années au compteur.
Je m’entendais bien avec l’aîné, Charles-Albert, un petit malicieux couvert de tâches de rousseur, maladroit comme pas deux, pas vraiment un cancre mais un rêveur distrait qui oubliait jusqu’à ses chaussures pour venir à l’école, qui détestait les maths et le piano, adorait lire, parcourir les bois, jouer au foot, faire des farces. Il rêvait de devenir forestier. Il n’utilisait pas le terme bûcheron malgré l’immense admiration qu’il avait pour ce métier, sachant que cela donnerait de l’urticaire à ses parents puisque l’université n’entrait pas en ligne de compte pour accéder à ce rêve. Il faisait donc le désespoir de ses parents en soupirant devant ses gammes et ses devoirs de maths. Ses géniteurs usaient jusqu’à la corde les vieilles ficelles inutiles des promesses de récompenses ou de punitions, associées à un chantage affectif pratiqué de manière aléatoire et avec une totale maladresse. Bref, c’étaient les champions de l’incohérence éducative, ce qui ne les empêchait pas d’être les parents les plus intrusifs et quérulents que l’on ait vu de mémoire d’instit’ dans ce village.
Compte tenu de cette situation, Charles-Albert s’en sortait vraiment très bien : bon camarade, loyal, modeste, plein d’humour. Il ne reflétait pas du tout l’ambiance familiale pesante et les carences éducatives parentales.
C’est grâce à Charles-Albert que j’ai connu Xavier dont les parents avaient une ferme distante d’à peine trois cent mètres de nos deux maisons. Charles-Albert et Xavier formaient déjà une paire d’amis solide avant mon arrivée au village. Très vite nous avons formé un trio dont j’aurais rêvé qu’il vienne grossir les rangs des scouts. Hélas, seuls les parents de Xavier trouvèrent l’idée très bonne. Ceux de Charles-Albert craignaient un peu que ce métissage social vécu le samedi ne le détourne de son ardeur au travail scolaire et de la lourde tâche qui lui incombait : à savoir de prolonger par de brillantes études le statut social familial.
Les parents de Xavier, Daniel et Laure Geinoz, étaient des paysans atypiques si l’on se réfère aux clichés urbains. Ouverts, intéressés à tout et suivant de près l’actualité, plein de bons sens, ils géraient leur famille de trois enfants et leur domaine avec un égal bonheur, une énergie et un savoir-faire qui forçaient le respect. Laure était, tout comme Paolo, membre de l’exécutif communal : le « conseil communal », et tout en assumant la charge de syndique ( maire), elle avait plus précisément en charge les écoles et la petite enfance alors que Paolo s’occupait des routes, des forêts et du réseau d’eau. L’exécutif d’un village se trouve habituellement à une distance abyssale des grands débats partisans qui peuvent agiter un pays. . D’ailleurs, comme dans beaucoup de communes rurales, aucun membre
de l’exécutif n’adhérait à un parti politique en particulier. Ils se contentaient de gérer au mieux le quotidien des habitants et l’organisation de la commune tout en étant capables de penser et de réaliser des projets (entraide villageoise, nouvelle école, déchetterie performante, promotion des énergies renouvelables, sentiers pédestres, places de jeux etc.). Ils partageaient tous, grosso modo et avec des nuances suscitant toujours le débat mais jamais les disputes, une vision commune et les mêmes espoirs à long terme en matière d’écologie et de juste répartition des ressources et des richesses.
Faire partie d’un exécutif communal est souvent une tâche ingrate : peu de reconnaissance et beaucoup de critique pour ce travail de milice indemnisé au lance-pierre. L’assemblée communale, qui réunit tous les citoyens des petites communes et en constitue le législatif, avait lieu trois à quatre fois par année. Elle constituait toujours une épreuve pour les membres du conseil qui devaient tenter de faire passer leur budget, leurs projets d’investissements et récoltaient souvent bien plus de reproches que de félicitations.
Contrairement aux invitations des Gremaud, ma mère et Paolo acceptaient volontiers celles des Geinoz et leur rendaient souvent la pareille.C’est à l’occasion de ces repas que j’ai suivi sans le vouloir mes premiers cours d’éducation civique et compris un peu comment fonctionnait ce village, mais aussi ce pays, qui m’avait accueilli. Pour payer ses tâches, la commune pouvait décider de son taux d’impôts par un calcul très simple : pour chaque franc payé à l’Etat, chaque commune décide d’un pourcentage qui constitue les impôts supplémentaires dus à la commune. L’Etat étant, bien entendu dans une confédération comme la Suisse, le canton et non le pays.. Le pays a son propre système
d’impôts, dérisoire par rapport à ce qui est payé aux cantons, appelé l’impôt fédéral direct et qui sert surtout à financer l’armée, les autoroutes, les chemins de fer, une partie des universités et d’autres tâches d’envergure nationale.
Tout cela me semblait bien compliqué comme l’étaient d’ailleurs les institutions locales et nationales, législatives et exécutives, permettant le fonctionnement de notre démocratie.
Les enjeux et les problèmes du village qu’évoquaient mes parents et leurs amis me semblaient beaucoup plus concrets. Je comprenais qu’ils soient parfois découragés devant l’attitude de certains qui faisaient de l’obstruction systématique à toute hausse d’impôts mais attendaient tout de la commune : des routes sans un accroc, de l’eau parfaitement pure et à profusion, des transports scolaires performants, un soutien aux sociétés locales et j’en passe.
Lors de ces agapes, plus précisément à l’heure du dessert et du café, les langues se déliaient et enclenchaient ce qu’ils appelaient « radio-vipère » : autrement dit, ils se laissaient aller à cet exutoire nécessaire et bienfaisant qui consiste à casser du sucre sur le dos de tous les emmerdeurs, et semble-t-il, la commune, sans qu’il y ait pléthore, n’en manquait pas.
Je n’imaginais pas que les adultes puissent se livrer aux comportements auxquels il était fait allusion à ces soirées et que la méchanceté et la bêtise ordinaires puissent exister à ce point dans le monde des
adultes. Je n’étais pas sensé écouter et ma mère m’expédiait dormir sitôt qu’elle jugeait la conversation néfaste à mes jeunes oreilles. Mais si belle fusse la maison de Paolo, l’isolation phonique n’en n’était pas la qualité première. J’ouvrais donc tout grand mes esgourdes et devais certainement avoir de la peine à ne pas écarquiller mes mirettes, tant l’aspect tragicomique ou l’incongruité des situations décrites m’étonnaient. Ma mémoire n’est pas infaillible mais comme ça, en vrac, je peux te citer :
– Cet agriculteur qui était prêt à dépenser jusqu’à son dernier sou en frais de justice pour empêcher la commune de vendre un terrain communal, qu’il avait autrefois loué et exploité, à un autre paysan qu’il détestait. On racontait même qu’il allait jusqu’à mettre du sucre dans le réservoir des tracteurs de son concurrent ou à ouvrir son poulailler la nuit venue.
– Ce chef d’entreprise à la retraite qui empoisonnait son voisin avec des recours contre la moindre construction, fusse-t-elle un simple clapier, et le harcelait de plaintes et de remontrances sans fondements, uniquement à cause l’inimitié inexpliquée qu’il lui portait .
Cette famille évangélique et créationniste qui bombardait les enseignants et la commission scolaire de plaintes en tous genres concernant le contenu des cours et l’organisation de l’école qu’ils rejetaient en bloc : les fantômes et les sorcières dans les livres de lecture, l’éducation sexuelle, la mixité des cours d’éducation physique et de natation, les cours de sciences et la théorie de l’évolution. A la proposition
qui leur était faite d’opter pour une école privée si vraiment le contenu de l’école publique les dérangeait à ce point, ils répondaient invariablement qu’ils n’en n’avaient pas les moyens.
– Cette famille vivant de l’aide sociale dans une grande maison familiale, qui roulait en berline décapotable, possédaient tous les gadgets électroniques et ménagers les plus chers, mangeaient au restaurant une fois par semaine mais dont tout le monde savait que la mère travaillait au noir et que le père trafiquait du cannabis sans que jamais rien n’ait pu être prouvé.
– Ce ténor d’un parti nationaliste et xénophobe qui employait des ouvriers tout ce qu’il y a de plus immigrés et dûment estampillés clandestins.
Enfin, ils saupoudraient ces observations malicieuses et ces remarques assassines, d’une quantité de petits faits divers et ragots dont il semblaient se délecter : les bagarres d’ivrognes, les cocus magnifiques, les amants secrets, les fraudeurs du fisc et les mouilleurs du lait supposés ou attrapés (mouiller le lait est une pratique illégale qui consiste à y mettre de l’eau pour en augmenter la quantité payée par la laiterie).
Bref, nous étions friands de ces anecdotes croustillantes et des quelques gros mots qui les accompagnaient parfois et dont nous cherchions fébrilement, le lendemain à l’école, la signification dans le dictionnaire. Tous ces bavardages alimentaient nos conversations de gosses pendant les récréations ou nos sorties du mercredi et du samedi.
Le nec plus ultra de ces repas était celui de la Bénichon, une tradition automnale du canton de Fribourg qui remonte à la nuit des temps. Cette fête vient du mot patois « bénichon » qui signifie bénédiction et qui célébrait la fin des moissons. La première fois qu’un camarade m’avait parlé de la Bénichon, j’imaginais cette fête comme un hommage à un hypothétique abbé Nichon, ce qui me faisait bien rire. Selon les villages, la Bénichon a lieu à des dates différentes qui s’étalent de
Mi-septembre à fin octobre. Outre les inévitables bals de village, les repas de Bénichon auraient comblé Rabelais et ses personnages Pantagruel et Gargantua : jambon cuit, gigot d’agneau, soupe aux choux sans compter les meringues, la crème double, la cuchaule ( une sorte de brioche locale), la moutarde de bénichon ( un met sucré à tartiner contenant, outre de la raisinnée de pommes et de poires appelée ici vin cuit , diverses épices dont des graines de moutarde ), des « cuquettes », ( un biscuit), des merveilles ( sorte de beignet très léger) et j’en passe !
Nos voisins étaient passés maîtres dans la confection de ces plats. Ce repas, plus encore que ceux partagés à d’autres moments de l’année, tenait ses promesses en matière de plaisanteries, de ragots, d’ironie et d’éclats de rire.
Comme la famille de Charles-Albert faisait, parmi d’autres, épisodiquement les frais de ce défouloir verbal parental, Xavier et moi évitions de tout lui rapporter. Nous nous contentions, en secret, de le plaindre et l’entourions de notre amitié pour compenser la froideur rigide qui devait, à nos yeux en tous cas, constituer le quotidien de cette famille bien sous tous rapports.
D’une manière générale, je garde un souvenir très heureux de mes années dans ce village où je me sentais bien et ne passais plus du tout pour l’étranger, C’est après que ça devient nettement moins drôle…
– Ah bon et pourquoi ?
– Attends, j’y viens, mais c’est moins facile à raconter.
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