Créé le: 01.10.2019
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Carolle, mon amour

Amour, Notre société, Nouvelle

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© 2019-2024 Willy Boder

Carolle, fille d’un riche viticulteur de la Côte vaudoise, tombe follement amoureuse d’un saisonnier italien…Ce texte n’a pas été primé au concours de nouvelles organisé par la Ville de Rolle, à l’occasion du 700e anniversaire de la localité. A cause d’une petite scène érotique ?
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Carolle, mon amour

 

Les vendanges sont terminées. Les bossettes, méticuleusement lavées à l’eau pompée du lac, sont soigneusement rangées dans la grange. La longue vis du pressoir en chêne a cessé de s’enfoncer au centre des grains dorés, dans une odeur de sueur des ouvriers saisonniers et les coups de sang du vociférant propriétaire-vigneron.

 

Le rouge sang du pinot noir macéré se marie déjà au vieux chêne des tonneaux.

 

Du sang ! Carolle se demande s’il en coulera des gouttes, dans quelques instants, à la sortie de ses petites, puis de ses grandes lèvres. Allongée sur un lit de feuilles sèches, dans la capite de vigne décrépie, verdie par les traitements contre le mildiou, elle est décidée à ne pas s’inquiéter pour cette toute première fois.

 

Fille unique du Domaine de Montbenoît, empoché par la famille bernoise von Graffenried en 1536 lors de la conquête du Pays de Vaud, Carolle plonge son regard bleu dans les yeux olive de Luigi. Elle est tombée follement amoureuse du saisonnier napolitain lors de leur première rencontre à la Débridée, pise de danse rolloise, puissant aimant des amoureux de la Côte. En 1963, les garçons s’y précipitaient en vélomoteurs aussi maquillés que les filles qu’ils allaient tenter de séduire.

Dans la capite aux volets mi-clos laissant passer les derniers rayons de soleil couchant, Carolle caresse tendrement le visage de Luigi. Cheveux gominés, sourcils saillants surplombant des yeux brillants comme l’éclair du désir, nez aquilin dégageant un souffle puissant, moustache soigneusement entretenue, bouche fine et sensuelle qui fait monter en elle l’irrésistible besoin de l’embrasser.

 

Prenant l’initiative, Carolle, la rebelle qui a souvent tenu tête à son père autoritaire, colle ses lèvres sur celles de Luigi, puis faufile habilement sa langue entre les dents du Napolitain. Surpris par tant d’audace car, dans son esprit, c’est à l’homme à prendre ces choses en main selon une progression corporelle que lui seul doit définir, le mâle italien esquisse un mouvement de recul. Avant de se raviser. Après tout, un moment de farniente au début des ébats peut amener du piment à cette relation qu’il souhaite de tout cœur durable.

 

Carolle se fiche pas mal des conventions. Très amoureuse, elle veut laisser parler ses sens dans cette capite imbibée d’effluves de raisins trop mûrs. Elle déboutonne à la hâte la chemise à carreaux bleus et rouges de son bien-aimé, découvre son torse couvert de poils touffus, noie sa main dans cette toison noire en se demandant comment Luigi appréciera bientôt la sienne, fine et blonde, encore voilée par sa jupe plissée.

 

Ne sachant trop comment continuer, Carolle se laisse guider par son instinct. Le désir de la découverte du corps de l’homme au sang chaud, au teint basané, tellement différent des gars de la Côte, la transcende. La Rolloise fait glisser ses doigts sur le ventre de son amoureux, s’arrête brièvement sur le bourillon, avant d’enfiler une main dans le slip blanc tout en détachant, de l’autre main, la large ceinture de cuir enserrant un pantalon en velours côtelé.

 

Tant rêvée par Carolle, l’excitation impatiente de la lente découverte, visuelle et sensuelle, du membre mystérieux de l’autre sexe, ne se produit pas. Luigi est écarlate d’embarras, pas uniquement au visage. Pantalon sur les chaussettes, slip collé à la peau, son pénis en érection est coincé dans la braguette. Stupéfaite par cette scène cavalière, Carolle ne sait que faire.

 

Luigi estime que le piment du farniente a assez duré. Il prend les choses, ou plutôt la chose, en main pour l’extraire de sa prison de coton. La fille de vigneron, rassurée par les baisers fougueux du moustachu, parfois mouillés, distillés avec finesse sur toutes les parties de son corps, s’enhardit. Les amoureux se lancent dans une sarabande de caresses, tour à tour douces comme la rosée du matin sur le raisin mûr, puis fortes comme la grêle frappant les jeunes bourgeons.

 

Pénétrée de bonheur, et…en douceur, Carolle se sent transformée par une forme d’extase attisant tous ses sens à la fois: l’odeur âcre de la sueur de Luigi mêlée à la sienne, la vision de leurs peaux ambrée et blanche inséparables, le mouvement oscillant de ce pendentif d’or blanc en forme de croix qui lui caresse la pointe des seins, la succession de cris étouffés et de respirations haletantes, le ressenti du liquide chaud coulant entre ses jambes.

 

Epuisés, le saisonnier italien et la fille du propriétaire du vaste domaine à cheval sur les communes de Rolle et Mont-sur-Rolle demeurent entrelacés sur leur lit végétal. La vision de Carolle ne s’est pas réalisée : aucune goutte de sang s’est répandue sur les feuilles carmin et or.

 

Recouvrant leurs esprits, les amoureux s’asseyent sur le petit banc adossé à la capite agrippée au coteau, devenue le premier écrin de leur amour. Enlacés, ils admirent les reflets du crépuscule sur la Perle du Léman. La rive française a déjà sombré dans la nuit. De ce côté, un voile de lumière rougeâtre épouse le losange irrégulier du château moyenâgeux, refuge temporaire des hirondelles rustiques venues d’Afrique, via Naples.

 

Les cheveux blonds de Carolle ondulent sous l’effet du Joran qui s’est levé. Le puissant souffle entraîne du même coup un troupeau de moutons à la surface de l’eau turquoise. Egarés, écumant sous la pression atmosphérique, les moutons s’écrasent sur les enrochements de l’Ile de la Harpe, en dérangeant le sommeil de l’obélisque.

 

Près de la capite, le Joran fait frissonner les sarments vidés de leur sève, soulève les feuilles tombées sous les ceps de Rolle de Rolle, fierté de la famille von Graffenried. La beauté de ce paysage idyllique, renforcée par un sentiment d’urgence partagée que tout ne doit pas s’arrêter là, délient les langues.

 

– Carolle, mon amour, je veux vivre avec toi dans cette merveilleuse région. Je t’aime à la folie.

– Luigi, tu combles tous mes rêves de bonheur. Avec toi, je me sens libre et heureuse. Fiançons-nous ! Je vais convaincre mon père de nous laisser vivre ensemble.

 

Le Napolitain réalise alors le fossé qui le sépare de la Rolloise. Son regard se pose, en contrebas, sur le chantier de l’autoroute, la première de Suisse, entre Lausanne et Genève. Avec ses compagnons saisonniers à l’accent du sud, il contribue à faire de ce ruban de bitume et de glissières métalliques le tapis rouge conduisant à l’Exposition nationale.

 

Rapidement, il devra docilement s’en retourner au pied du Vésuve, sitôt terminés les travaux de la Suisse moderne et du progrès automobile qui permettent à Jean-Pascal Delapierraz de se construire un brillant avenir politique.

 

Personne, et surtout pas un riche viticulteur “staubirn”, comme ils disent ici, ne voudra le voir prendre racine sur cette Côte dorée, lui, le petit Italien sans le sou. Sans douter de l’énergie de Carolle la rebelle, il ne voit pas comment sa belle pourrait parvenir à ses fins et lui ouvrir la voie des fiançailles.

 

D’ailleurs, le seul fait de travailler sur le chantier de l’autoroute constitue déjà un handicap aux yeux de Moritz von Graffenried. Le père de Carolle combat, avec la fougue d’un cep empêché de se faire une place dans la caillasse, la construction de cette verrue qui coupe en deux le domaine ancestral, et va isoler les Montois des Rollois.

 

Fort de sa notoriété, vociférant ses droits de riche propriétaire, le viticulteur est “monté” jusqu’au Tribunal fédéral. Dans l’attente de la décision des juges de Mont-Repos, il tempête contre le lâchage de Jean-Pascal Delapierraz, qui a toujours préféré ses amis du Dézaley aux Montois.

 

Carolle ne traîne pas. Le lendemain de ses intenses étreintes, elle pousse la porte du bureau boisé au premier étage de la grande maison bourgeoise, et interrompt la rumination de son père contre l’autoroute.

 

– Père, j’aime profondément Luigi. C’est un homme droit, courageux, honnête, et beau comme un prince. Il vient de Naples, travaille dans la région comme saisonnier sur le chantier de l’autoroute. Je veux absolument me fiancer avec lui.

 

Interloqué, Moritz von Graffenried pose ses grosses mains poilues sur le secrétaire, et se lève d’un bond.

 

– Tu es complètement folle ma fille ! Cet étranger qui détruit notre région n’a pas un sou. Je t’interdis de le revoir !

 

La jeune fille sait qu’elle ne parviendra pas à faire changer d’avis son borné de père. Son seul espoir, car elle entend bien se fiancer avec Luigi, est que la main invisible du destin vole à son secours.

 

Carolle et son amoureux ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. Ils décident de se fiancer, coûte que coûte. A Genève, à l’abri des commérages des Rollois, ils achètent des bagues de fiançailles en or, surmontées d’une perle.

 

Luigi a tout prévu. La cérémonie de l’échange des bagues, entre quatre yeux, aura lieu au large du château de Rolle, à bord d’un dériveur prêté par son seul ami vaudois, chef de chantier sur l’autoroute. Le temps est doux, le clapotis léger, lorsque l’Italien, navigateur aguerri dans la baie de Naples, grée le 420 au mât et au gouvernail en bois. Le Rebat permet à Luigi et Carolle, endimanchés, de naviguer au près, à quelques encablures du château.

 

Soudain, la bise se lève, poussant le dériveur vers l’Ile de la Harpe. Carolle ne sait pas naviguer. Inquiète, le visage grave dans sa robe blanche, elle se fait toute petite sur le bateau, laissant Luigi tirer sur les écoutes de foc et de grand voile, alors que la bise forcit et siffle dans les oreilles des futurs fiancés.

 

Le bateau, vent arrière, s’approche dangereusement des enrochements de l’Ile de la Harpe. Luigi tente une manœuvre de grand largue. Soudain, un horrible bruit de craquement se produit. Le mât se brise, le dériveur chavire, précipitant ses occupants dans l’eau froide. Excellent nageur, Luigi repère immédiatement Carolle qui a bu la tasse et commence à couler. Il plonge, la saisit sous les aisselles, s’emmêle dans les plis de sa longue robe, mais parvient à la tirer jusqu’à l’île.

 

La fille de vigneron a mis de l’eau dans son vin, mais Luigi n’a pas besoin, cette fois, de lui faire du bouche-à-bouche. Lui transi de froid, elle transie de peur, ils se réchauffent en se serrant dans les bras. L’accident ne les fait pas renoncer à l’échange de bagues.

 

“Les bagues !”, s’écrie Luigi, en s’apercevant qu’elles ne sont plus dans sa poche. D’un mouvement réflexe, il saute sur un rocher et plonge dans le lac à l’endroit du chavirage. Il aperçoit l’écrin des bagues enfoncé dans le sable. Contraint de gratter les sédiments, il sent soudain le sol céder, laissant apparaître une cavité remplie d’amphores romaines.

 

Obligé de reprendre son souffle, Luigi refait surface, puis plonge à nouveau. Il découvre alors des milliers de pièces à l’effigie de Jules César ou de Neptune : des aurei en or, des deniers en argent, des sesterces en airain.

Fou de joie, car il devrait être assez riche aux yeux du père de Carolle pour se fiancer avec elle, Luigi emporte le trésor au Domaine de Montbenoît. Accompagné de sa promise, le Napolitain entre dans le bureau de Moritz von Graffenried. Le vieil homme, affalé sur le secrétaire, tient une lettre dans sa main droite. Il est mort d’une crise cardiaque en prenant connaissance du jugement du Tribunal fédéral rejetant son recours contre les travaux de l’autoroute.

 

Carolle fond en larmes, de chagrin certes, mais aussi de joie à la pensée que la voie est libre pour couler des jours heureux sur la Côte avec Luigi. Ils décident d’offrir le trésor romain aux autorités de la ville de Rolle qui, en signe de reconnaissance, leur donnent l’Ile de la Harpe. Les amoureux choisissent d’y ériger une capite de vigne qui ne cesse d’intriguer les Rollois. Lecteur, merci de garder le secret afin que l’amour se perpétue autour des perles du Léman.

 

 

 

 

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