Créé le: 13.03.2019
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Enroulements – Ch. 2

Fiction, Musique, Nouvelle

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© 2019-2024 Jacques Defondval

Il y a eu un passage littéraire de ma vie où le feuilleton a joué un rôle intime et formateur. Merci à Webstory de me donner l’opportunité de reprendre rendez-vous pour le chapitre 2.
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Enroulements – 2

J’ai vu et étudié ces images, mais comme Joseph Charlier, je suis resté sans pouvoir les interpréter. Ces points ne correspondaient, pour ma part, à aucun marqueur d’affection cérébrale connue. J’ai donc conseillé au Dr Charlier de se tourner vers d’autres compétences en matière de neurologie. Le champ de connaissances est neuf, mais les moyens d’information actuels permettent des recherches croisées qui sont aisées. Certainement, une situation semblable avait-elle été rencontrée quelque part et il devait pouvoir la repérer. Je l’ai très vivement remercié de me tenir renseigné de toute information pertinente sur le sujet. Dès ce moment, je n’entendis plus parler de Eri Alliksaar. Jusqu’à mercredi passé. Il y a cinq jours.

 

Le Temps, Rubrique « Culture », 28 septembre 2016, extrait : Eri Alliksaar a créé l’événement le 12 septembre dernier au Victoria Hall en proposant à un public convié sur invitation sa dernière composition : « Enroulement ». Le critique musical que je suis a donc été agréablement surpris et quelque part flatté d’avoir reçu l’élégante petite carte d’invitation. Disons-le d’emblée, d’agréable, il n’y eut que ce moment éphémère. Je n’ai jamais été partisan de la posture adoptée par Alliksaar dans son propos musical, mais ce soir-là, en entendant son dernier opus, je n’ai pu réprimer une certaine irritation. Car je n’ai pas le souvenir d’avoir dû subir une œuvre de Alliksaar qui ait été aussi hermétique, voire dérangeante. Et vraisemblablement, à voir le nombre d’auditeurs qui ont quitté la salle ou qui s’y sont ennuyés, je ne fus pas le seul à devoir être confronté à l’illisibilité de cette partition. Il me fut, comme à mes compagnons d’infortune, impossible ni d’en découvrir un sens ni d’en

ressentir une émotion. Pire, la réalisation elle-même avait parfois un aspect Grand Guignol. On a vu par exemple le Chef diriger non plus son orchestre, mais l’espace complet de la salle en tournoyant sur lui-même avec une expression exaltée ! L’atmosphère de la salle avait tourné à la consternation. Dans les rangs d’auditeurs, des échanges de regards stupéfaits et navrés en disaient long sur le désastre qui se produisait. Et pourtant… pourtant je faillirais à mon devoir d’impartialité en omettant de mentionner l’impression profonde que cette pièce a laissée sur certains auditeurs. Certes, ils n’étaient pas nombreux, et comme le lecteur l’aura compris, je n’en faisais pas partie, mais tous avaient en commun le sentiment d’avoir vécu quelque chose de puissant et de fondamental, sans pour autant être en mesure d’exprimer clairement quoi. Pour plusieurs d’entre eux, il leur était apparu que Eri Alliksaar, dans sa lente et grotesque rotation, s’était élevé et avait quitté le sol. Ceci vous donnera une idée du climat presque ésotérique qui a pu régner dans le Victoria Hall lors de… L’article, découpé dans le papier journal, avait été tronqué de sa suite.

 

Corinne Morier, invitée au concert du 12 septembre, notes prises à partir de l’enregistrement de notre entretien effectué le 3 novembre : En effet, cette soirée musicale était vraiment très spéciale. Tout avait commencé dans l’ambiance habituelle d’un concert. Le public sélectionné ne remplissait pas la salle, mais tous les participants connaissaient la raison pour laquelle ils se retrouvaient dans ce lieu. Le programme présentait des pièces historiquement récentes, du XIXème et du XXème siècle, avec bien sûr en finale, la création de « Enroulement ». Évidemment, pour le public acquis à la vision

musicale révolutionnaire de Eri Alliksaar, toutes les pièces présentées ont été accueillies avec bonheur, toutes sauf cette dernière. Il y a eu … comme une cassure.

D’abord, Alliksaar, dos au public est resté silencieux pendant plusieurs minutes qui ont semblé durer une éternité. Puis, quand les murmures d’impatience ont commencé, il s’est retourné en regardant longuement le public. Dans un silence devenu lourd, il a simplement, mais très distinctement dit : « Que ceux qui ont des oreilles entendent » . À ce moment, un tambour a commencé son introduction. C’était une marche lente. Comme une marche de procession ou une marche funèbre. Un a un, les instruments de l’orchestre se sont joints à lui pour avancer lentement vers … Je ne sais pas vers quoi en fait, mais le sentiment que je garde est que cela avançait réellement, de façon tangible vers quelque chose. Quand je dis « cela », entendez que tout s’était mis en mouvement : les sons, l’orchestre, les personnes en présence, l’espace de la salle … tout. Dit comme cela, cela peut vous paraître obscur, mais je n’ai pas d’autres mots.

 

Cette musique se déployait depuis une quinzaine de minutes quand je pris conscience que Eri perdait le contrôle de ses mouvements. Son geste devenait de plus en ample et il projetait ses longs bras maigres du bas vers le haut comme pour atteindre des instruments invisibles et lointains, bien au delà de l’orchestre. Et de fait, une harmonique supplémentaire semblait se créer par-dessus l’harmonie produite par l’ensemble des musiciens en présence. Ces sons se créaient en résonances sympathiques des vibrations premières et ajoutaient une perspective surnaturelle aux motifs sonores imbriqués.

C’est alors que les choses me sont devenues brusquement incompréhensibles. C’était comme si je n’étais plus connectée. Cet univers sonore avait pris une forme subitement insaisissable, inintelligible. Tout à coup, j’étais « en dehors ». Je me souviens d’avoir ressenti à ce moment une grande frustration. En regardant autour de moi, j’ai compris que beaucoup avaient dû ressentir le même malaise. Je voyais des visages fermés, outrés, recherchant du regard l’assentiment de leur propre exaspération. Mais en même temps, j’avais à côté de moi une jeune femme qui se tenait totalement immobile, entièrement absorbée par ce qu’elle entendait et voyait. Elle, sans aucun doute, avait pu rester « dedans ». J’ai constaté alors que d’autres auditeurs avaient cette même attitude. Tous étaient immobiles alors que la majorité s’agitait. Mais ce qui m’avait frappée, c’était l’unité d’expression que leur visage affichait. Une très grande attention qui avait en plus le caractère tranquille et heureux de ceux qui retrouvent, après une longue absence, un chez-soi quitté depuis trop longtemps. Sur le moment, en les observant, je ressentais que chacun d’eux redécouvrait quelque chose de précieux qu’ils avaient reconnu.

 

Oui, quelque chose d’inexplicable s’est passé ce soir-là, et à mon grand désappointement, j’ai le sentiment déplaisant d’être sortie du chemin en cours de route. J’aurais beaucoup aimé faire l’expérience de ma voisine et aujourd’hui, je regrette de n’avoir pas eu avec elle une conversation à ce propos. Le souvenir cuisant d’avoir passé juste à côté de quelque chose qui m’était essentiel est toujours présent.

-> vers le chapitre 3

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