Créé le: 02.02.2022
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Du sable dans la bouche
Le corps reposait dans une zone peu profonde du lac de Neuchâtel...
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– Dis papa, on va au banc de sable ?
Charlène, 10 ans, adorait imiter les stars, grimper sur le puissant yacht de son père, bronzer sur le pont avant, se baigner dans l’eau peu profonde au large d’Estavayer-le-Lac, non loin du téléski nautique.
– Je n’ai pas envie aujourd’hui. Je suis fatigué, répondit Didier.
Le père de Charlène, la quarantaine, patron d’un bureau d’architectes, pesait lourd dans le budget de la petite ville fribourgeoise. Sa fortune, tirée de ses affaires florissantes, lui avait permis de racheter, à l’Etat, le château d’Estavayer, avec vue imprenable sur le lac et sur son yacht, le plus grand et le plus puissant du port. Endetté jusqu’au cou par la crise du Covid-19, le canton avait dû se dessaisir de nombreux biens immobiliers.
Charlène, au caractère bien trempé, se fit câline.
– Allez papa ! Tu me conseilles sans cesse de lâcher mon smartphone et de sortir au grand air pour jouir des bienfaits de la nature. C’est l’occasion ou jamais. Je te promets de laisser mon téléphone à la maison. Et puis, tu n’as pas envie de faire rugir les moteurs de ton bateau pour épater la galerie ?
A court d’arguments, Didier hésita, puis se plia au charme insistant de sa fille.
Didier Charrière largua donc les amarres. Il décida de s’offrir une montée d’adrénaline, manette des gaz à fond, en slalomant, au large, entre les embarcations. Il revenait souvent sur son sillage et s’amusait à scruter la mine courroucée des barreurs de voiliers, impuissants face à l’énorme vague qu’il avait provoquée.
Charlène n’aimait pas la vitesse. Elle ne comprenait pas pourquoi les grands garçons adoraient faire les malins sur des engins à moteur.
– Papa, arrête ! Tu m’avais promis d’aller au banc de sable.
Didier estima qu’il s’était suffisamment défoulé. Sans répondre à sa fille, il se dirigea vers la rive, puis jeta l’ancre à l’extrémité ouest du banc de sable.
– Tu aurais pu aller plus près, râla Charlène, en se jetant à l’eau.
L’enfant avait son fond, mais préféra nager dans l’eau, troublée par le vent, pour retrouver ses copines rassemblées à plusieurs centaines de mètres. Aux deux tiers du parcours, fatiguée, elle décida de poser pied. Charlène s’apprêtait à sentir, sous ses orteils, la douceur du sable fin. Cependant, son pied droit s’enfonça dans une surface molle et froide. Elle crut avoir touché des algues. Elle baissa les yeux, chercha à distinguer une tache verte dans l’eau trouble. Charlène vit alors un tissu rose, et de longs cheveux tressés. Elle avait posé le pied sur une cuisse. Horrifiée, elle poussa un cri strident, qui couvrit le joyeux brouhaha des jeux de ballon de ses copines.
Les enfants, suivis de leurs parents, accoururent auprès de Charlène. Didier, occupé à ranger le yacht, rejoignit l’attroupement quelques minutes plus tard, et consola sa fille, en larmes, les yeux exorbités. L’un des plaisanciers, médecin, prit les choses en main. Il fit reculer tout le monde. La position de la femme, en slip, sans soutien-gorge, tête enfoncée dans le sable, bouche ouverte, lui parut étrange. Il retourna le corps, et le sortit à moitié de l’eau. Le toubib comprit vite, en voyant l’aspect blafard du visage, qu’aucune respiration artificielle ne rendrait la vie à la jeune femme.
Alertée, la police du lac boucla le périmètre et avertit, par précaution, la police criminelle. L’inspecteur Charles Picoche débarqua en maugréant. Il n’aimait pas être dérangé le samedi matin. Cette contrariété ne suffisait pourtant pas à expliquer sa mauvaise humeur grandissante. Le policier constata que la victime n’était pas la seule à avoir été piétinée. Le sable avait été remué par des dizaines de badauds. L’enquête, en l’absence de traces exploitables autour du corps, et sans indices visibles sur le visage, le cou ou les membres, s’avérait très compliquée. Charles Picoche espérait que le médecin légiste conclurait à une mort naturelle par noyade.
Il n’en fut rien. Le farfouilleur de macchabées parvint à la conclusion que la noyade était postérieure à la mort, par arrêt respiratoire consécutif à une intoxication médicamenteuse. Le produit utilisé fut difficile à détecter, mais il apparut qu’il s’agissait d’acide 4-hydroxybutanoïque (GHB).
– Et si c’était un suicide ? demanda Picoche, dans l’espoir de pouvoir boucler l’enquête, et passer à autre chose.
– Cela m’étonnerait. Si elle avait voulu se suicider, cette femme se serait contentée d’avaler la dose mortelle de sédatif anesthésiant. Pourquoi se jeter ensuite à l’eau, les seins à l’air, afin de finir le travail par une horrible noyade ?
L’inspecteur dut donc se résoudre à enquêter sur un meurtre ou un assassinat. Le peu de vêtements qu’elle portait, un simple slip rose, donnait un caractère très ténu aux pistes possibles. La femme, la trentaine, cheveux blonds noués en tresses, poitrine généreuse, n’était pas connue dans la région. Elle ne portait qu’un signe distinctif : un pendentif plaqué argent, en forme de croix. Picoche reconnut la croix orthodoxe aux huit pointes, munie d’une barre transversale inférieure en diagonale, figurant le reposoir des pieds du Christ qui, selon cette religion, n’avait pas été cloué sur la Croix.
Les plaisanciers et les baigneurs étaient formels : ils ne connaissaient pas cette jeune femme qui ne s’était pas baignée avec eux. Photos du visage de la belle inconnue en main, Picoche fit le tour des restaurants et des hôtels de passage de la ville. A l’hôtel-restaurant du Port, dernier établissement de la journée visité par l’inspecteur, la réceptionniste et le patron affirmèrent, aussi, qu’ils n’avaient jamais vu cette femme.
Picoche avait besoin de se remonter le moral. Il poussa la porte du café, s’assit au bar, et commanda une bière. Derrière lui, à la table ronde, un pêcheur et Roger, un pilier de bistrot, échangeaient les derniers potins de la bourgade. L’inspecteur tendit l’oreille.
– J’ai entendu dire que l’hôtel de la Jetée, abandonné depuis des années, avait été vendu, s’inquiétait le pêcheur. Un grand complexe immobilier de luxe devrait occuper l’entier du promontoire. Toutes les baraques de pêcheurs seraient détruites.
– J’ai croisé, hier au port, Fritz Gurten. Il avait l’air complètement déprimé, constata Roger, en parlant du propriétaire de l’hôtel de la Jetée.
– C’est la fronde parmi les pêcheurs. Notre président, Adrien Morel, est chaud. Il nous a dit que l’acheteuse, une personne étrangère très riche, devait se faire du souci pour sa vie. En tant qu’habitant historique de la jetée, jamais il n’accepterait de quitter sa baraque.
Le lendemain, Picoche se leva tard. C’était dimanche. Il avait décidé de s’accorder une grasse matinée. A moitié endormi, il se traîna jusqu’à la cuisine, et se coula un café. Il était déjà midi. Flemmard quant aux tâches ménagères, peu doué en cuisine, l’inspecteur au repos décida de s’offrir un hamburger au restoroute la Rose de la Broye.
En mâchant ses frites mal cuites, Picoche rumina machinalement l’enquête au point mort. Qui était donc cette jolie femme, vraisemblablement de religion orthodoxe ? Tant qu’à faire, pourquoi pas se rendre au motel adjacent, même si l’établissement était assez éloigné du port d’Estavayer, se dit l’inspecteur.
– Effectivement, j’ai bien vu cette femme, constata Joël, le réceptionniste, en posant son regard sur la photo que lui tendait l’inspecteur. Elle a pris la chambre 622. C’est d’ailleurs une énigme : elle est arrivée vendredi vers 11 heures, et a dit qu’elle partirait lundi matin. Vendredi, en début d’après-midi, elle a déposé sa clé à la réception, et n’est plus revenue. Je pensais la voir ce soir, avant sa dernière nuit payée d’avance.
Picoche tenait enfin une piste. Il vérifia, sur les enregistrements de la caméra placée à l’entrée, que la jeune femme était bien sortie à l’heure indiquée, et n’était plus réapparue. Puis il dessina, sur son calepin, les vêtements qu’elle portait : un tailleur bleu roi, enfilé sur un chemisier jaune. La fouille de la chambre 622 fut riche en enseignements. La victime, de nationalité russe, s’appelait Tatiana Ivanova. Elle vivait à Moscou, où elle était responsable d’une grande chaîne hôtelière et immobilière. Le contenu de l’ordinateur portable n’apporta pas d’éléments utiles à l’enquête. Cependant, un téléphone portable, laissé dans la chambre, affichait, par SMS, la confirmation d’un rendez-vous à 18 h 30 au port. Le numéro appelé était celui de Fritz Gurten.
Picoche rencontra Fritz Gurten sur son voilier, amarré à l’extrémité est du port, près de l’hôtel de la Jetée. Depuis la désaffection de l’établissement, il vivait là, tant bien que mal, de ses maigres économies.
Fritz avait été un homme respecté, même jalousé, au temps de la splendeur de l’hôtel avec vue imprenable sur le lac. Il avait suffi d’un divorce, suivi d’une plongée refuge dans l’alcool, pour que les clients fuient l’établissement, géré de manière catastrophique. Le Bernois, lourdement endetté, s’était toujours refusé à vendre l’immeuble devenu insalubre, finalement fermé sur ordre des autorités.
Vivant reclus sur son bateau, Fritz Gurten avait perdu tous ses contacts, sauf avec une seule personne : Didier Charrière. A ses débuts, l’architecte s’était taillé une réputation grâce à la rénovation ambitieuse de l’hôtel de la Jetée, que Fritz Gurten avait hérité de son père, grand chef cuisinier. L’élégant bâtiment faisait penser à trois génois en enfilade. Cette architecture marine audacieuse avait grandement contribué au succès de l’hôtel. Le projet avait scellé une profonde amitié entre Fritz et Didier.
Ce dernier avait ensuite épongé les dettes de l’hôtelier déchu. L’architecte se lamentait de voir le bâtiment dans ce triste état. Fritz lui répondait inlassablement :
– Je ne peux pas, et ne veux pas, vendre cet héritage familial. Ce serait trahir la mémoire de mon père.
Didier ne savait pas comment débloquer la situation. Les caprices de la météo hivernale eurent raison de l’obstination de Fritz. Un soir, ivre comme d’habitude, il se fracassa le tibia, le péroné et le col du fémur, en sautant sur le ponton verglacé. L’assurance refusa de payer la très lourde opération chirurgicale, en invoquant la faute grave de cet assuré, qui ne payait plus ses primes. Didier vola, une nouvelle fois, au secours de son ami. Il accepta de couvrir les frais médicaux, à condition que Fritz vende l’hôtel dès qu’il serait rétabli. Le Bernois accepta à contrecœur, fâché intérieurement contre le futur acheteur, voleur d’héritage familial.
Didier, devenu spécialiste européen de la construction de luxueux chalets suisses, s’approvisionnait en épicéa en Russie. Il s’approcha de son fournisseur exclusif moscovite, pour lui parler de l’occasion unique d’investissement de luxe à Estavayer-le-Lac, dans un complexe hôtelier et immobilier exceptionnel à construire. C’est ainsi que Tatiana Ivanova entra en contact étroit avec Fritz Gurten.
– Connaissez-vous cette femme ? demanda sèchement Picoche, en mettant une photo de Tatiana sous le nez de Fritz.
– Un peu, répondit le Bernois, davantage gêné qu’éméché.
L’inspecteur, installé sur la banquette couchette du voilier, perçut le malaise de son interlocuteur.
– Dites-moi tout, tout de suite, cela vaudra mieux pour vous ! menaça Picoche.
– Je connais cette belle femme, car j’ai signé avec elle, vendredi après-midi à bord du yacht de Didier Charrière, un acte de vente du terrain et de l’hôtel de la Jetée.
– C’est tout ?
– Oui…
– Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
– A 18 heures, lorsque le yacht de Didier est revenu au port.
– Vous mentez effrontément, cria Picoche. Vous aviez rendez-vous avec elle une demi-heure plus tard.
Fritz Gurten blêmit, malgré sa couperose. Il bafouilla, et se lança dans des explications fumeuses, selon lesquelles il avait mis une condition supplémentaire à la vente : faire l’amour avec Tatiana après la signature de l’acte. Il raconta qu’un apéritif dînatoire avait été préparé sur son bateau, qu’ils avaient passé à l’acte, et qu’elle l’avait quitté peu avant 20 heures.
– Elle m’a dit qu’elle allait aux toilettes. Elle n’est jamais revenue, expliqua Fritz.
L’autopsie avait révélé que Tatiana était morte entre 20 heures et 22 heures, et qu’elle avait eu des relations sexuelles consenties, peu avant sa mort. Picoche, qui connaissait la volonté farouche de Fritz Gurten de ne pas vendre l’hôtel, tenait le coupable. Fritz avait menti sur le départ de Tatiana. Il l’avait tuée en la droguant, pour que la vente soit invalidée. Puis il avait largué les amarres, et transporté le corps jusqu’au banc de sable, pour faire croire à une noyade.
L’inspecteur possédait le mobile du crime, mais pas de preuves. Il se mit donc à fouiller le bateau de fond en comble. Il vida tous les sacs déposés dans la soute à voiles. En sortant le spinnaker, il découvrit, noyé dans le jaune et l’orange de la voile, un tailleur bleu roi et un chemisier jaune. Le bouton central du tailleur était arraché.
– Fini la vente et l’achat de terrains et d’immeubles, on va directement à la case prison préventive, s’exclama Picoche, en passant les menottes à Fritz.
Fier d’avoir résolu l’affaire, l’inspecteur s’offrit, le lendemain, un pastis sur la terrasse du Cercle de la voile. Il avait aussi besoin de quelques détails pour terminer son rapport. Il pria donc le gardien du port de venir à sa table, afin de détailler les mouvements des bateaux durant l’après-midi et la soirée de vendredi. Celui-ci lui confirma avoir vu quatre personnes, Didier, Fritz, le notaire, et une jeune femme, embarquer sur le yacht de Charrière vers 15 heures, quitter le port, et voguer en direction de la rive neuchâteloise. Picoche eut la confirmation, plus tard, par le notaire, que l’acte de vente avait bien été signé et arrosé à bord du yacht amarré au large d’Estavayer. A 18 heures, le bateau était de retour au port.
– Avez-vous aperçu le voilier de Fritz Gurten quitter le port vendredi, vers 20 heures ? demanda soudain l’inspecteur, à la recherche d’une preuve du trajet vers le banc de sable.
– Non, mais à peu près à cette heure-là, il s’est passé un truc bizarre au Cercle de la voile.
Le gardien du port raconta que Tatiana, qu’il reconnut sur la photo tendue par Picoche, était entrée dans les toilettes bordant la terrasse. En sortant, elle fut injuriée, et menacée de mort, par Adrien Morel, le président des pêcheurs professionnels, qui noyait dans l’alcool la rage de voir sa cabane et son gagne-pain détruits par le projet immobilier. La nouvelle avait été annoncée à la cantonade par Didier, à 18 heures.
– Adrien s’est levé brusquement. Il a suivi la jeune femme qui ne répondait pas et ignorait le pêcheur, se souvint le gardien. Ils ont disparu sur le petit chemin menant à la station d’épuration des eaux, mais nous entendions toujours les cris et les menaces du président. Personne n’a osé intervenir.
Picoche commençait à douter de son intime conviction. Par acquit de conscience, il décida de mener un complément d’enquête auprès du président des pêcheurs.
L’inspecteur trouva Adrien Morel assis devant sa cabane, en train de réparer ses filets. L’agacement du pêcheur s’amplifia au fil des questions de Picoche.
– Je n’ai rien fait. J’étais saoul, lorsque j’ai menacé cette femme. C’est normal que je sois fâché de voir toute ma vie détruite par une signature au bas d’un acte notarié, non ! Tout le monde vous le dira : je m’énerve facilement lorsque j’ai un verre dans le nez, mais je suis incapable de faire du mal à une mouche. Les seuls être vivants que je tue, ce sont les poissons.
L’inspecteur avait encore un léger doute sur l’innocence du pêcheur. D’autant qu’Adrien n’avait pas d’alibi pour la soirée de vendredi, passée seul devant la télévision. Il décida de fouiller la cabane. Bien lui en prit.
– C’est quoi ça ? cria-t-il à Adrien, en tenant, par l’attache, un soutien-gorge rose.
La pièce de vêtement était cachée sous de vieilles bouées.
– Je n’en sais rien. Quelqu’un a dû le mettre là. Ma cabane n’est jamais fermée à clé.
– Taratata. Et là, vous ne voyez pas une tache ?
– Oui. Et alors ?
– Cela m’a tout l’air d’être du sperme. Si c’est le vôtre, vous êtes fichu.
– C’est pas possible, inspecteur. J’ai eu un grave cancer de la prostate il y a pas longtemps. Depuis, je suis incapable d’avoir des relations sexuelles normales.
– C’est ce qu’on verra, répondit sèchement Picoche.
Le surlendemain, assis à son bureau, l’inspecteur parcourut le rapport d’analyse du laboratoire, et le compara aux échantillons d’ADN d’Adrien Morel et de Fritz Gurten. Il fut abasourdi : ni l’un, ni l’autre ne concordait avec la tache sur le soutien-gorge.
La question se posait à nouveau : qu’avait fait Tatiana, vendredi entre 20 heures et 22 heures, et avec qui était-elle ?
Le port d’Estavayer n’était pas équipé de caméras. Impossible de savoir, avec certitude, quels bateaux avaient largué les amarres vendredi soir. Et si le corps de Tatiana avait été déposé par une embarcation venant d’un autre canton ? La navigation au large d’Estavayer était ouverte à des bateaux rattachés à des ports vaudois, neuchâtelois, fribourgeois et bernois.
Picoche avait mal dormi dans la nuit de mercredi à jeudi. Cela faisait près d’une semaine que Tatiana avait été droguée et noyée. Fritz Gurten avait dû être relâché, faute de preuves suffisantes. Adrien Morel n’avait pas été inquiété, mais devait rester à disposition de la justice. L’enquête auprès des clients du Cercle de la voile, et des habitués de bains nocturnes au large de l’ancienne plage, n’avait rien donné. Celle sur les sorties, vendredi soir, des bateaux amarrés dans les ports environnants, non plus.
L’inspecteur se résolut à interroger, dans les moindres détails, le gardien du port sur ses observations et son emploi du temps.
– Je vous ai déjà tout dit, mais je vais reprendre les choses chronologiquement. Vers 15 heures, le yacht de Didier Charrière a quitté le port pour s’amarrer au large. Il était de retour à 18 heures. Tous ses occupants l’ont quitté. Fritz Gurten a regagné son bateau, amarré devant l’hôtel de la Jetée. Le notaire et la jeune femme sont sortis du port en direction de la ville. Quant à Didier, il a annoncé, sur la terrasse du Cercle de la voile, où je buvais un verre, la conclusion de la vente de l’hôtel pour construire un complexe immobilier de luxe.
– Et à 20 heures, vous étiez toujours sur la terrasse du Cercle de la voile ?
– Oui et non. Je l’avais quittée à 18 h 15 pour liquider de la paperasse au bureau, et suis revenu au Cercle vers 19 h 45. Moins d’un quart d’heure plus tard, la jeune femme, venant de l’arrière du bâtiment, est entrée dans les toilettes. A sa sortie, elle a été violemment prise à partie par Adrien Morel.
– Et après, vous n’avez rien remarqué de particulier dans le port ? insista Picoche.
– Non… Ah attendez ! Je suis rentré à la maison pour dîner vers 20 h 15, et suis revenu une heure plus tard pour contrôler les places visiteurs. C’est là que j’ai remarqué que le yacht de Didier Charrière n’était plus là.
Picoche, impatient, savait qu’il tenait peut-être une nouvelle piste.
– Le bateau de Fritz Gurten était-il à sa place à ce moment-là ?
– Je ne peux pas le jurer, car on ne le voit pas bien depuis le poste de garde du port.
– N’avez-vous rien remarqué d’étrange, plus tard dans la soirée ?
– Je suis rentré chez moi, en ville, un peu avant 22 heures.
– Et vous n’êtes plus ressorti ?
– Non. Pas vraiment.
L’inspecteur pressentit qu’il devait tirer sur le fil.
– Comment, pas vraiment ?
– C’est-à-dire… que j’avais oublié ma tablette d’ordinateur dans le poste de garde. Je suis retourné la chercher, en empruntant le petit chemin de la jetée. Alors j’ai vu, vers 23 heures, une ombre autour du bateau de Fritz Gurten.
– Pourquoi n’êtes-vous pas intervenu ?
– Ecoutez, mes journées sont déjà assez longues comme ça ! Cela n’avait d’ailleurs rien d’inquiétant. Fritz passe toutes ses soirées à boire du whisky à l’hôtel du Port, et ne rentre jamais avant minuit. J’ai pensé que, pour une fois, il était un peu en avance.
Picoche se renseigna sur Didier Charrière. Il n’avait pas de casier judiciaire, et n’était pas connu des services de police. En ville, tout le monde se demandait pourtant d’où provenait sa richesse, si rapidement acquise. Un coup de fil au service des contributions n’aida guère l’inspecteur. L’architecte possédait plusieurs sociétés. Il jonglait avec elles, mais les contrôleurs fiscaux n’avaient rien trouvé d’illégal. Tout au plus, jugeaient-ils un peu trop nombreuses les dépenses faites à Moscou, dans le cadre de voyages professionnels très fréquents. Picoche demanda aux contrôleurs de repasser au peigne fin la comptabilité de l’éminent architecte.
Convoqué au poste de police, Didier Charrière donna un alibi solide pour sa soirée de vendredi. Sa fille, Charlène, confirma.
– Vendredi, en rentrant de sa virée en bateau, papa m’a promis une balade à vélo, pour aller observer les oiseaux au lever du soleil, le lendemain matin, dans la réserve de la Grande Cariçaie. Vous savez, j’adore la nature. En fin de journée, on a donc décidé de manger tôt et d’aller vite au lit. On a avalé des pizzas, en pyjama, vers sept heures, et on s’est couchés, avant huit heures, dans le même lit car j’ai peur la nuit.
Didier Charrière, beau gosse, devenu encore plus charmeur après son récent divorce, était sûr de lui. Il ferait tout pour que Picoche cesse de le soupçonner.
– Qu’est-ce que vous voulez à la fin ? J’ai un alibi solide et, surtout, je n’ai aucun mobile. Pourquoi voulez-vous donc que j’aie attenté à la vie de cette femme qui m’apportait une affaire juteuse sur un plateau, et qui me permettait, du même coup, de rendre service à mon ami Fritz. N’oubliez pas que, sans cette promesse de vente, il serait aujourd’hui en chaise roulante, incapable de séduire une femme.
– Que voulez-vous dire ?
– J’ai vu, à bord de mon yacht, durant la signature de l’acte de vente, que Tatiana ne le laissait pas indifférent.
Didier roulait les mécaniques. Cela énervait Picoche au plus haut point. Il tenta encore une attaque.
– Pourquoi votre yacht était-il absent du port, vendredi après 20 heures ?
L’inspecteur remarqua un très léger trouble, vite dissipé, dans le regard de l’architecte.
– Je n’ai pas à répondre à cette question. Je fais ce que je veux de mon bateau, et peux le prêter à qui bon me semble. Vous avez constaté qu’à cette heure je dormais chez moi. Cela ne vous suffit pas ?
Picoche exigea ensuite un prélèvement d’ADN.
– C’en est trop ! Vous allez avoir affaire à mon avocat, s’insurgea Didier Charrière, qui mit brusquement fin à l’interrogatoire.
L’homme de loi utilisa toutes les astuces de procédure pour mettre les bâtons dans les roues de l’inspecteur. Il fallut des mois à Picoche pour obtenir un prélèvement d’ADN, et à nouveau des mois pour parvenir à perquisitionner le yacht. Le bateau avait tout de même pu être mis très rapidement sous scellés. Du côté du fisc, les contrôleurs mirent à jour un système de surfacturation des importations d’épicéa, sans pour autant comprendre ce que cela cachait.
L’ADN retrouvé sur le soutien-gorge de Tatiana était identique à celui de l’architecte. Didier se défendit en prétendant qu’il avait rencontré la jeune femme à son motel, vendredi vers midi. Ils avaient fait l’amour dans la chambre 622, avant de rejoindre le yacht pour la signature de la vente de l’hôtel de la Jetée. Le système de surveillance du motel infirmait cette version, ce qui conduisit Didier Charrière en prison. L’architecte fut cependant rapidement libéré sous caution, jusqu’à la découverte d’éléments accablants sur le yacht : un emballage vide de GHB dans la pharmacie de bord, et un bouton bleu de tailleur de femme, qui avait glissé sous un coussin de la double couchette avant. La perquisition au château révéla la présence, cachés derrière la cave à vins, de centaines de kilos de caviar en boîte, prêts à être livrés.
Didier Charrière se défendit avec véhémence, au cours d’un nouvel interrogatoire
– J’ai, certes, mis au point un système d’importation illégale de caviar et j’ai trompé le fisc, mais je n’ai pas tué Tatiana. Mon sperme sur le soutien-gorge indique simplement que j’ai eu une relation sexuelle avec elle, pas que j’ai attenté à sa vie. Je vais vous dévoiler où j’étais vendredi soir de 20 heures à 22 heures…
Picoche commençait à perdre patience. Il interrompit le prévenu.
– Attention à ce que vous allez dire ! Vous avez déjà fait un faux témoignage, à propos de votre relation sexuelle au motel avec Tatiana, dans la chambre 622. Un nouveau mensonge vous coûterait des mois supplémentaires de prison. Les éléments en notre possession sont très largement suffisants pour vous faire condamner, par un tribunal, pour meurtre, voire assassinat. Des aveux complets seraient à même de réduire sensiblement votre peine.
– Puis-je m’entretenir seul à seul avec mon client ? demanda l’avocat.
Didier Charrière suivit les conseils de l’homme de loi, et passa, peu après, aux aveux complets.
– Effectivement, je le concède, vous savez déjà beaucoup de choses. Il vous manque le mobile du meurtre -et non de l’assassinat je précise- de Tatiana.
Lorsque j’ai vu la jeune femme en tailleur bleu roi, pour la première fois, sur mon yacht, lors de la signature de l’acte de vente, je suis immédiatement tombé sous son charme. Depuis mon divorce, je multiplie les conquêtes. Comme je déteste que les femmes me résistent, j’ai toujours, à proximité, du GHB que me procurent mes amis russes.
A notre retour au port, vendredi à 18 heures, j’ai proposé à Tatiana un rendez-vous galant, à 20 h 30 sur mon yacht. Elle a facilement accepté. Je pensais qu’elle était aussi tombée amoureuse. J’appris plus tard que mon charme n’avait rien à voir avec cet empressement à accepter mon invitation à bord.
Ma fille dormait profondément, lorsque j’ai quitté la maison à 20 h 20. Tatiana est montée sur mon bateau à l’heure convenue. J’ai quitté le port en direction de Portalban, et j’ai jeté l’ancre flottante au milieu du lac. On a commencé à boire un peu de champagne, puis on est passés à table. J’avais préparé un somptueux plateau de fruits de mer, agrémenté d’un Œil de Perdrix neuchâtelois. On a ensuite fait l’amour avec frénésie.
Alors que j’étais en train de me rhabiller, Tatiana, déjà vêtue, m’a révélé la vraie raison de sa présence. « Tu te souviens de ce qui s’est passé, il y a cinq ans, lors de ta participation à un congrès d’architectes à Moscou ? », m’a-t-elle demandé. « Bien sûr, ai-je répondu. Mais je ne t’ai pas vue là-bas. Quel est le rapport avec toi ? »
C’est alors que Tatiana m’a fait comprendre qu’elle connaissait tous les détails de mes affaires d’importation d’épicéa surfacturé, dans des caisses contenant aussi du caviar pêché illégalement. Ce trafic est à l’origine de ma fortune. A l’époque, dans mon hôtel moscovite, j’avais reçu un appel téléphonique d’une jeune femme, qui me proposait une rencontre avec des industriels du bois russe. « C’était moi », riait Tatiana, en se servant une nouvelle coupe de champagne à bord du yacht.
La rencontre avec les industriels, sans la présence de Tatiana, que je n’avais donc jamais vue avant sa venue à Estavayer le fameux vendredi, aboutit à la conclusion d’un accord commercial complexe toujours en vigueur. Il concerne l’importation surfacturée d’épicéa russe, mis en caisses avec du caviar soigneusement dissimulé. Le tout est géré par la mafia, via des sociétés écrans.
Mes affaires de construction de chalets suisses avec du bois russe, à un prix imbattable, se sont ainsi étendues dans toute l’Europe. Tatiana avait décidé de me faire chanter. Elle a exigé des versements réguliers à six chiffres. Si j’avais accepté, j’aurais dû réduire mon train de vie, revendre le château d’Estavayer. Et peut-être même mon yacht.
J’étais sous le coup de la colère. La disparition de Tatiana m’est apparue la seule issue possible. J’ai fait mine de me plier à ses conditions, et lui ai proposé de sceller notre accord autour d’une nouvelle bouteille de champagne, qui, cette fois, a été coupée au GHB. J’ai ensuite déshabillé Tatiana en ne lui laissant qu’un slip, avant de lever l’ancre et me diriger vers le banc de sable. J’étais persuadé que la découverte du corps à cet endroit ferait accuser ceux qui passaient, à Estavayer, pour des ennemis du projet immobilier russe.
Cela a d’ailleurs failli marcher, puisque Fritz Gurten a effectué un court séjour en prison après la découverte, dans son bateau, d’une partie des habits de Tatiana. Je savais qu’il passait toutes ses soirées à l’hôtel du Port. Ce fut un jeu d’enfant de dissimuler les vêtements dans l’embarcation, toujours ouverte.
J’ai aussi brouillé les pistes en déposant le soutien-gorge rose dans la cabane d’Adrien Morel. J’ai commis l’erreur de ne pas avoir porté attention à la présence de traces de sperme sur ce vêtement. Dire que je vais tout perdre, et passer des années en prison, à cause d’un petit bout de tissu prouvant ma soif de conquêtes féminines, et parce que le corps de Tatiana a été découvert quelques heures avant la dissipation totale du GHB.
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– Dis maman, on va voir les aigles, les vautours et les gypaètes barbus ?
Marie, 10 ans, adorait suivre le vol des oiseaux, observer la nature, cheminer en montagne.
Sa mère, Charlène, avait été élevée en Vendée, par sa grand-mère maternelle, dès l’âge de 10 ans et demi. Vétérinaire, elle détestait les lacs et les plages sablonneuses.
– Je n’ai pas très envie ma chérie. Ce n’est pas drôle, pour moi, de passer un jour de congé sur mon lieu de travail. Mais, comme je sais que tu ne vas pas me lâcher, je t’accorde une nouvelle visite au Puy du Fou.
– Dis maman, quand est-ce que je pourrai voir mon grand-père en Suisse ?
– Dans un an, lorsqu’il sortira du pénitencier de Bochuz.
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