© 2023-2024 Astrid Bartell

Chapitre 1

1

La Vigne en tant que mode de Vie, la Terre Nourricière de la campagne Genevoise, celle qu’il faut aujourd’hui protéger, cultiver et chérir, Genève, Terre à Venir, c’est mon passé, mon enfance. Mon présent aussi : je suis devenue potagiste. Cette Terre si belle doit être le futur de Genève.
Reprendre la lecture

‘Chroniques’

D’abord, la pluie. Dans le champ. Le grand champ d’herbe. L’immense champ d’herbe à côté de la ferme. Beaucoup de pluie fine. Longtemps, doucement. Pour que l’herbe pousse. L’herbe, le trèfle et toutes les fleurs qui vont avec. Et puis, la faux. Ou le tracteur avec la faucheuse. La faux du Grand-Père que le Frère sait manier aussi, ou la faucheuse du Père. Au final, ça revient au même. Ensuite, du soleil. Beaucoup de soleil pour que l’herbe fauchée devienne du foin. Des fois, ça arrive en mai, souvent en juin. Mais en juillet et en août, c’est encore mieux parce que c’est pas simplement les foins, c’est du regain, et c’est encore mieux, les regains. Après, le chat. N’importe lequel des dix-sept chats, ça fait pas vraiment de différence même s’il y a une préférence. Le chat qui dort. Au soleil. Sur les andains de foin. Pour finir ou pour commencer, s’approcher tout près du chat, se coucher à côté, tout à côté, au soleil, et mettre le nez dans le pelage. Le pelage du chat. Qui sent le soleil, et tout ce qui parfume le regain. Le pelage tout chaud du chat. Alors tout revient, tout. Le Sablier coule à l’envers, la Clepsydre ravale ses gouttes. Parce que le pelage d’un chat qui dort au soleil sur du regain, ça me fait voyager. Très vite, très loin, là à deux pas de chez moi, autour de la ferme désormais silencieuse. Un voyage au siècle dernier dans une enfance magnifique.

D’abord, la pluie. Là, elle tombe sur les deux pommiers, celui qui est tout penché au fin fond du champ et l’autre, celui qui pousse près du fumier. Le premier, c’est l’Arbre Penché, avec son tronc comme un escalier; et même que des fois, on trouve un veau là-haut sur la plus grosse branche , et que sa mère en bas beugle comme une folle parce qu’elle sait bien que son petit, il est pas alpiniste. Alors le Père vient à la rescousse, jusqu’au jour où l’arbre en a assez et tombe comme les pommes qu’il ne produit pas. On sait même pas pourquoi on l’a gardé si longtemps, ce pommier. Peut-être pour l’ombre qu’il donne aux vaches quand elles vont brouter par là-bas en été. Reste l’Autre Pommier, celui qui fait des pommes pour deux. Des petites pommes, toute rouges, très fermes, celles qu’on en mange tellement qu’on en a marre, celles qui se gardent longtemps, jusque dans les tartes de printemps, avant la rhubarbe et les fraises. Et y a les autres. Enormes, parfaitement jaunes, avec leur goût de bonbon et leur croquant tout pareil, même s’il ne dure pas longtemps. Les pauvres seront épouvantablement farineuses en décembre mais elles feront le bonheur des vaches. En attendant, c’est la gamine qui en profite. Qui croque à pleines dents, jambes pendantes à cinq mètres de haut, le dos calé contre les bottes de foin. Et qui regarde tomber la pluie fine depuis son perchoir. La pluie sur les cultures du Père, au loin. Sur le potager de la Mère, à portée de main, sur toutes ces bonnes choses qui poussent et qui deviennent encore meilleures quand la Mère les cuisine.

Dans le champ, le grand champ d’herbe, l’immense champ d’herbe à côté de la ferme, y a que ça. De l’herbe. Haute, jusque sous les bras de la gamine qui court dans cette mer verte et ondulante, qui court pour aller ramasser des marrons et quelques bâtons pour jouer en attendant le goûter puisque la Mère a appelé. Sous la table de la cuisine chez la Grand-Mère – puisque c’est là que la famille habite – la gamine joue. Elle joue, et elle écoute. Ça y est, c’est décidé, Berne veut une autoroute entre Genève et Lausanne pour l’expo. Le Père et la Mère vont dans le bureau de la Grand-Mère mais ils laissent la porte ouverte. Ils parlent en code avec des mots savants que la gamine n’a pas envie de comprendre mais qu’elle comprend quand même. C’est que l’autoroute, eh ben, elle va passer au milieu du champ de blé du Père. Faudra bien contourner le champ, alors. Parce que le blé, c’est pas seulement de la farine et du pain, c’est aussi des sous. Et les Parents, ils en ont pas beaucoup, quand ils en ont. Le Père va perdre son grand champ tout là-bas, là-bas au loin, mais il va avoir des sous. Dans le grand champ au loin, le Père peut seulement faire pousser du manger. Mais dans le champ d’herbe juste à côté de la ferme du Grand-Père, le Père et la Mère peuvent faire pousser une maison.

Parce que l’herbe a poussé, l’herbe, le trèfle et toutes les fleurs qui vont avec, la gamine est de nouveau dans la carriole. La carriole, la gamine la connaît par cœur. Surtout le coin gauche tout opposé au manche, parce que c’est là qu’elle s’assoit presque tous les soirs, les gambettes contre la petite chaleur des boilles tièdes et le nez dans les étoiles, pendant toute la durée du voyage à la laiterie avec le Père. Sauf que là, c’est le matin. C’est le plus jeune des deux frères qui tire le convoi et les deux partent chasser la luzerne pour les lapins. C’est comme pour les boilles de lait, c’est tout un voyage, tout au bout du champ, à au moins des tas et des tas de mètres de la ferme qui va finir par presque disparaître derrière les feuillages. Y faut d’abord passer à côté du fumier qui fume et qui sent bon. Et à côté du pommier qui donne les p’tites pommes rouges croquantes et les grosses jaunes farineuses à Noël. Et y a des tas de cerisiers, au moins plus que ce que la gamine sait compter. Et y a la luzerne, que ceux qui ne savent pas appellent du trèfle. Sauf que la luzerne, c’est le Père qui la sème. Le trèfle aussi, des fois. La gamine sait pas trop. Pourtant elle sait bien la différence parce que le trèfle, il a des fleurs roses toutes rondes mais que la luzerne, c’est différent. La luzerne, ça a des fleurs presque violettes qui ressemblent à des orchidées, même si les orchidées, ça pousse pas par ici. Mais elle sait, la gamine, elle a bien vu. Dans ce livre de Nestlé Peter Cailler Kohler et ses belles images dessinées qu’il faut coller dedans en suivant les numéros. De ces livres, le Père en a tout plein. Un sur les fleurs, un sur les oiseaux de Paradis, un sur Cendrillon. Sauf que la petiote, elle sait pas ce qu’il faut faire pour avoir les images à coller. Elle sait juste que des fois, le facteur en amène au courrier et que les coller aux bons endroits, ça devient une affaire de famille. Elle, elle participe pas, elle est trop p’tite, elle regarde juste. Mais elle a le droit de lire les livres après. Elle a le droit de tous les prendre parce que le Père et la Mère ont montré comment faire. Poser les crayons de couleur, se laver les mains, prendre un livre, s’assoir tranquillement, ouvrir le livre, tourner les pages par le coin d’en bas à droite. Poser le nez sur le papier. Sentir!… à plein nez!… se régaler!… Sourire. Fastoche. Fastoche comme faucher la luzerne aussi haute que les jambes de la gamine. Parce que le Frère, il sait manier une faux plus grande que lui. Rapide. Précis. A quelques centimètres du sol qui devient un tapis sous les coups du garçon. Et la gamine se retrouve bien vite riant aux éclats sous un énorme tas de luzerne si fraîche qu’elle embaume. Qu’elle embaume. Presque autant que toutes les pages de tous les livres du Père. Presque autant que ses volumes de La Pléiade.

Ensuite, du soleil. Beaucoup de soleil pour que le déménagement soit plus simple parce que ça y est, on déménage. La villa est finie, elle a été testée par Grossmutti, la grand-mère qui parle comme la Mère et que la gamine comprend. Tout fonctionne, tout va bien. La gamine a trois ans. Et sur l’autoroute qui sert à rien là-bas au fond de l’horizon, y a une voiture par heure. Et des fois même pas. C’est juste une toute petite ligne grise tout là-bas à la place du champ de blé et tous ses pique-niques jamais oubliés. Chacun y met du sien pour quitter la maison des grands-parents et s’installer de l’autre côté de la route tout près des vaches. Accroupie devant l’épicerie en face de la maison de la Grand-Mère, la gamine joue avec trois cailloux et deux petits bâtons. L’épopée ludique se remplit d’infini jusqu’au très mauvais moment où la petite tourne la tête. Et voilà que les ressorts de ses gambettes se détendent en urgence et la mettent debout. Debout et hurlante. Son petit lit rose à barreaux, son havre nocturne, tout son monde rien qu’à elle est mort. Il est descendu de la fenêtre du premier étage, face à face, au bout d’une corde comme un pendu disloqué qu’on trimballe au cimetière. La gamine en devient bleue, n’arrive plus à respirer, braille en ultrasons. Elle va recevoir la seule gifle de sa vie, la claque magistrale que le Père lui donnera pour qu’elle reprenne enfin son souffle avant de sangloter doucement dans ses bras.

Après, le chat. N’importe lequel des dix-sept chats, et comme ils vivent tous à la ferme et ne viennent presque jamais chez la Grand-Mère, le déménagement, ils s’en fichent. Dans la collection des chats bizarres, il y en a toute une série. Normal: pour une petite ferme qui a huit vaches, quelques veaux et deux fois plus de chats, il y en a bien quelques-uns qui étonneront tout le monde. Y a les deux jumeaux qui adorent l’aspirateur et qui se précipitent là où ça aspire, se roulent sur le dos et font des tas de figures pour être au bout du tuyau. Y a celui qui aime se faire promener par la Mère le samedi matin quand elle fait les à-fonds de la cuisine, du couloir et de la salle de bains et qu’elle finit la poutze en lustrant le carrelage avec un outil à long manche terminé par un énorme bloc carré très lourd garni de feutre qui rend le carrelage brillant comme un miroir. Dès qu’il voit le bloc, le chat s’y perche et se dandine pour garder son équilibre quand la Mère le pousse et le repousse dans tous les sens; et le chat, il tombe jamais. Y a celui qui a toujours un grand sourire mais qui fait peur à tous les chiens du village, qui est revenu une fois avec une énorme plaque de lard dans la gueule et une autre fois avec un demi-gigot, qui a déposé tout ça aux pieds de la Mère avant d’aller dormir un jour ou deux sur la paille dans la grange. Y a celui qui ronronne comme un tracteur quand il est installé sur deux coussins dans la corbeille à linge en osier, qui se laisse soigner par la gamine quand elle reçoit une trousse complète d’infirmière une fois à Noël, et qui se retrouve avec la poche à glace sur la tête, la petite bouillotte aux pattes arrière, le thermomètre sous l’une des pattes avant alors que l’autre est l’objet d’un exercice de bandage croisé qui lui fait un bras en écharpe. Et il y a la vieille Minouche qui a plus de vingt ans depuis pas mal de temps, qui adore se glisser sous les volets de la chambre des filles au printemps et en été quand la fenêtre est ouverte toute la nuit. Elle choisit tantôt l’une, tantôt l’autre des deux sœurs et procède à une toilette tellement minutieuse qu’au bout du compte, l’élue du jour qui n’a plus un cheveu de sec se retrouve avec une coiffure rigide complètement avant-gardiste, avec une crête iroquoise qui sera difficile à brosser avant d’aller à l’école.

Un voyage au siècle dernier dans une enfance magnifique bercée du bonheur de la Vie à la ferme, ce sont aussi ces heures incalculables assise sur le siège gauche du tracteur, toutes ces heures passées la tête au vent à côté du Père, ces heures si précieuses, le regard sur les sillons que la petite charrue à deux socs ouvre encore et encore, ces heures enchantées, parfumées de terre chaude, de purin aromatique, de récoltes bigarrées, de châteaux faits de bottes de paille, de paille qui pique, de pluies odorantes, de foins tout pareils, de grêles dévastatrices, de museaux de vaches, de cloches carillonnantes, de frisons tout doux sur les fronts des veaux, de nez de lapins qui bougent tout le temps, de poules caquetantes, de coqs bien plus terribles que fiers, d’œufs encore tout chauds cueillis dans des nids douillets, de l’odeur aigre-douce de pommes de terre pourries, odeur à la fois effrayante et hypnotique comme un train bondé qui déraille. Un voyage au siècle dernier dans une enfance magnifique bercée de la douceur de vivre au Village, c’est les descentes en luge sur la route du hameau avec tous les gamins alentours, les chaudes nuits d’été et leurs interminables parties de cache-cache, les messes du dimanche dans une église pleine à craquer, les tombolas, les lotos, les matches de football, les kermesses, les bals. C’est l’épicerie toujours ouverte bien avant et bien après les horaires, le facteur qui assure deux distributions journalières à vélo. C’est aussi l’école, la découverte merveilleuse de la lecture et celle plus magique encore de l’écriture; c’est l’agence bancaire agricole tenue par un paysan qui garde bien soigneusement toutes les économies de tous ses clients dans des cartons à chaussures bien étiquetés, bien classés et surtout bien, bien en vue sur une étagère de cuisine, dont la porte qui donne sur la route n’est bien entendu jamais fermée à clé; c’est les Vieux et les Vieilles qui naissent et meurent ici, chez eux, et qui accueillent chaudement la Mère, la gamine et quelques copains d’école venus chanter l’Escalade et Noël comme chaque année. Et comme chaque année, la Mère a pâtissé d’énormes quantités de biscuits variés que la gamine a ensachés et sur lesquels les yeux plissés réjouis des Vieilles comme des Vieux se jettent goulument.

Et les vécus défilent, encore et encore en ribambelles de couleurs, de saveurs, de sons et d’odeurs.

Des voyages, avions, trains, cars, j’en ai connus. Beaucoup. Sur quatre continents, jobs sur trois. Mais parce que les parfums multiples du pelage d’un chat qui dort au soleil sur du regain m’offrent l’Unique, le Seul qui Compte, je ne peux que m’abandonner aux arômes enchanteurs magiques dont les échos chroniques s’inscrivent dans l’Eternel.

Commentaires (2)

Webstory
13.02.2024

Lisez le témoignage de la lauréate Astrid Bartell dans les archives des actualités, ainsi que le mot de Dominique PRETRE, enseignante retraitée histoire et français, membre de la Société des Arts (membre du jury).

Webstory
09.11.2023

Félicitations à Astrid Bartell, lauréate du 1e Prix du concours d'écriture 2023, pour Chroniques.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire