Créé le: 19.02.2019
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Eve_2.00

Coronavirus, Science fiction

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© 2019-2024 Kurt Fidlers

Eve_2.00, création du Pr. Quint, naît dans une cuve. Elle est l'espoir de l'humanité face à l'invasion d'organismes vivants dont la présence a décimé la majeure partie de la population mondiale.
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Je me tenais debout, du moins, c’est ce que je croyais. Le haut était-il en haut, le bas en bas ? Y avait-il seulement un haut, un bas ?

J’étais éveillée.  Un nouveau jour, une nouvelle vie.

Toute notion d’espace dissipée, je me sentais flotter, libre. Mes mouvements fluides, laissaient derrière eux toutes actions déterminées par mon cerveau. J’étais un corps suspendu dans le temps, dans l’espace, et me laissais aller dans cette liberté, vidée de toutes émotions que les humains appelaient « mouvements prédéterminés par la conscience ».

Avais-je été un jour cet « humain » ? Je ne saurais le dire. Mais vraisemblablement oui.

On m’avait implanté le souvenir de cette forme consciente, aujourd’hui, je n’étais plus qu’un duplicata. Une copie de l’original, maintes et maintes fois répliquée. Et à chaque fois, on me greffait les souvenirs de mon moi initial et de celles, dupliquées, qui m’avaient précédées.

Des ombres parcoururent la partie concave des cuves, allant et venant, s’arrêtant parfois pour examiner l’objet de leurs expériences. C’est-à-dire moi, en l’occurrence.

Une voix résonna dans l’intercom de la cuve.

– Eve, tu es réveillée ?

– Oui, fis-je avec l’impression que cette voix appartenait à une autre.

– Tes souvenirs sont là ?

– Oui, Professeur Quint.

– Parfait. Nous avons chargé une nouvelle version de la carte que Eve_1.99 nous a communiquée lors de sa dernière sortie. As-tu pu la charger ?

– Oui, Professeur. Des nouvelles de Eve_1.99 ?

La voix dans l’intercom ne répondit pas immédiatement. Une hésitation qui avait le goût d’un aveu.

– Pourquoi cette question Eve ?

– Dois-je m’attendre au pire Professeur ?

Silence à nouveau. Puis la voix du Professeur Quint revint, empreinte d’un léger trouble :

– La version Eve_1.99 n’a pas donné signe de vie depuis que nous l’avons envoyée sur le terrain.

– Je sens des regrets dans le ton de votre voix Professeur.

– Oui, tu as raison. Nous pensions réellement qu’avec cette version, nous avions une chance…

Sa phrase resta en suspens. Je sentis toute la déception que cet aveu impliquait, et me promit de ne pas faillir à sa mission.

– Je vous promets d’achever ce que ma précédente version a commencé.

– Je ne doute pas de tes capacités, Eve. Seulement, je vais finir par croire que ce qui nous fait face est simplement indestructible.

– Rien n’est indestructible dans ce monde et même au-delà, Professeur. C’est vous-même qui me l’avez appris.

Elle émit un rire bref.

– La foi est notre seul espoir. Et j’ai foi en toi, Eve.

– Merci Professeur.

Dans l’intercom, j’entendis quelques cliquetis, des doigts qui parcouraient les touches d’un clavier, et le son ; libérateur, de la baisse de pression des cuves. J’étais sur le point d’être délivrée.

A mesure que le niveau du liquide plasmique baissait, je vis apparaître au travers du plexiglas le visage avenant et délicat du Professeur Quint. Elle était pareille que dans mes souvenirs. Elle souriait.

– Bienvenue, Eve, dit-elle.

Une fois que le liquide se fut échappé par les canalisations dans le fond de la cuve, je me retrouvais plongée dans sa cavité, frissonnante, maintenue par les cordons nourriciers et neurologiques.

Le portillon de la cuve s’ouvrit, et aussitôt apparurent deux assistants du Professeur Quint. Fred, un linge moelleux dans les mains, avec lequel il me recouvrit, et Daniel, qui se précipita pour me déconnecter de l’appareil.

Fred, un grand gaillard rouquin me soutint au fur et à mesure de mes pas. Ma musculature, atrophiée par ma nouvelle naissance, cédait sous le poids de mon corps. Ma démarche était celle d’une enfant s’essayant à ses premiers pas. Marcher pour la première fois de ma vie était un sentiment étrange. Le contact dénué de chaleur du béton ramenait toutefois cette sensation à la réalité de l’instant.

– Tes fonctions psychomotrices vont très vite retrouver leurs sensations, Eve, lança le Professeur Quint, une fois que j’eus franchi le seuil de la cuve.

J’acquiesçais en silence, concentrée sur mes pieds.

Le Professeur Quint donna ses instructions à Fred et Daniel. Ils m’emmenèrent dans les secteurs réservés aux « éveillés » où je découvris une salle aseptisée à l’éclairage blafard. Disposé en son centre, un fauteuil ; muni à sa tête d’un appareil neurologique, était relié à un terminal. Des vêtements propres déposés sur le fauteuil attendaient ma venue.

 

Alors que Fred quittait la pièce, Daniel prit le soin de me tendre un pantalon en flanelles, des sous-vêtements, et un pullover. Il devait être âgé d’une quarantaine d’années, son regard d’émeraude me fixait, tandis que j’enfilais mes vêtements. Il me scrutait non pas de manière soupçonneuse, mais plutôt sur le ton de l’interrogation. Son visage délicat, parsemé par une barbe de quelques jours, une tignasse hirsute noire, le rendaient charmant.

Un souvenir me revint brutalement.

Cet homme je le connaissais, du moins, l’une ou l’autre de mes versions précédentes. Lorsque je l’interrogeais du regard, un large sourire s’épanouit sur sa figure.

– Te revoici enfin, dit-il à ma grande surprise.

– C’est… toi…? murmurais-je en caressant involontairement son visage.

– Ça a toujours été moi, Eve.

Je ne saurais décrire le sentiment qui venait de m’étreindre. Une douce chaleur avait envahi mon corps entier. Je me sentais de retour chez moi, rassurée.

– Nous…?

– Oui, nous, et cela depuis plus de quinze ans.

Les mots me manquaient. Une émotion trop forte vint ressurgir des tréfonds de ma mémoire : Nous, étendus dans un lit soyeux d’une chambre d’hôtel, les rideaux tirés sur un coucher de soleil. Nous, dans ce laboratoire, une main effleurant l’autre, des regards échangés à l’insu des autres. Nous, à l’université, insouciants, avant les évènements. Nous, toujours nous.

– Oh, Daniel…

Il m’embrassa. Le baiser fut doux, langoureux et fit renaître en moi les sensations profondes d’un amour retrouvé. Il s’écarta sans me quitter des yeux, resplendissant, auréolé d’une beauté presque inaccessible, fuyante.

Daniel m’aida à m’étendre, puis brancha tout l’appareillage sur mon crâne encore dépourvu de capillarité. Nous n’échangeâmes pas plus de paroles sous l’aspect chaleureux d’un cérémonial millimétré.

Le Professeur Quint pénétra dans la salle, un dossier à la main. Daniel, s’assit derrière le terminal, manipulant les touches du clavier, comme si de rien n’était.

– Comment te sens-tu Eve ?

– Parfaitement bien, Professeur.

Contre toute attente, le Professeur Quint congédia Daniel, qui sortit de la pièce non sans me jeter un coup d’œil interrogateur avant de passer le seuil.

Le Professeur Quint était une femme d’âge mûr, d’une soixantaine d’années, sur laquelle le temps ne semblait pas avoir d’emprise. Mes souvenirs d’elle remontaient jusqu’à mes versions antérieures. Le Professeur Quint avait déjà les mêmes traits et possédait déjà ce côté compatissant que je retrouvais aujourd’hui. Depuis toutes ces années, et au fil de nos rencontres, j’avais appris à mieux la connaître et à comprendre son schéma de pensée.

Elle avait consacrée une grande partie de sa vie à son œuvre : moi. Mais aussi à la perspective de débarrasser notre monde de l’agent pathogène qui en avait pris le contrôle. Et voici qu’après de vaines tentatives qui s’étaient soldées par un échec avec mes versions précédentes, quinze années s’étaient écoulées.

Le Professeur mis en fonction le casque neurologique qui me recouvrait le crâne, tapota sur le clavier et fit apparaître sur l’écran tridimensionnel une projection de mon cerveau et des zones sensibilisées par les capteurs.

Elle garda le silence tandis qu’elle observait les différentes données que l’ordinateur retranscrivait. Après un long moment où l’expression de son visage passait de l’interrogation à la satisfaction, elle déclara :

– Tout ceci me semble encourageant. Il ne te reste plus qu’à passer en salle d’entraînement pour fortifier ta musculature et recevoir ton ordre de mission.

– Merci, Professeur Quint.

Elle me considéra quelques instants, l’air dubitative, son regard encadré par des lunettes aux montures larges.

– Te sens-tu capable d’affronter ce qu’il y a dehors ?

– A quoi dois-je m’attendre Professeur Quint ?

– Question pertinente, mais à laquelle je n’ai pas vraiment de réponse, sinon, nous ne serions pas ici en train de discuter de notre stratégie, Eve. Ce que je peux te communiquer, par contre, c’est les rapports transmis par tes versions précédentes. Tu pourras les consulter et en tirer tes propres conclusions.

– Racontez-moi encore une fois ce qui s’est passé.

Elle eut un soupir non pas de lassitude, mais que j’interprétais comme une forme de dépit vis-à-vis de la situation.

Il y a un peu plus de quinze ans, nous travaillions sur la conception d’un être cloné à partir de tissus humains. Les résultats encourageants de l’expérience nous ont permis, et c’était le processus le plus délicat, de faire réintégrer sa mémoire originelle dans la nouvelle version…

– L’âme ? la coupais-je, subitement intéressée par sa réponse.

– Nous n’avons aucune certitude sur ce point, Eve. Je ne veux pas te fournir de faux espoirs. Mais dès l’instant où la mémoire est dupliquée, cela implique-t-il forcément la réintégration d’une partie de ce que la théologie a nommé l’âme dans ce nouveau réceptacle ? Je ne saurais le confirmer…

Elle s’interrompit quelques instants. Je décelais en elle les sentiments contradictoires de la scientifique que la priorité de donner une chance au monde imposait avant ses propres convictions, et de laisser de côté l’aspect « divin » d’un tel espoir.

– Vous ne devez pas vous en vouloir Professeur. Vous faites tout ce qui est en votre pouvoir pour résoudre la situation.

– Pourquoi m’en voudrais-je, rétorqua-t-elle un sanglot étranglé au fond de sa gorge.

Un moment d’égarement, puis, le Professeur Quint retourna à ses notes sur son clavier, essuyant au passage ses yeux humides.

La machine recracha un certains nombres de données que le Professeur Quint examina. Après quelques instants d’un silence sépulcral, elle déclara :

– Parfait Eve, tes résultats sont excellents. Il ne te reste plus qu’à passer en salle d’entraînement pour stabiliser ta musculature.

– Professeur…?

– Oui, Eve ?

– Pourquoi ai-je voulu cela ?

Elle me rendit un sourire complice, ses yeux encore humides.

– Tu étais parmi mes plus brillants collaborateurs. Je pouvais compter sur toi en toutes circonstances. Tu as voulu cela, parce que nous sommes taillées dans la même essence, Eve. L’idéal a forgé en toi ce besoin de savoir, cette nécessité d’aller jusqu’au bout. Quand tu es sortie la première fois, tu n’y tenais plus. Voir le ciel, les étoiles, respirer l’air, était plus important que tous les travaux que nous menions ici. Mais avant d’entreprendre cette périlleuse entreprise, nous nous étions entendues. Tu voulais impérativement que subsiste de toi et de tes travaux ; une trace, du moins, que ton sacrifice ne soit pas vain.

– Et je ne suis jamais revenue.

Elle hocha la tête.

– Nous t’avons prélevé des tissus, ainsi que des organes avant de te dire adieu. Mais voici quinze années que tu nous reviens toujours avec la même détermination, et ceci, à raison d’une version par mois.

Je comprenais le désarroi dans lequel étaient plongés le Professeur Quint et Daniel. Quinze années à ressasser, répéter les mêmes paroles à une femme qui s’avérait être systématiquement différente, mais en réalité, toujours la même.

Le Professeur Quint m’ôta le casque neurologique, mettant ainsi un terme à la séance.

Après un cheminement dans un dédale de couloirs et de coursives, elle m’emmena à la cafétéria où se trouvaient, attablés, une quinzaine de personnes. Tous suivirent ma progression de leurs regards à mesure que j’avançais dans le vaste réfectoire. Je remplis une assiette à ras bord puis une deuxième. J’avais les crocs.

Je m’assis avec le Professeur Quint à l’écart. Leur discussion reprit sur le ton de la confidence, parfois, on nous jetait quelques regards. Nous étions probablement leur sujet de conversation du jour.

– Comprends-les, Eve, ils n’ont pas vus le jour depuis plus de quinze ans. Cet endroit, c’est comme un tombeau pour eux. Et quand tu réapparais à chaque cycle, certains voient en toi un nouvel espoir, tandis que d’autres… hé bien, plutôt comme le fossoyeur qui enfonce les clous de leurs cercueils.

Subitement, l’appétit me manqua. Je lâchais mon couvert qui émit un son métallique.

– Au contraire d’un croque-mort, je me sens plutôt comme un monstre de foire.

– Ne crois pas cela, Eve. Quinze ans se sont écoulés pour eux, tandis que pour toi, seules quelques heures viennent de s’écouler depuis ta naissance. Tu ne peux leur en vouloir.

J’hochais la tête. Je comprenais leur ressentiment, en même temps, je m’estimais bien moins loti qu’eux. Moi j’étais l’éclaireur, celle qu’on envoyait sur le terrain, encore et encore, celle qui ne pouvait profiter de construire une relation avec les personnes qui m’entouraient, celle qui ne revenait jamais.

L’image de Daniel se forma dans mon esprit. Lui, devait se sentir comme moi, démuni de toute attache.

Après ce repas, dont les restes me restaient en travers de la gorge, le Professeur Quint m’emmena en salle d’entraînement.

Ma démarche restait hésitante.

En arrivant, je découvris une vaste salle aux murs verts « salle de bains », supportée par des colonnes disposées à équidistance. Au centre de la pièce, un tatami, où m’attendait Naranbaatar, un scientifique mongol originaire d’Oulan-Bator.

Naran n’était pas très grand, il avait l’apparence d’un petit taureau trapu, tout en naseaux. Son front large recouvrait ses yeux minces, étirés en deux fentes. Il me salua à la manière d’un guerrier japonais. A côté de lui étaient disposés deux katanas en bois.

– Tu connais Naran. C’est lui qui fera ton éducation physique le temps que se recompose ta musculature, dit le Professeur. Ensuite, tu repasseras en salle de conditionnement pour que nous puissions t’insérer les programmes de combats, pour lesquels il doit te rester quelques notions à mon avis.

Le Professeur Quint se retira. Je me retrouvais seule face au taureau.

– Sun Tzu a dit : « Vous pouvez empêcher votre adversaire de vous battre grâce à la défense, mais vous ne pouvez pas le battre sans prendre l’offensive. »

– Hai sensei, dis-je en m’inclinant les bras le long du corps comme le voulais la coutume.

Je me déchaussais et enjamba le tatami.

Puis alors, une semaine de travail intensif commença. Les jours défilaient sur un rythme animé par les exercices d’assouplissement le matin, les étirements, les techniques de combat rapproché. L’après-midi, généralement consacré à l’application des techniques apprises le matin même, laissait la place en fin de journée, au flot des techniques ancestrales asiatiques que l’on téléchargeait dans mon esprit.

Après plus d’une semaine, j’étais prête. Ma musculature avait retrouvée sa mobilité, sa souplesse.

Durant ces jours écoulés, Daniel était venu me trouver à plusieurs reprises dans ma cabine. Nous vivions cet amour dans l’anonymat, tout en gardant à l’esprit qu’il était voué à une rupture brutale. Car, tôt ou tard, j’allais devoir quitter cet endroit avec la probabilité de ne jamais y revenir. Nous vivions nos étreintes avec passion, sans crainte du lendemain.

Puis, vint le moment de remplir ma mission.

 

J’avançais dans les coursives avant de pénétrer dans le laboratoire où déjà une nouvelle Eve_2.01 en état de stase végétait dans la cuve principale.

Lorsque je fus au contact du grand cylindre, j’approchais ma main de sa surface quand une voix résonna sous le dôme :

– Notre assurance… avança le Professeur Quint.

Je ne pus qu’approuver par un hochement de tête. Je comprenais parfaitement les motivations de ces survivants.

– Dites-moi Professeur, j’aurais aimée, avant de quitter cet endroit, que vous me racontiez ce qui s’est réellement passé là dehors.

Elle se rapprocha de moi dans la contemplation de la nouvelle Eve. Lorsqu’elle s’exprima, sa voix était tel un murmure à peine audible.

– A l’époque, tu n’étais qu’une jeune généticienne, mais ô combien douée… bien plus que moi, en fait, admit-elle avec respect. Ils sont arrivés sans que nos appareils de mesure aient pu les détecter. Des organismes… vivants. Venus du fin fond de l’espace intersidéral.

Sans armes ni intentions belliqueuses. Mais quand ils ont pris possession des grandes villes, nous avons compris trop tard que la lutte était bien trop inégale, nos armes, clairement inefficaces contre cette menace, n’avaient aucun impact sur eux. Partout dans le monde, ces organismes ont absorbés les citoyens de la même manière qu’une plante carnivore gobe les mouches. Et plus ils absorbaient des vies, plus ils grossissaient. Aujourd’hui, nous ne connaissons ni leurs envergures, ni ce qu’il subsiste de l’espèce humaine à la surface. Mais tout ce que nous savons et d’après les rapports des Eve précédentes, nous pensons qu’ils utilisent un champ mental pour attirer leurs proies.

– Un champ mental ?

– Oui, c’est ça qui est incroyable. Au-delà de l’horreur que cette invasion représente, nous pensons que ces organismes ont la faculté de communiquer entre eux, et ce, partout dans le monde. Une espèce intelligente, douée de raison. Ce que nous ne comprenons pas au stade actuel de nos connaissances, c’est leur motivation.

– Je vais le découvrir Professeur Quint, et je serais là pour venir vous le raconter.

Elle opina avec un sourire au coin des lèvres. Peut-être cela voulait-il signifier qu’elle me prenait pour une petite naïve, je ne le saurais jamais, sur le coup, je n’ai pas relevé.

 

L’heure du départ approchait.

Sous le dôme, la cinquantaine d’hommes et de femmes qui résidaient dans ce bunker souterrain s’étaient rassemblés autour du Professeur Quint.

Daniel, lui, n’était pas présent. Nous avions déjà pu nous dire adieu à notre manière quelques minutes auparavant.

On m’avait affublé d’une combinaison étanche noire avec tout un arsenal militaire que j’avais catégoriquement refusé. La seule arme avec laquelle je me sentais suffisament à l’aise était un katana dont Naran m’avait fait cadeau à l’issue de la semaine intensive de remise en forme. Je le portais dans le dos et par dessus celui-ci un sac qui contenait des vivres pour une semaine.

Ma tête était coiffée d’un casque léger muni de récepteurs neurologiques qui servait à envoyer des informations au labo. Au sommet, une caméra, et de côté un micro qui me permettrait de communiquer avec le Professeur Quint. La communication, elle, restait aléatoire mais possible avec des conditions climatiques optimales. Je pouvais transmettre les informations mais pas en recevoir.

Je fis mes adieux à l’équipe et serra fort le Professeur Quint dans mes bras.

– Bonne chance, furent les dernières paroles que j’entendis sortir de sa bouche.

Au fond du dôme se situait un long couloir qui menait à un sas de dépressurisation, puis à un ascenseur qui s’élevait directement à la surface. Une fois passé les trente-huit niveaux, il y avait de nouveau un long couloir, et encore un sas.

Enfin, j’étais dehors.

Je découvris un désert qui s’étendait à perte de vue. Un léger vent balayait quelques tumbleweed qui roulaient sans interruption. L’air sec me fouetta le visage. Le soleil était déjà haut dans le ciel.

 

Des véhicules militaires rouillés jonchaient l’entrée de la structure dont l’essentiel se trouvait sous terre. On imaginait difficilement la vie qui s’étendait trente-huit niveaux plus bas.

Il y avait un Humvee abandonné un peu plus loin, surmonté par une mitrailleuse lourde. J’entrouvris la porte. Personne. Les clés étaient restées sur le contact à ma plus grande surprise et m’interrogeais

sur les raisons pour lesquelles les Eve précédentes n’avaient pas eues le réflexe de s’assurer de son fonctionnement.

Je me mis au volant, fit tourner la clé. Aucune réponse. Je pompais l’embrayage comme dans mes vieux souvenirs. Une faible lueur anima les témoins du tableau de bord. Il y avait de l’espoir. Je tournais à nouveau la clé du contact. Et cette fois, le moteur émit un bref vrombissement, puis se tut. Une troisième tentative vit le moteur être prit d’un toussotement et cracher un nuage de fumée noire. Je jubilais et criait de satisfaction.

– Wouhouhou !

Le témoin de la jauge m’indiqua que le niveau était au trois quart plein.

Je manoeuvrais le véhicule et me mis en route, direction la ville autrefois appelée Las Vegas.

Fred m’avait téléchargé un intinéraire qui défilait sur la visière que j’abaissais au moyen du bouton poussoir latéral.

Il y avait un auto-radio que je mis en marche. Aussitôt la sono cracha une musique lancinante, saturée de guitares et d’une basse vibrante. La voix mélodieuse difficilement reconnaissable entre celle d’une femme ou d’un homme résonnait dans les hauts-parleurs :

« Since I was born I started to decay, Now nothing ever ever goes my way, One fluid gesture, like stepping back in time… »

Charmant. Parfaitement inapproprié à la situation.

L’écran du lecteur indiquait Placebo, suivit du titre Teenage Angst.

Les paroles m’emmenèrent sur un terrain désertique où la route qui était censée y être, selon le GPS, ne s’y trouvait plus.

Les miles défilèrent sans âme qui vive. Quelques fois, j’apercevais des villes à l’horizon que les toits aux tuiles noires découpait. Après environ une heure et demie j’arrivais dans une ville anciennement nommée Mercury. Une vieille base construite par la Commission de l’Energie Atomique dans les années ‘50, maintenant laissée totalement à l’abandon.

Je décidais de m’y arrêter pour voir si l’une ou l’autre station à essence pouvait encore me fournir un peu de carburant, histoire que je ne tombe pas en rade avant ma destination.

La première station s’avérait défaillante. Cuves à sec, enseigne éffondrée sur l’entrée du shop. La seconde et la troisième idem.

Le reste de la ville n’était guère mieux. Tout y était figé dans un espace morne où seules les ombres animaient les rues.

Résignée, je me remis en route pour reprendre l’US-95, direction Las Vegas. A la sortie de la ville, une nouvelle station, qui elle, avait meilleure allure que les trois précédentes. Peut-être restait-il une chance.

J’arrêtais le véhicule devant les pompes, sortit, tout en restant sur mes gardes. Je pénétrais dans le shop désert. La poussière qui recouvrait le sol et les étagères renversées attestaient d’un abandon de ce lieu depuis des lustres. Personne.

A peine eus-je tourné la tête pour balayer des yeux le shop que soudain, un homme se tenait derrière le comptoir. Je sursautais, le cœur cognant dans ma poitrine. Ma réaction fut immédiate : j’extirpa mon katana de son fourreau.

– Comment puis-je vous être utile ? dit-il d’un ton affable.

 

– Je…

Les mots me manquaient, pourtant, et malgré ma peur, je m’approchais de lui sabre tendu au-dessus de ma tête, un millier de questions pour seules réponses.

– Souhaitez-vous du carburant ?

– Oui, ne pus-je m’empêcher de répondre.

Il avait un sourire figé qui étirait sa bouche de manière étrange. Une vieille casquette STP vissée sur le crâne ombrageait ses yeux. Sa chemise à carreaux tachée contenait un corps émascié.

– Abaissez la poignée juste au coin de la façade.

– Qui êtes-vous, réussis-je à demander.

– Ben. Ben Green, pour vous servir M’dame.

– Ok Ben. Merci. Depuis quand êtes-vous-là ?

Il parut réfléchir à la question, le visage toujours animé par ce sourire étrange. Quand vint sa réponse, Ben me sembla non plus étrange, mais terrifiant.

– Sommes-nous vraiment là où nous sommes, Eve ?

 

Fred interrogea le Professeur Quint du regard.

– A qui parle-t-elle ?

– Je ne sais pas Fred. Souviens-toi que les versions précédentes ont eues le même genre de réaction.

– Des hallucinations peut-être ? 

 

– Je ne saurais le dire, Fred. Eve_2.00 semble en tous cas persuadée qu’elle converse avec quelqu’un. Tiens, écoute…

 

– Vous… vous connaissez mon nom ?

Il opina.

– Identifiez-vous ! finis-je par lui crier dessus.

Ben garda son calme, ne se départissant pas de son rictus énigmatique.

– Je vous l’ai dit. Je suis Ben. Ben Green. Et nous nous sommes déjà parlés, vous ne vous en souvenez pas ?

Une idée me vint. Je me souvenais tout à coup des paroles du Professeur Quint.

– Où êtes-vous Ben ?

– Ici… peut-être ailleurs… est-ce vraiment important, Eve ?

– Où est-ce ailleurs, Ben ?

Sa bouche étirée se transforma en une mince fente. Il ne souriait plus.

– Là où nous sommes tous, Eve. Une place de choix vous est d’ailleurs réservée. La meilleure qui soit, Eve. Rejoignez-nous…

J’abaissais mon katana et trancha dans le corps de Ben, qui disparut avant que la lame n’ait pu l’atteindre. Ben n’était plus là.

Mon cœur cognait si fort dans ma poitrine que j’avais l’impression qu’il allait se répandre sur le comptoir.

 

Je sortis précipitament du shop, abaissais la poignée contre la façade dans un geste tremblant, et alla me servir du gazoil à la pompe. Tandis que les gallons défilaient sur le compteur, je ne pus refréner un tremblement. Cette première rencontre avec ce que j’allais devoir affronter m’effrayait.

Mais quel autre choix me restait-il ? Pourrais-je m’enfuir, trouver un endroit sûr pour ne plus avoir peur ? Non, certainement pas. La fuite ne saurait être que passagère.

La pensée fugace que d’autres Eve avaient déjà courues ce risque me traversa l’esprit, mais j’écartais aussitôt cette éventualité.

Le plein fait, les quatre jericans remplis, je repris la route US-95 en direction de Vegas.

J’avalais les derniers kilomètres qui me séparaient de la ville dans l’après-midi. Peu avant Corn Creek, je décidais de m’arrêter pour la nuit qui pointait à l’horizon. Abritée par le Humvee, je fis un feu, observant les étoiles qui s’allumaient petit à petit dans le firmament. Avec l’apparition des lumières dans le ciel sombre aux teintes bleuâtres, le fond de l’air se rafraîchissait. Quand je ressentis tout à coup le froid, j’allais enfiler un pull qui me réchauffa temporairement.

Il me fallait un moyen de me réchauffer. Alors je bougeais, et eut subitement l’idée de transmettre un compte-rendu au Professeur Quint. Je les savais à l’écoute là-bas de tous mes faits et gestes. J’espérais sincèrement que tout pouvait être entendu et vu par ceux qui restaient en guise de témoignage. Le casque, posé sur le capot du Humvee, je dirigeais la caméra dans ma direction, au bord du feu, et fit mon rapport.

Je finis par manger les biscuits secs au bord du feu sans ressentir une réelle faim. Mon regard s’était perdu dans les flammes qui dansaient sur les braises et qui émirent parfois quelques crépitements au contact des branches sèches qu’elles consummaient.

Le sommeil vint plus tôt que je ne l’aurais souhaité et sans aucune espèce de crainte, je m’allongeais sous la couverture au bord du feu. Finalement, la chaleur m’emporta dans les limbes des songes.

Un rêve vint dans lequel j’étais prise au piège, voulant échapper à quelque créature mythique, dont la présence ; bien qu’invisible, était manifeste. Je la sentais s’insinuer en moi, prendre le contrôle de mes pensées, de mes actes. Elle agissait à ma place, sans mon consentement, c’était à l’évidence une forme de viol.

Je m’éveillais en sursaut, transpirante, au bord du feu mourrant de ses dernières braises rougeoyantes.

Et la peur me saisit d’autant plus lorsque je vis distinctement une pair de bottes, des genoux recouvert d’un jean’s, en face de moi. Je me levais comme mue par une volonté soudaine. S’agissait-il encore de mon cauchemar ?

Une voix grave s’adressa à moi. Celle d’un homme coiffé d’un Stetson dont le visage m’était caché.

 

Mon katana, fut la seule pensée rationnelle qui traversa mon esprit. A tâtons, je trouvais la rassurante garde de mon sabre.

– Je ne suis pas ici pour vous maltraiter, Eve. Je veux simplement discuter. Votre arme ne vous servira à rien, vous le savez parfaitement. Ben Green vous en a donné une demonstration cet après-midi même.

– Vous me connaissez ? Et Ben… ?

Si mon esprit était embrouillé quelques instants plus tôt, ça n’était plus le cas.

– Nous vous connaissons, ainsi que Ben, oui.

 

– Qui êtes-vous ?

L’homme écarta les mains signifiant qu’il n’était ; à priori, pas ici pour m’affronter.

– Ce n’est pas l’important, Eve. Ce qui l’est, c’est pourquoi nous sommes ici, ensembles.

– Suis-je encore en train de rêver ?

– Non.

– Que me voulez-vous alors ?

– Vous le savez, mais vous n’êtes pas encore en mesure de l’admettre.

– Que devrais-je admettre ?

– L’inéluctabilité de la situation.

– Quelle inéluctabilité ?

– Que nous sommes ce que vous êtes, et que vous êtes nous.

– Je ne comprends pas.

– Acceptez l’inéluctabilité et rejoignez-nous.

L’homme disparut. Accepter l’inéluctabilité, qu’est-ce que cela pouvait-il bien signifier ?

L’aube arriverait d’ici une à deux heures, j’avais le temps de faire un bout de route, puis d’observer la vallée de Las Vegas depuis Kyle Canyon Road pour évaluer la situation. J’embarquais mes quelques affaires et reprit la route.

Lorsque le soleil se leva à l’est, je marrêtais sur une butte à l’extrémité de Kyle Canyon Road où elle rejoignait l’US-95 que j’avais quittée peu avant Corn Creek. De là, j’avais pus apercevoir la ville et ce que j’y découvris était au-delà de mes cauchemars les plus insensés.

Une masse de la taille de Vegas recouvrait entièrement la cité des lumières éternelles.

Daniel venait de se joindre à l’équipe de surveillance lorsque le signal avec Eve_2.00 fut perdu.

Fred se tourna vers lui, une mine compatissante mais sincère peinte sur son visage. Il savait pour eux, mais Daniel ne lui en voulait pas. Au contraire, il lui était plutôt reconnaissant pour son silence.

– Voilà, dit le Professeur Quint. Notre sort se trouve maintenant entre ses mains. Nous n’avons plus d’autre choix que d’attendre.

Daniel s’en fut. Il se retrouvait à nouveau seul.

 

La scène m’était indescriptible avec des mots. Cette masse spongieuse semblait vivre d’une vie propre. Elle recouvrait tous les points cardinaux de la ville, et même au-delà. Je vis des filaments s’étendre sur des localités plus loin à l’est vers Henderson et Boulder City, puis à l’ouest sur Moutain Springs. Les tentacules s’étaient étendues à la manière d’une arachnide géante qui aurait tissé sa toile.

 

Non pas inerte, la chose vivait au rythme d’un battement cardiaque. Intensément lent, profond, la chose englobait l’espace grâce à sa forme délirante de champignon incommensurable.

L’immuable présence n’avait pas réellement un aspect repoussant au sens littéral du terme à mes yeux, mais plutôt apaisant. Elle n’était pas rassurante non plus, je devais me l’avouer. La matière organique luisait presque à l’orée d’un soleil qui venait de se lever quelques instants plus tôt.

Le sang battant aux tempes, je pris la décision de me rapprocher le plus possible de la chose et démarrais le Humvee. Advienne que pourra.

Je descendis dans le fond de la vallée sur l’US-95 à l’assaut de la chose, incapable de prédire ce qui allait m’arriver.

La distance qui me séparait du cœur de Las Vegas n’était qu’à une faible distance, je me demandais toutefois comment j’allais bien pouvoir l’atteindre ce cœur.

Les premiers filaments tentaculaires apparurent alors que j’abordais le croisement de Kyle Canyon Road et l’US-95 et que je vis au loin ce qui furent les quartiers résidentiels d’Elkridge et de Centennial Village North/South.

Alors que je regardais tout cela d’un œil halluciné, je ne vis pas tout à coup les hommes et des femmes apparaître sur la route comme par magie. Je fis un écart et perdit le contrôle du Humvee qui partit en travers et effectua plusieurs tonneaux sur le bas côté.

Le véhicule immobilisé, je restais choquée plusieurs minutes par l’embardée, la tête bourdonnante causé par le fracas de l’accident. Je me tâtais de partout, cherchais la blessure qui m’aurait empêchée d’achever ma mission. Fort heureusement, je n’avais rien hormis une petite coupure à l’arcade droite due vraisemblablement au contact de ma tête avec le volant.

Je me détacha frénétiquement et m’extirpa du Humvee ; qui reposait sur ses quatre roues, comme on aurait vomi un flot de bile. A quatre pattes, je tentais de reprendre mes esprits. J’avais le souffle court.

 

Pourquoi avais-je fait cette embardée déjà ? Ah oui, les gens au bord de la route qui n’avaient pas à y être.

Je vis des pieds venir à ma rencontre, des baskets, des santiags, toutes sortes de pieds chaussés d’autant de pairs de chaussures différentes. Ce fut la seule image qui me resta avant de perdre connaissance.

 

Faisais-je un rêve ? Etais-ce la réalité ?

Je m’éveillais en sursaut. Le cauchemar que j’avais fait dans la vallée cette nuit était revenu me hanter, à quelques détails près. La présence invisible qui contrôlait mon esprit, quelque part, tapie au fond de mon rêve, ça oui. Or, le sentiment que j’avais éprouvé cette nuit de m’être fait violer s’était évanoui avec la présence, certes, toujours en arrière-plan, mais qui ; je l’avais senti, n’était plus là pour me contrôler de manière insidieuse. J’aurais juré que c’était une manière pour cette créature de me communiquer sa protection, sa bienveillance. Mais je devais avouer que malgré cela, je n’étais pas à l’aise.

Je me levais, repris mon casque dans la main, et découvrit l’endroit dans lequel j’étais maintenant plongée. Un bref rappel, et je me souvins de l’accident, du bord de la route, des pieds chaussés. Je portais la main à mon front. La blessure avait disparue.

Mes pas traînaient dans un chemin sablonneux tracés par des cailloux où, de part et d’autre s’élevait des enseignes lumineuses, imbriquées les unes sur les autres. Les couleurs étaient vives, agressives. A peine plissais-je les yeux, et comme répondant à mon ressenti, que l’intensité des luminaires baissa.

 

Il y avait des panneaux en forme de flèche dont le nom indiquait « Motel », dessous « No Vacancy », puis une autre fois une arche avec l’incription « Sassy Sally’s », ou encore les lettres alignées qui s’illuminaient d’un orange pétant sous le patronyme « Stardust ».

Ce labyrinthe un peu loufoque me mena sur une large place circulaire, devant un immeuble à l’enseigne « Tropicana ». Quelques marches menaient au bâtiment surmonté sur son parvis de colonnes qui soutenaient une double marquise en tôle ondulée. Je déposais le casque sur l’une des tables disposée sous l’auvent. La caméra continuait de tourner selon le témoin lumineux.

Où étais-je ?

– Y a quelqu’un ? criais-je par dépit.

Silence total.

Puis, après quelques instants, une voix résonna au fond de mon crâne. D’une certaine manière la situation était effrayante. Que l’on puisse s’insinuer ainsi dans mon esprit sans que je puisses avoir une quelconque emprise ne me rassurait guère. La voix qui s’était adressée à moi n’appartenait ni à une femme, ni à un homme, et pourtant, j’avais le sentiment qu’il, ou elle, se tenait debout à mes côtés et me murmurait à l’oreille.

La peur me saisit.

– Nous sommes là, avait-elle dit.

– Qui êtes-vous ?

– Nous sommes vous et vous êtes nous.

Cela me rappela l’homme dans la vallée avec qui j’avais conversé au bord du feu.

 

– Cessez de me tourmenter…

– N’ayez aucune crainte, Eve. Nous ne vous voulons aucun mal.

Un instant, je me raccrochais aux barrières des escaliers qui conduisaient au « Tropicana », mon esprit vacillant.

– Où sommes-nous, où êtes-vous ?

Apparu une femme sur la place devant le bâtiment, puis une autre, puis un homme. Bientôt, des centaines de gens se tenaient au pied de l’escalier. Parmis ces personnes, quelques-unes de mes versions antérieures sortirent des rangs pour venir à ma rencontre. L’une d’elle me parla.

– Nous sommes dans ce qui était autrefois le Neon Museum, au cœur de la ville que vous, humains, aviez baptisés Las Vegas.

Vous humains ? avais-je songé en cet instant. Et dans un enchaînement presque naturel : Au cœur de la ville… invraisemblable.

Mon cœur battait à tout rompre.

– Qui es-tu Eve ?

– Je suis Eve, matricule 568-NZ90, version 1.57. Je suis née dans la cuve du Professeur Quint avec pour mission de découvrir pourquoi l’humanité avait disparue après que des organismes vivants aient envahi notre espace il y a quinze ans de cela. Mais aujourd’hui, je ne suis plus cette Eve-là. Aujourd’hui, je suis le Tout.

– Pourquoi être ici ? questionnais-je.

– C’est notre mission. Prélever les boutures, répandre, ensemencer.

– Je ne comprends pas.

– Rejoins-nous et tu comprendras.

Elle me tendit la main. Ma version ne souriait pas niaisement comme Ben, le pompiste. Elle semblait très sérieuse, au contraire.

Alors, dans un élan, que je ne compris pas sur l’instant, je saisis sa main et la suivis.

Au centre du cercle, entourée de toute part des hommes et des femmes dont les regards me fixaient, Eve_1.57 balaya plusieurs fois le ciel de sa main et fit apparaître un tableau aux couleurs sombres ponctué par des pigments célestes. L’espace.

Une galaxie apparut, puis une autre. La scène se rapprochait plus près, encore plus près. Je découvris un soleil, puis un second et dans cet amas, les organismes progressant d’une manière presque statique. Une nuée animée par un vol lancinant dans le vide intersidéral. Ils étaient tellement nombreux, peut-être plusieures centaines, un millier ? Ils abordèrent une planète aux teintes bleues-vertes comme la Terre, mais ce n’était pas elle, entrèrent dans son atmosphère et se répandirent à sa surface.

– Nous ensemençons la vie, Eve. C’est notre mission depuis l’aube des temps.

Les mots me manquaient.

– Nous visitons les systèmes, répandant ce que nous avons prélevés ailleurs. Nous vous avons visités il y a de cela des milliards d’années, et y avons répandus la vie que vous connaissez. Aujourd’hui, nous reprenons notre dû pour l’ensemencer ailleurs. 

– Mais, je…, subitement prise de colère par l’incompréhension de tout ceci, je lançais : « Vous ne pouvez pas ainsi reprendre des milliards de vie sous prétexte que c’est là votre mission… »

– Ces vies vont se perpétuer, elles ne sont pas perdues. Elles représentent le capital génétique dont certaines planètes vierges ont besoin pour s’épanouir. La vie se doit de se répandre dans le cosmos. Il en est ainsi depuis la nuit des temps.

En tant que généticienne, je comprenais le concept biologique. Maintenant, la manière d’y parvenir était une notion fatalement abstraite. D’où ma colère.

Nous étions des spores et eux, les organismes responsables de l’ensemencement dans l’immensité galactique, c’était d’une simplicité somme toute banale. Mais pas si évidente à accepter.

Eve_1.57 me regarda.

– Tu vois clair maintenant.

– Oui, mais je ne suis pas prête à l’accepter.

– L’inéluctabilité de la vie, voilà ce que tu dois accepter, et non le concept même de ce que nous sommes ou ce à quoi nous servons.

Elle(il) avait raison. Au travers des paroles d’Eve, je comprenais que la chose qui nous surplombait là-haut s’exprimait au travers de projections neurologiques qui m’étaient familières. Des hommes, des femmes, mais pas seulement. Réduits à leurs simples expressions, il s’agissait tout bonnement d’organismes pluricellulaires reproduits à l’infini dans les mondes que ces choses étaient chargées de répandre. Après cette déclaration, la peur venait de me quitter, le côté scientifique et rationnel me rassura.

– Que va-t-il se passer maintenant ?

– Notre travail est terminé ici, nous allons quitter ce monde pour ensemencer d’autres. Viens avec nous, Eve…

Je songeais à Daniel, nos étreintes, notre amour passionné.

Eve_1.57 intervint dans le cours de mes pensées :

– Une autre autre Eve attend déjà Daniel. Leur amour s’épanouira sans forme de contraintes, sans dissimulation. Toi, tu ne sera plus qu’un vague souvenir.

Je sentis des larmes chaudes rouler sur mes joues. Eve_1.57 vint m’enlasser de ses bras que je pouvais maintenant sentir. Ce n’était plus une forme évanescente, une projection neurologique.

– Viens, me dit-elle.

Alors, je l’accompagnais.

Nous sortîmes du Neon Museum et débouchâmes sur Las Vegas Boulevard.

Au-dessus de nos têtes, une structure nervurée avait pris la place du ciel. Dans cet amas, qui s’étendait dans toutes les directions où mon regard portait, évoluaient sous la surface ; des formes, dont certaines vinrent à la rencontre de notre présence.

Eve_1.57 me tendit la main que je saisis non avec une pointe d’appréhension.

J’eus un dernier regard pour Neon Museum où j’avais laissé tourner la caméra de mon casque, témoignage de mon passage ici.

Ma version antérieure me regarda, lut mes pensées.

– Ils sauront grâce à toi. Nous avons fait en sorte d’être visibles.

Une partie de l’amas organique enfla, puis vint nous absorber comme la plante carnivore gobe la mouche.

Alors seulement, je fus dans le Tout. Et ce fut bien.

Je me tenais debout, à moins que le haut ne fut en bas, et que le bas ne fut en haut.

Toute notion d’espace dissipée, je m’éveillais.

Une voix dans l’intercom résonna :

– Eve_2.01, es-tu réveillée ?

– Oui, Professeur Quint. Je suis prête pour ma nouvelle mission.

– Il n’y a plus de mission, Eve, c’est terminé.

 

FIN

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