Petite fable environnementale écrite avant le débarquement du petit Covid dans nos vies.
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Ahmed était de piquet cette nuit-là. Confortablement installé dans un large fauteuil à roulettes, il buvait son café très sucré en regardant distraitement les écrans qui couvraient la paroi de la salle de contrôle. La soirée était calme. La routine de ce boulot nocturne lui pesait. Il avait d’ailleurs récemment pensé le quitter. Mais son épouse s’était fâchée.

– Tu serais inconscient de partir, lui avait-elle lancé à la figure. Ton employeur, la compagnie pétrolière occidentale CP, te paie très bien. Tu ne retrouveras jamais un job avec un salaire pareil, ici au Qatar. Pense à l’avenir de nos huit enfants. Grâce à ton excellente situation, ils pourront faire des études à l’étranger, et nous ne serons pas privés de nos fréquents voyages d’agrément en Europe.

L’ingénieur se remémorait cette conversation, lorsque retentit le son strident des sirènes, ponctué par de violents flashes rouges clignotants. Sur le tableau de contrôle, tous les indicateurs de débit d’or noir s’affolèrent, puis se stabilisèrent sur zéro.

Ahmed n’y comprenait rien. Cette gigantesque panne lui était parfaitement inconnue. Il ne l’avait jamais vue, ni lue dans ses manuels techniques. Seul, au milieu de la nuit à son pupitre de contrôle, il n’avait personne vers qui se tourner pour chercher une explication, et tenter de résoudre ce problème majeur.

Une panne générale d’électricité n’était pas en cause, pensa-t-il, car toutes les lumières étaient restées allumées. Ahmed sentit soudain son corps se couvrir de sueur. Puis sa profonde inquiétude se transforma en rage d’impuissance face à cette gigantesque panne.

Il se précipita sur le téléphone d’urgence pour informer son directeur. Celui-ci répondit immédiatement, ce qui surprit Ahmed. Ce qu’il ne savait pas, c’est que son patron était réveillé depuis au moins une demi-heure. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner à son domicile. L’ensemble des installations de pompage de pétrole de la société étaient à l’arrêt. Elles avaient toutes cessé de fonctionner au même moment. L’affolement gagnait peu à peu la totalité du groupe pétrolier CP. Plus aucune goutte de pétrole ne sortait des puits, comme si les nappes s’étaient taries.

Quelques heures plus tard, la nouvelle avait fait le tour du monde. Le groupe CP n’était pas le seul concerné par ce cataclysme. Toutes les nappes de pétrole et de gaz de la planète avaient brusquement disparu. Les appareils de sondage géologiques des réserves d’énergie fossile indiquaient aussi une disparition totale des nappes souterraines et sous-marines. Quant aux mines de charbon, elles s’effondraient les unes après les autres, dès que les mineurs avaient regagné l’air libre, à la fin de leur travail.

D’un coup d’un seul, la planète fut privée de toutes ses énergies fossiles, et des centaines de milliers de produits neufs dérivés du pétrole, à usage industriel ou de consommation courante. Les scientifiques, immédiatement mandatés par les hommes politiques déstabilisés par la vague de protestation populaire, ne découvrirent aucune explication à ce phénomène. Le problème s’avérait aussi mystérieux qu’insoluble.

La déstabilisation totale de l’économie et des rapports humains était en marche. Plus aucun camion ne circulait, plus aucun navire ne voguait, plus aucun avion ne volait. Plus personne ne pouvait partir en vacances ou en week-end à l’étranger. Une grande partie des habitations n’étaient plus chauffées.

Le commerce mondial était paralysé. En Suisse, par exemple, dans les grands magasins, on ne trouvait plus de bananes, d’oranges, de citrons, de dattes, d’épices, de poissons de mer, d’eau minérale en bouteilles, de produits cosmétiques, de cartouches d’imprimante, d’ordinateurs, de télévisions, de smartphones, et d’habits, pour la plupart en tissus synthétiques.

Les gouvernements et les chefs d’entreprise démissionnèrent les uns après les autres, incapables de contrer la fureur populaire et d’empêcher les scènes de pillage, de même que les violentes bagarres pour s’approprier les derniers objets d’occasion en plastique. Si la troisième guerre mondiale n’éclata pas, ce fut uniquement parce que les avions de combat restèrent cloués au sol et que les véhicules militaires ne démarrèrent pas.

A Stockholm, les esprits s’échauffèrent moins qu’ailleurs dans le monde. Nicolas Vertupeu suivait des études en sciences de l’environnement à l’université de la capitale suédoise. Deux ans avant la disparition du pétrole de la surface de la Terre, il avait choisi de quitter Paris, sa ville natale, pour la Scandinavie. Son existence parisienne lui paraissait trop futile dans un milieu terriblement matérialiste, arriviste, et hautain.

A l’université, il fit la connaissance de Greta Langstrumpf, dont il tomba immédiatement follement amoureux. Son petit air obstiné, sa courte tresse d’enfant sage qu’elle n’était pas, son nez retroussé lorsqu’elle se mettait en colère, son mode de vie proche de la nature, simple et pas compliqué : tout lui plaisait chez Greta.

Alors que les gens paniquaient et ne songeaient qu’à voler leurs voisins ou à entrer en conflit avec eux, Nicolas et Greta restèrent zen. Dans un premier temps, ils tentèrent de convaincre de vive voix les Suédois de leur entourage, et le monde entier via les réseaux sociaux, que la peur était très mauvaise conseillère.

– Calmez-vous ! suppliaient-ils. La fin du pétrole, ce n’est pas la fin du monde. Le soleil se lève toujours tous les matins, il pleut, il vente, il neige, les plantes poussent, la forêt prospère, et de nombreux animaux vivent autour de nous. Les hommes savent utiliser des outils très complexes, soigner de nombreuses maladies, communiquer d’un coin à l’autre de la planète. Pourquoi s’énerver ? Aimez-vous les uns les autres, aidez-vous les uns les autres, gardez les pieds sur terre, notre terre nourricière, et retroussez vos manches ! Ne demandez plus ce que la Terre peut faire pour vous, en particulier son sous-sol, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour la Terre.

Greta annonça tout cela au monde en fronçant les sourcils. Nicolas, à ses côtés, fit défiler une vidéo suggestive.

Cela se solda par un flop monumental. La vidéo fut très peu partagée sur les réseaux sociaux. Les gens étaient trop occupés à piller les magasins en se précipitant sur les reliquats du commerce globalisé en voie de disparition.

Mais Greta et Nicolas n’étaient pas de la race qui jette l’éponge (de mer). Ils eurent une idée lumineuse.

– Et si, suggéra Greta, au lieu de tenir de beaux discours Youtubés et d’invectiver les gens, on se retroussait les manches plutôt que de leur demander de le faire ?

En moins de temps qu’il ne faut pour organiser une conférence internationale, Greta et Nicolas fondèrent, par domaines d’activités, des dizaines, puis des centaines, puis des milliers de coopératives.
Chacun fut invité à amener son savoir-faire et ses outils afin de construire la nouvelle société sans carbone.

Qui l’eût cru ! Les projets crûrent et se multiplièrent comme des petits pains. Personne n’osa prétendre que cela faisait tache d’huile.

Les résultats furent stupéfiants. Les coopératives agricoles locales, qui acceptaient aussi les fruits et légumes cultivés par des jardiniers amateurs, parvinrent à nourrir sainement la population. La gestion communautaire des smartphones entraîna une petite révolution : les gens commencèrent à se dire bonjour, au revoir, s’il te plaît, merci. Ils retrouvèrent aussi le goût de la discussion philosophique, des soirées au coin du feu, des repas improvisés entre voisins, des jeux de société.

Il y eut du travail pour tout le monde car la concurrence et la compétitivité avaient disparu, remplacées par un nouveau moteur sociétal, appelé échange solidaire. Chacun dut offrir un service ou une marchandise en échange d’un autre service ou marchandise. L’argent n’avait pas totalement disparu, mais il était utilisé uniquement lorsque le troc était matériellement impossible ou d’une trop grande complexité.

Des gares et des lignes ferroviaires poussèrent sur les autoroutes. Quelques avions solaires dits d’utilité publique, furent mis en service, alors que l’usage des bateaux solaires ou à hydrogène se généralisa. Les habitations se couvrirent de panneaux photovoltaïques, des éoliennes de quartier poussèrent en ville.

La population se déplaçait en train pour les longues distances, et en deux roues ou triporteurs électriques pour les courts trajets. Des camionnettes électriques circulaient en ville, alors que les routes de campagne étaient dotées d’une piste animalable réservée aux chars, roulottes et carrosses tirés par des chevaux.

Les loisirs et les vacances, peu nécessaires puisque le stress n’existait plus que dans de lointains souvenirs, furent de facto de proximité. L’étranger, qui avait parcouru une très longue distance en train ou en bateau solaire pour venir vous trouver était accueilli à bras ouverts. Il n’était plus vu comme un concurrent, mais comme un ami venu vous apporter la fraîcheur de l’air du large.

L’indice du bonheur mondial, publié par l’ONU, n’avait jamais été aussi élevé. Ahmed l’ingénieur vivait heureux dans son village, doté d’une puissante installation solaire gérée par la coopérative qu’il avait fondée.

Quant à Greta et Nicolas, ils se marièrent et eurent deux enfants surdoués, qu’ils appelèrent, par provocation, Donald et Angela. Obstinés comme leur mère, ils décidèrent, à leur majorité, de créer une grande entreprise globalisée afin de changer le monde pour le faire revenir aux sources du bon vieux capitalisme basé sur le seul profit.

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