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© 2021-2024 Willy Boder

A la poursuite du crabe, immortel, contrairement à sa victime.
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Ciao le crabe. Je ne te serre pas la pince. Non pas que tes attaques perfides me fassent peur, mais tu ne mérites pas ma plus infime considération. Tu as déjà causé tellement de mal autour de toi. Je t’avertis solennellement aujourd’hui : le sort s’acharnera contre toi avec la même pugnacité que tu as mis à enserrer tes victimes. Tes crimes ne resteront pas impunis.

 

Et pourtant ! Enfant, j’aimais jouer avec toi sur la plage. M’amuser à me faire peur d’être pincé. A quatre pattes, en face de toi qui en possède dix, je te regardais droit dans les yeux, en avançant lentement mon index vers tes deux pattes les plus dangereuses. A ce petit jeu, j’étais toujours le plus fort : jamais tu n’as réussi à refermer tes pinces écarlates sur moi, et faire jaillir le sang.

 

Une nuit pourtant, je faillis mourir à cause de toi. Tu avais réussi à attraper mon poignet. Tu labourais ma chair jusqu’à atteindre une artère. Le sang giclait. J’étais tétanisé. Je sentais un lent endormissement. La vie s’échappait de mon corps assoupi. Paniqué, je me réveillai en sursaut, inondé de sueur. Ce n’était qu’un très mauvais rêve.

 

Le vrai cauchemar, je le vécus soixante ans plus tard. Lors d’un banal contrôle gynécologique, la femme médecin commença par me dire que tout allait bien. Puis, alors qu’elle allait me demander de me rhabiller, elle fronça les sourcils. Elle avait vu, grâce à ses appareils dernier cri, une petite tache sombre. « Ce n’est peut-être rien, mais il vaut mieux vérifier », lâcha-t-elle, en cachant mal une certaine préoccupation.

 

Sale crabe, tu étais entré sournoisement en moi. Tu avais déjà pris possession de mon corps, mais je ne le savais pas encore.

 

Le scanner te découvrit, minuscule, moins d’un millimètre, mais déjà pourvu de tout ton arsenal de destruction massive. Une autre femme médecin, au CHUV, posa le diagnostic : cancer des ovaires. « Quel stade ? », demanda bêtement mon mari, alors que je ne souhaitais pas connaître la réponse.

 

Toi, tu le savais déjà. Depuis plusieurs mois, tu progressais en silence dans mon ventre, hors de portée de tous les détecteurs inventés par les hommes.

 

« Stade 4 A, l’avant-dernier avant le 4 B », répondit la doctoresse en chef, l’air contrit. « On va tout faire pour vous sortir de là », ajouta-t-elle immédiatement.

 

Je pensai que, grâce aux progrès de la médecine qui avaient déjà permis de contrôler les nuisances de plusieurs de tes cousins qui s’attaquaient à d’autres parties du corps, tu n’aurais pas ma peau en passant par mes ovaires.

 

Je décidai donc de mettre toute mon énergie et ma bonne humeur légendaires à te combattre, sale crabe.

 

Une équipe de médecins travailla durant des heures afin de t’éjecter de mon corps. Les chirurgiens prélevèrent plusieurs organes, et en réparèrent un autre. L’opération, compliquée, se prolongea durant la nuit. Elle fut considérée comme réussie. Moi je n’ai rien vu, mais tu provoquas de fortes craintes parmi mes proches, restés longtemps sans nouvelles de cette intervention délicate qui s’éternisait.

 

Au réveil, je pensais que le plus difficile avait été fait. Mais toi, sale crabe, tu savais qu’une petite partie de ta bombe à retardement, impossible à détecter par les hommes en vert, restait dissimulée dans un recoin de mon bas-ventre.

 

Le protocole médical suivi pour t’anéantir passe, aujourd’hui encore, par une chimiothérapie lourde, censée te détruire définitivement, sale crabe, en tuant au passage des parties saines de mon corps.

 

Allongée dans le confortable fauteuil bleu de chimiothérapie, à l’étage de l’hôpital spécialement construit pour lutter contre tes maléfices, sale crabe, je souffrais parfois davantage que mes congénères. Pourtant, je m’efforçais de t’oublier, en remontant le moral des mes voisines. Je faisais même rire les infirmières. Je voulais absolument vivre, pour rester avec mon mari, mes enfants, et pour voir grandir mes petits-enfants.

 

Deux fois de suite, sale crabe, tu fis tomber mon abondante chevelure tant aimée. J’adorais me coiffer différemment : c’était l’un des signes extérieurs de ma créativité débordante. La coiffeuse me rasa le crâne. Je pleurai de rage, puis j’inventai des couvre-chefs multicolores dont l’originalité fit encore sourire les infirmières.

 

Tu te montras particulièrement vicieux, sale crabe. Ton poison n’était pas dans la case génétique débouchant sur un traitement performant. Au fil des mois, la chimiothérapie s’avéra soit inefficace, soit beaucoup trop violente. Par deux fois, sale crabe, tu faillis avoir ma peau par arrêt respiratoire ou insuffisance cardiaque. Les multiples appareils qui m’entouraient sonnaient sans arrêt, ce qui déclencha le bal des infirmières, puis celui des médecins.

 

Les hommes de science ne baissèrent pas les bras. Moi non plus, bien sûr.

La double dose de chimiothérapie, combinée avec de nombreux produits destinés à combattre les puissants effets secondaires instantanés, s’avérait trop brutale, si elle était diffusée en quelques heures.

Je fus donc hospitalisée en soins continus pour que les substances qui devaient te tuer, sale crabe, puissent s’insérer lentement dans mon corps, durant toute la nuit et une partie de la matinée du lendemain.

 

Les médecins étaient contents. Moi aussi. Le marqueur du cancer était revenu à un niveau normal. On tenait enfin un traitement efficace contre tes vicieuses pinces-cisailles, sale crabe.

 

C’était sans compter ton alliance machiavélique avec un autre poison : le virus Covid-19. Importé de Chine, il remplissait les services des urgences et ceux des soins continus. Les médecins ne me dirent pas toute la vérité, alors que toi tu jubilais dans ton coin, sale crabe. Tu savais déjà que tu me tuerais à petit feu.

 

Moi, j’y croyais encore, lorsque le corps médical m’annonça sa décision d’entamer un nouveau traitement. Les médecins évitèrent de me faire savoir que c’était par manque de place aux soins continus. Ton partenariat avec Covid-19, sale crabe, barra le chemin au seul traitement efficace que mon corps, non médical, acceptait.

 

Les effets secondaires du nouveau produit furent terribles. Je restais couchée des journées entières. Epuisée, vidée, pliée de douleur. Je ne sentais plus mes pieds. Sale crabe ! A cause de toi, je dus renoncer à mes derniers plaisirs autonomes : marcher au bord d’un lac, jouer de l’accordéon, tricoter. Le marqueur, qui indiquait ta progression, explosa.

 

Non content d’avoir détruit la majorité de mon bas-ventre et attaqué la surface de mes poumons, tu te jetas ensuite sur mon intestin, sale crabe. Tout se bloqua : au fil des semaines, je cessai de pouvoir manger et aller aux toilettes. Percé de toute part, mon intestin se révéla irréparable, malgré plusieurs opérations.

 

La sortie de l’hôpital, sans cesse repoussée, s’estompait, puis finit par être remplacée par cette expression pudique des médecins : soins palliatifs. Tu dois aimer ces deux mots, sale crabe. Ils indiquent que tu as gagné.

 

Je te hais, sale crabe. Tu m’as fait souffrir le martyre, physiquement et psychologiquement. Tu m’as enlevé à mes petits-enfants, à mes enfants, à mon mari, à mes amies.

 

Sache toutefois que tes victoires quotidiennes, moins nombreuses d’année en année, seront, un jour, transformées en défaites, puis en capitulation. L’armada de scientifiques et de médecins finiront par avoir ta peau, sale crabe.

Comment ? Par ce qu’on appelle les progrès de la médecine. Ces hommes et ces femmes, en blanc et en vert, t’arracheront les pinces. Tu deviendras handicapé à vie. Tu devras subir ce que tu as fait subir aux autres.

 

Le seul crabe survivant sur Terre vivra alors dans le sable, redevenu le banal jouet de plage de mon enfance.

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