Nous avons toutes et tous nos propres petites manies, nos façons de faire qui nous tiennent à cœur. Sans que l'on s'aperçoive, cela commence dès l'enfance. Dès lors, elles font partie de notre intimité, de notre "moi" profond.
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Sept. Pas six, pas huit. Il m’en faut sept ! Sept de ces merveilleux biscuits tous ronds et dorés. Sept de ses petites gourmandises que je vénère du haut de mes quatre ans. Les « Maria Dorada Fontaneda ». Je me souviens encore de l’odeur du lait chaud dans la cuisine. Ma mère attrape un gros bol et le remplit aux trois-quarts de lait. Je m’impatiente. Dès qu’elle le pose devant moi, je saisi le paquet de biscuits, j’en sors sept, je les empile et je les plonge d’un coup dans le bol. Ils coulent tous sauf le premier de colonne qui flotte légèrement. Petit à petit, j’aperçois le lait qui traverse tous les petits trous et décorations de la « Maria ». C’est drôle, c’est aussi la première partie du prénom de ma mère.

Lorsque j’estime qu’ils sont assez ramollis, c’est à dire pas papette mais plus du tout croustillants, j’attrape ma cuillère à soupe, je la plonge jusqu’au fond du bol et je soulève cet amas exquis. Le lait coule en cascade tandis que je remonte le tas de biscuits gorgés de lait sucré. J’ouvre ma bouche de minot tel un hangar à charters et engloutis avec délectation et jouissance le contenu de ma cuillère. Je ne connais pas encore le concept d’umami mais, à mon humble avis, ça doit ressembler à cela. J’ai des étoiles plein les yeux et mes papilles sont à la fête. Un festival tout entier dans mon gosier !

 

J’évolue et ma technique avec. J’ai environ dix ans et mon plaisir c’est de casser les biscuits en quatre quarts puis de les jeter dans le bol jusqu’à ce que ce dernier soit plein. Ensuite, je les arrose copieusement de lait frais et je les mange sans trop tarder pour garder juste un peu de croquant. Mes goûts s’étoffent et je découvre l’importance des textures dans la nourriture. J’ai décidé de ne plus compter. Tant que ça rentre et que ça remplit le bol, tout va bien. Je comble déjà, semble-t-il, une sensation de vide. Suis-je ce bol ?

 

J’ai quatorze ans, pas de quartier ! Si le paquet y passe, il y passe. C’est lui ou moi. Ca sera lui ! Ce n’est plus un bol mais un saladier. Orgie sucrée. Ce qui a commencé comme un doux plaisir devient une urgence, une obsession. S’empiffrer, toujours plus, toujours plus grand. Hyperphagie. Je découvre ce mot à la fin de mon adolescence. Je suis un véritable aspirateur à bouffe, un gouffre sans fond. Je mange facilement pour quatre, pour cinq. La facilité, c’est le plus déconcertant. Tout rentre, rien ne sort. C’est la grande différence avec les autres pathologies. Moi, j’aime trop la nourriture pour la gaspiller. J’esquisse un sourire à la vue de cette dernière phrase. Elle est belle mon excuse. Je suis la solution au gaspillage alimentaire. Je me demande où est passé ce petit garçon aux sept biscuits.

Savez-vous combien font cinq cent grammes de pâtes crues une fois cuites ? Un kilo et demi. Un kilo et demi de pâtes que j’arrive à caser dans mon estomac avec sa sauce respective bien entendu. Je suis jeune adulte et je suis un ogre. Il y a un autre paramètre intéressant dans ces rituels alimentaires, la vitesse. J’engloutis à une vitesse incroyable. Vite, combler, vite, avaler, avoir une sensation de satiété totale. De cette satiété qui te remplit l’âme, l’âme qui se sent meurtrie.

A mon palmarès ? Une « petite » côte de bœuf d’un kilo deux cent grammes avec ses frites. Petit joueur ? Du tout. Il y avait sa copieuse entrée d’abord et son dessert à la fin. Le pire dans un fastfood ? Un double burger spécial avec 2 burgers normaux, des grandes frites et vingt nuggets de poulet. Des comme ça, je pourrai vous en citer des tonnes. Triste palmarès dont je ne suis pas forcément fier. En général, lorsque j’ai fini de me gaver, je me sens à la fois bien et mal. Bien parce que j’ai rempli mon vide mais mal parce qu’après avoir vu tout ce que je suis capable d’avaler, un sentiment de dégoût me submerge. Et comme d’habitude, à chaque fois, une seule et même question m’envahit :

Où sont passées mes sept petites « Maria dorées » qui me suffisaient jadis ?

 

Puis le temps passe et en tant qu’adulte enfin bien dans ses baskets, j’ai changé. J’ai pris conscience de beaucoup de choses. Cela fait des années maintenant que je n’ai plus de « vide » à combler. Je me sens bien et j’ai découvert une personne extraordinaire que j’ai appris à aimer depuis fort longtemps : MOI.

Ô j’aime toujours autant manger mais c’est un plaisir sain et non un refuge ou un exutoire. J’aime les produits, faire les marchés, cuisiner de bons petits plats équilibrés et en faire profiter les ami-e-s. Par ailleurs, une amie a joyeusement baptisé mon foyer et l’a surnommé « L’auberge du père Tatane ». Maintenant, lorsque je cuisine pour quatre, il y en a au moins trois qui mangent. C’est bien mieux, bel effort ! Et puis, que je vous dise, je n’ai jamais autant aimé cuisiner que depuis un peu plus de six ans ; depuis, mon fils, mon petit loulou d’amour, se régale tous les jours. Je suis son « Chef » comme il me dit. Je lui partage mon amour de la nourriture d’une façon bienveillante, saine et équilibrée. Il vient aux marchés avec moi, il regarde, il sent, il goûte et je m’émerveille à travers lui. Il mange de tout ! Des plats d’antan comme des joues de porcs mijotés dans une sauce au vin avec sa jardinière de légumes ou un bon foie aux petits oignons, une bonne blanquette de veau, etc. Une tartine de fromage frais avec quelques tranches de fraises, un filet de miel et quelques pousses de basilique pour la fraîcheur. Une salade toute simple avec de belles tomates cœur de bœuf, du concombre et du maïs relevée avec une vinaigrette citron, miel et huile d’olive. La simplicité et l’amour dans une assiette. Voilà ce que je lui offre tous les jours.

 

La dernière fois que j’ai mangé un biscuit « Maria Dorada Fontaneda » ? Je ne m’en souviens même plus. Je crois que j’ai la jeune vingtaine. Pourquoi ? Je n’en sais rien à vrai dire. Peut-être la peur de relancer ce maudit engrenage. Peut-être que je me dis que tout a commencé comme ça. Ont-elles été diaboliques ces douceurs ? Ont-elles toujours une emprise sur moi ? Qui sait. Sûrement un jour j’en mangerai une ou deux. Un jour.

Le plus drôle dans tout cela, c’est que je ne suis pas quelqu’un qui a un penchant naturel pour le sucré. Moi, c’est le salé ma came. Tu veux me faire plaisir ? Offre-moi un English breakfast et je suis le plus heureux des hommes ! Tu me demandes de choisir et j’opte toujours pour le salé. Alors pourquoi ? Pourquoi cet engouement pour ces biscuits ? Ces questions-là, je ne me les ai pas posées en tant qu’enfant mais là, mystère. Y a t-il eu quelque chose que j’ai cherché en eux ? De là à dire qu’ils ont eu un rôle important à jouer dans ma vie, c’est possible. Je ne peux pas le nier. Je les ai aimé, voilà tout. Je les ai aimé vraiment mes petites roues au beurre.

 

Je suis devenu très exigeant en terme de biscuits avec mon fils. Je le gâte mais avec des produits de qualité. Ses biscuits sont bio, sans huile de palme et sans sucres ajoutés. Je privilégie les produits avec des sucres bruts et naturels comme la canne, le miel ou le sucre de bouleau couramment appelé « xylitol ». Et ils sont tout aussi gourmands et délicieux que toutes ces horreurs dont on nous fait la pub à longueur de journée. Parfois, lorsque j’ai le temps, j’ai plaisir à en faire moi-même. De bons cookies que l’on fait à « quatre mains ». Excellents et ludiques ! J’adore partager ces moments avec lui. L’amour c’est aussi ça. Ce n’est même que cela à mon avis. Le partage, la transmission. C’est avec tout cela que l’on se crée des souvenirs.

Moi, mes plus beaux souvenirs d’enfant, c’est avec ma mère que je les ai. Elle a été toujours présente même dans ses absences qui parfois se sont faites longues. Elle a laissé des petits bouts d’elle partout et partout je la retrouve. C’est ce qui m’a aidé à tenir, ça et mes biscuits. Je me souviens que le lait n’a pas ce même goût magique lorsque c’est ma grand-mère qui me le sert. La féérie n’est pas au rendez-vous…

 

Mon loulou a aussi ses petites manies avec ses biscuits. Lorsqu’ils sont très grands, voir doubles, il en mange deux. Lorsqu’ils sont moyens, il en mange entre quatre et six et lorsqu’ils sont tous petits, il en mange une huitaine. A Genève, il ne trempe jamais ses biscuits dans le lait mais en Espagne c’est une autre affaire ! En vacances, il trempe avec frénésie ses cookies dans le lait frais. En fait, je dirais plutôt qu’il en jette un dans son verre, il attend quelques secondes puis il va le chercher avec sa petite cuillère. Lorsqu’il le sort, il croque de petits bouts directement sur la cuillère ce qui fait retomber de grosses miettes ou des pépites de chocolat dans le lait. Il n’en mange que deux car, en vacances, il n’a pas trop faim le matin. Puis, faut dire ce qui est, il se préserve pour sa séance d’apéro quotidienne et estivale qui s’accompagne, en général, de deux assiettes énormes de calamars, voir de quelques « croquetas de jamón » en plus. C’est un petit malin lui !

 

Cet été, en passant au supermarché devant une boîte de « Maria Dorada Fontaneda », j’ai hésité à la prendre pour en faire goûter à mon fils. Je ne l’ai pas fait. Je pense que s’il ne l’avait pas aimée, cela m’aurait attristé. Mais était-ce vraiment cela ma crainte ? N’ai-je pas eu plutôt peur qu’il les aime ? Qu’il les aime trop ? Car lui aussi a un vide à combler. Lui aussi doit affronter des angoisses qui sont faussement rassasiées. Lui aussi a été meurtri par la vie. Alors, lui ferais-je un présent qui s’avère tronqué ? Non. Pas moi. Je ne veux pas être celui qui peut-être le mène sur un terrain scabreux sans le vouloir. Je ne veux pas le voir reproduire les mêmes erreurs. Paraît-il que les enfants prennent les choses positives mais aussi les négatives de leurs parents. Dans ce cas-ci, le seul parent qui l’élève et le voit au quotidien, c’est moi. Et moi, je souhaite lui transmettre le meilleur et non le pire. Alors je ne prends pas ce risque. Le risque qu’il attende que je pose son bol de lait chaud, avec impatience. Le risque qu’il saisisse le paquet de ces mêmes biscuits pour l’entendre dire : « – Papa, sept ! Pas six, pas huit mais il m’en faut sept ! »

Commentaires (2)

Starben CASE
13.11.2023

J'aime beaucoup cet enfant aux sept biscuits qui grandi et qui transmet cette continuité à son fils plus tard en passant par de brèves descriptions d'émotions. La boucle est bouclée avec un biscuit en orbite tout du long. Le passage par le vide qu'il faut remplir est si bien décrit. Merci Aydan pour ce voyage dans l'enfance.

Aydan
13.11.2023

Merci beaucoup et suis heureux si mon texte a pu te toucher ! Bises

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