Créé le: 05.02.2018
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Croisées

Musique, Nouvelle

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© 2018-2024 André Birse

Autre approche que celles si joliment proposées par Mouche. Quelques citations de chansons aussi. Mais l'extase (la réussite?) ne fut pas au rendez-vous et je décris cela.
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J’étais là devant elle et son regard a fui. Ça m’est arrivé souvent. Corps d’ours, lieu de rencontre impromptue. Je n’y pensais pas, mais il est vrai que sa soudaine présence féminine m’a fait penser soudainement à mon espoir ancestral et tu de présence féminine. J’ai regardé la femme qui passait et qui m’a regardé. Pendant un instant, infinitésimal, la rencontre fut une grande histoire d’amour. Sa disponibilité, la mienne, nos réalités physiques. Il faut beaucoup promettre par la taille, la tenue, certaines singularités du visage, la force du regard qui doit rassurer, inviter, rendre probable, pour elle sur l’instant, une vie pleine de sens, excitante, fulgurante, offrant une solidité rare, une potentialité lumineuse, jusqu’à l’échange des regards. Puis à nouveau sur l’instant tout s’éteint . « Et qui preste s’évanouit ». Je n’insisterai pas.

Presser sur la touche noire, agresseur, ou la touche blanche, séducteur. Mon pianiste souffre depuis toujours d’un rhumatisme qui « devient gênant » et le rend maladroit. J’ai vécu avec ça. Il me fait involontairement passer pour l’agresseur que je ne suis pas. « j’ai jamais tué de chat » Ce premier  et ultime moment ne compte pas. Cela aussi, je le sais depuis longtemps. Plaisir d’un jour. Mais cet instant où le regard fuit l’ours planté là, qui ne fait que s’étonner, revient plusieurs fois dans la saison, se répète, se joue du hasard qui joue avec lui. Pas de mots. Juste une obliquité. Un angle de disparition. D’autres acteurs, prestigieux ou non, refont la même scène, partout à la fois. Des amours naissent, des trams passent et des crimes prennent racine. Je n’y suis pour rien. Corps d’ours, esprit humain.

Il faut agir, dit-on. Sur soi, sur les circonstances. Agir absolument. C’est ce qui sauve, ce qui peut rendre heureux. Devoir à accomplir. J’étais prêt. J’étais là et mon pianiste se gourait de touche. « Qu’est-ce que tu te goures ». On parlait alors de fillette et je n’avais pas encore l’âge. Femme, ce fut compliqué. ça n’en finissait pas. Toute la place prise dans l’avancement de la vie et les attentes par lui générées. Une évidence devait prendre forme, lieu et temps, amour rencontre et complicité. Dans le monde comme tout le monde et différemment. Quelque chose de fort, quelque chose de grand qui expliquera tout et sera fécond. Pour d’autres et pour soi. Tu parles. Ça ne s’est pas du tout passé comme prévu pour le pianiste et par le compositeur. Certains n’ont pas de génie. Silences, fausses notes, pas dans la mesure. Pas dans le temps. Rien n’est enlevé à la vie qui n’aura pas tout donné. Toutes les gammes de la culpabilité. A son égard, si j’ai insisté. Au mien, si je n’ai pas su insister. A celui de la femme du pianiste, pour n’avoir su l’inciter au désir. Séduire disent-elles. Angles morts. Vicissitudes de l’amour défait à contre-sens.

 

Prêt à recommencer demain un verre à la main. Sourirai comme si de rien n’était. Alors que rien justement ne sera. Je lèverai mon regard. Penserai à tout. Me dirai qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire. Dirai à ma femme de ne pas s’en faire. Prendrai place sur la chaise devant le clavier et jouerai, avec concentration et souplesse, en souhaitant de tout mon corps d’ancien jeune ours le meilleur  pour le compositeur et les futurs auditeurs sensibles. Je vous regarde sans vous voir.

Au prochain croisement. Demain. Vous serez surprise. Je ne le serai pas. Vous deviez être unique et je suis n’importe qui.. Déchirures constitutives, aléas et dissemblances.  Qui parle de destin? Rendre plausible l’irréalité de l’espoir. Face à face subliminal. Pari tenu, enjeu dissipé. Le mauvais temps, je peux vous dire quand il vient en précisant qu’il me rassure. A la fin du spectacle, il faut exprimer ce que l’on a apprécié. Le pianiste, la musique, le plantigrade, en bas de la rue. Des ombres perdues dans la lumière des phares.  Le bruit lourd de la cour surprend les dissonances venues flétrir plus encore coeur.

 

Je n’avais pas deviné tous les écoulements de ce devenir mais accepte de le vivre avec une certaine joie: présence et vitalité. Pas de doute là-dessus. Fragiles, précaires et hautes attentes décimées. Evanescentes sollicitudes. Plein air à s’y méprendre. Grands phares et feux de croisement. Je ferai le reste à pied dans la pluie et le froid en protégeant un autre soleil en moi.

 

Genève,  4 et 5 février 2018

Commentaires (1)

Mouche
06.02.2018

'Bel Ours... "Rien n'est enlevé à la vie qui n'aura pas tout donné". Ne renonce jamais ! J'ai été Ourse moi aussi, invisible ou presque... J'aimerais te croiser, sentir ton regard et ta présence, les reconnaître... Et m'y repaître.'

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