Chapitre 1

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En apprendre enfin un peu plus sur les réalités confondues d'une oeuvre touchante et magistrale, celle de Rembrandt, et celles du cours actuel de sa propre pensée.
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Ce qui dans une vie nous accompagne n’est pas perçu par nous, pas de façon essentielle en tous les cas. Il est bien sûr des profondeurs creusées par l’émotion ou l’imagination. Mais nous apparaissons et avançons avant tout dans une vaste ignorance dont nous ne mesurons pas l’ampleur. La connaissance est une performance à laquelle rien de nous contraint fût-ce la volonté d’être lucide ou celle d’éprouver du plaisir, de se mettre en situation. Au mieux, au plus vite, au plus haut, et encore. Ce qui t’attend au sommet est une déception quoi que tu en dises, une relation naturelle et juste entre le réel et soi. Ces mélanges de perceptions infinies surviennent par le fait de la diversité et des variations, de l’individuation dont tout un chacun, humainement, est une émanation. Ce qui ne sera pas dit importe, sans que l’on puisse en définir la teneur.

 

M’est apparue cette œuvre peinte il y a un moment, un homme faisant corps avec ce qui l’entoure, le libère et le contient, la lumière, les murs, une grande fenêtre, un apaisement. Une réalité de situation extrêmement parlante pour beaucoup dont pour la personne que je suis. Par moment il faut s’approprier partie plus que le tout de cette mouvance, l’accueil d’une émotion même si c’est dans la foule, compacte ou disséminée dans le monde, que cela survient. Entre ignorance et connaissance, jamais docte, parfois juste dans le temps et dans le ton. Un détail encore qui aggravera le tableau, le mien pas celui de Rembrandt, j’ai eu accès à cette image par voie numérique, tout soudain, nette, menue mais fidèle je l’avais sous le nez. « Le philosophe en médiation », présence à la fois d’un univers, pesant et lumineux, de l’artiste, triste et touchant, fabuleusement compétent et de soi, qui a quelque chose à voir là-dedans, malgré tout, une présence confrontée à cette absence, qui trahit tout en chacun de nous.

 

C’est de l’ordre de la certitude émotionnelle. Deux opposés, certitude ne viendrait que de la raison alors que l’émotion n’y est que faiblement liée. Je sais pourtant que Rembrandt que je ne connais pas exprime aujourd’hui encore une humanité qui ne doit rien à personne ni même à la possible vacuité de l’idée d’un essentiel humain. J’ai tourné la page si souvent dans mon siècle qui a d’autres encore illusoirement appartient, le matin, les soirs, et je voyais ces visages, ces traits, lavis figurant des coins de pays. J’ai lutté tard un soir, il y a longtemps, contre le sommeil devant la télévision : une visite à la fiancée juive. Ce qui pouvait être dit de Rembrandt et de ses oeuvres, de celle-là en particulier. Puis j’ai rencontré les contre-vérités, le faux dans la vie, la superficialité, l’arrogance terne, les savoirs égotistes, et j’ai eu quelque peine à m’accrocher, à croire encore à ce qui pourrait constituer une valeur vraie au-delà des générations et des vaines immédiatetés. La musique bien sûr, tout le monde musical et les beautés de cet art qui subjuguera tout être réel pouvant apparaitre encore au sein des mondes existants. La littérature à elle seule, aussi, qui supplante le langage et lui supplée bien qu’elle procède de lui. Langage qui n’aura pas tout dit. Tout l’art pictural, dans les galeries et dans les combles, dans les mémoires et les rêves, au bord du champ, dans la chambre, seuls ou ensemble, devant une cathédrale ou la mer, une plage vers la forêt et dans les bourrasques de sable africain. De Stael Nicolas, qui nous parle aussi dramatiquement. Son été dans le sud. Ne rien savoir de ces absences de vouloir ni de la fuite du pouvoir individuel. « Dans la fosse commune du temps » chantait Brassens, et ces mots avaient leur force dont nous avons hérité. Ils sont là, ils sont quelques-uns. Leurs actes valaient anticipations. L’individu est un vecteur.

 

Les Pays-Bas au 17 ème siècle, terre inconnue dans l’imaginaire de notre 21 ème qui nous fait tout oublier, jusqu’à la Hollande en ses actuelles flétrissures. Les noms propres ont à eux seuls une histoire aussi saisissable qu’intangible. Le mot ligne connaît aujourd’hui une période de gloire. Il faut bouger « les lignes » et jouer entre elles. En agissant ainsi nous correspondons aux critères et garantissons à nous autres individus une avance continue. Une femme dans son bain, scrutée et commentée par certains érudits. Sur vidéos au milieu des tableaux de Rembrandt. Comment ceux-ci ont-ils été construits ? Tout est prêt pour l’analyse minutieuse, la toile radiographiée. Ce visage toujours avec d’autres et par d’autres peints. Bethsabée dans son bain. La possession de cette œuvre en soi est une chose belle qui implique tout un travail que j’ai commencé sans le savoir depuis longtemps et dont je recueille aujourd’hui les premiers pétales d’un ancien printemps. Il ne faut pas craindre le fait que l’envie soit pour partie intellectuelle, ni même qu’elle mette en œuvre le mental dont on ne sait exactement ce que c’est sinon une chevauchée toute intérieure et imagée. Le tout par moment est susceptible d’apaisement et c’est ce à quoi il faut en venir, patiemment jusqu’à l’aboutissement. Être regardé sans être vu par les personnages de Rembrandt est une expérience existentielle. On le ressent sur l’instant c’est une surprise, ni agréable ni gênante, un entre-soi existentiel sur le sort duquel il serait opportun de ne pas se méprendre. Le syndicat des drapiers, ces gens-là, qui se retournent vers nous. Dans leurs regards, un par un considérés, une multitude de sentiments non extériorisés, des attitudes aussi.

 

La maitrise de l’eau-forte et celle de la pointe sèche a permis à Rembrandt de produire un grand nombre de gravures dont une large partie ont eu pour motif un texte de la bible. On sait tout de notre monde alors qu’on n’en sait rien. Vrai pour le 17ème siècle hollandais, et pour les autres, en temps ou dans l’espace, vrai pour la bible, vrai pour l’œuvre et la personne de Rembrandt. Il avait des créanciers qui l’ont poursuivi jusqu’à la contrainte et l’humiliation. Pour un milliardième de la valeur, au moins, de son oeuvre, il a été empesté par ces créanciers. Démonstratif, car ils ne pouvaient en rien être les siens. On lui a laissé son matériel de dessin et de peinture. L’un des faits à placer au centre de l’Europe, pour comprendre ce qu’elle pouvait être. Impensable, considéré par le prisme du réel d’aujourd’hui. Bouleversant aussi. Les personnages rendus par la pointe sèche, ici la mort, là le refus de l’amour par Joseph et les visages confrontés à l’existence de ce siècle-là et des autres aussi, intuitivement et émotionnellement. Le silence et l’action, un savoir faire d’élite intemporelle, une modestie toute biblique qui n’est plus la nôtre et ces avances dans les arcanes du savoir et du temps.

 

Que ce soit ce prêche dans lequel il est question d’un caillou au bout d’une corde qui précipiterait dans la mer ce quelqu’un qui n’aurait pas agi comme il se devait ou cette jeune femme qui à la demande de sa mère aurait exigé la tête de Jean-Baptiste, Rembrandt a donné aux visages qu’il a de sa main représentés, pointe-sèche et traces de burin, une humanité qui serait celle de la condescendance et de l’étonnement. Violences de la continuité du silence, des abîmes du questionnement énigmatique et celles de l’acceptation aussi du réel dans sa substance et son abstraction. Si nous ressentons l’humanité de Rembrandt c’est que nous avons le potentiel pour cela et plus encore un pouvoir, un même sentiment possible chez chacun alors que des réalités inverses transpercent du regard cet autre surgissant qui nous ressemble tout à fait. L’inimitié et l’indifférence ont une large présence hors des tableaux de Rembrandt et peut-être même en au sein de son œuvre qui peut être mieux regardée, par moi le premier. Ses lions aussi ont un regard humain. C’est embarrassant, une erreur d’artiste probablement. L’art n’est pas là pour permettre que l’on s’y retrouve. Nous ne pouvons pas lui demander pareille efficience mais s’il pouvait ne pas nous perdre plus encore et c’est un peu le cas avec ces histoires de lions affadis dessinés par Rembrandt. Ce sont des lions capturés qu’il a pu dessiner à l’occasion du passage d’une ménagerie. Il y aurait trois dessins de ce type au Louvre. Les traits et la chair du lion mais pas encore la réalité de son existence, au repos, dans la tranquillité de ses jours ou tuant ses proies. Rembrandt ne voyait pas le chasseur en ces animaux reclus. Lui aussi, aussi hautement compétent qu’il fut, aura été frappé d’ignorance bien qu’il su aller au sommet de ses savoirs imparfaits.

 

 

 

 

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