Créé le: 09.08.2023
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16h47

FictionMémoires 2023

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© 2023-2024 Jacques Defondval

Mon garçon, tu vas devoir apprendre à quel monde tu veux appartenir : celui des hommes ou celui de la vermine et des charognards.
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L’édredon blanc a disparu sous l’épaisse couverture bleue. Il l’a demandée, il a froid. Sa mâchoire tombe et la bouche ouverte, il dort. Ses yeux restent légèrement entrouverts de sorte que François Belmont n’est jamais certain du sommeil de son père. Il regarde cet homme qu’il a pu haïr dans sa jeunesse, cet homme qui a été aimé, respecté et parfois adulé. S’il ne dort pas, se demande-t-il, où part-il dans ces moments ? Et puis, comme un automate sur lequel on repositionne l’interrupteur de contact sur “ON”, Charles ouvre brusquement les yeux et poursuit l’histoire là où il l’avait laissée.

— C’était une jument très affectueuse. Elle s’appelait Lisette. Mon père ne l’attachait pas dans son écurie et tous les matins, elle partait s’abreuver librement à la fontaine. C’était mon réveille-matin. Le bruit de ses sabots qui passait devant ma chambre était le signal du début du jour.

Et Charles entend encore ce chant du passé, il fredonne doucement cli-clop, cli-clop.

François, lui, n’a jamais connu Lisette. Dans l’écurie, il y avait un tracteur Renault orange qui avait remplacé le cheval. Mais la fontaine était toujours là et le soir, elle devenait le point de rencontre de toutes les vaches de la Rue du village. Il se dit qu’entre l’enfance de son père et la sienne, il pouvait encore partager des repères communs. Ce qui, avec ses propres enfants, était devenu impossible. Les références de l’histoire collective avaient muté trop profondément depuis sa génération.

— Quand on allait aux champs, ton grand-père n’avait jamais besoin de guider Lisette pour rentrer. On grimpait tous sur le char et grand-père murmurait “Hue”. Il n’avait jamais besoin d’élever la voix. Et Lisette s’en retournait à son écurie sans un écart.

Il sourit légèrement.

— Certains soirs, on voyait des voisins rentrer, tard après le travail des champs et ils dormaient sur leur attelage, confiants d’arriver là où le cheval les menait.

Après un silence je vois apparaître sur son visage cette expression de fausse innocence qui présage d’une suite plus scabreuse :

— Bon, il pouvait y avoir des accidents dramatiques. Je ne sais pas si tu as connu ça, mais tout au fond des Genevrey (Il prononçait Dzènèvraz en patois), il fallait traverser la voie de chemin de fer sur un passage à niveau non gardé pour aller aux Iles. Oui ? Eh bien un soir, le père de … attend, le fils s’appelait, euuh, le frère c’était Ernest, mais lui c’était … Jean. Djan. Djan Dzellouille.

La moitié du village, peut-être plus, était composé du patronyme Delaloye. Par la force des choses, les habitants avaient élaboré depuis des générations un dictionnaire de surnoms destinés à distinguer clairement de quelle famille on parlait. Ainsi Dzellouille était une mutation orale de Delaloye.

— Oui, alors le père de Djan s’était endormi sur son char… ah oui, ça me revient maintenant, lui, c’était Emile. Oui, mais le cheval, lui, n’a rien regardé et le direct Genève-Milan a tout emporté… Emile, le cheval et le char. L’agent de police qui s’était rendu sur les lieux a dit le lendemain qu’on arrivait plus à savoir à qui appartenaient les os, au cheval ou à Émile. Tu te rends compte ?

Le fils regarde son père. Il s’est rendormi. Une grosse veine pulse lentement, très lentement le long de son cou. Il a gardé sur ses lèvres l’ombre de son sourire. Mais autre chose, par derrière, doit le déranger car il fronce ses sourcils. Comme pour se concentrer sur un problème difficile à résoudre.

L’histoire de Charles propulse François dans le champ de sa propre enfance. Son grand-père avait en plus du tracteur, un tracasset, avec lequel il se rendait sur le lieu de ses vignes et de ses vergers. Souvent, François l’accompagnait, assis derrière, dans la petite remorque. Ils allaient parfois jusqu’au lieu-dit “La Cerise”. La route en terre battue était jonchée de profonds nids de poules sur lesquels la petite remorque bondissait, affolée. Grand-père, imperturbable et stoïque ne ralentissait jamais. Sauf devant ce passage à niveau maudit devant lequel il s’arrêtait brusquement pour guetter avec attention, à gauche et à droite, l’éventualité silencieuse et maligne de la venue du direct mortel Genève-Milan.

Grand-père se prénommait Henri mais personne dans la famille ne l’appelait par son prénom. Son nom unique c’était Grand-père, c’était une figure. Avec deux visionnaires caractériels de sa trempe, il avait fondé la cave Provins du village. Pour ne plus dépendre du bénéfice des autres sur le vil prix accordé à leur travail. Pour ne plus devoir abandonner leur vendange que les marchands de vin avaient dédaignée. A eux trois, ils avaient convaincu d’autres vignerons à se mettre ensemble pour partager les risques, les pertes et les gains, mais surtout la liberté d’être maître de leur destinée. De tâcheron courtisan ils accédaient au titre Sociétaire. Mais enfant, François ne sait de la vigne que la graine sucrée qui fend sous la dent à l’automne et l’odeur chaude du marc de raisin fumant aux matins d’hiver. A ce moment, c’était le temps de la grappille et il était facile de repérer les petits raisins flétris sur les ceps dénudés.

Grand-père exerçait un double métier, il était aussi négociant. Tout le rez de chaussée de sa maison était occupé par un commerce. Ce magasin proposait tout ce dont un villageois pouvait avoir besoin en passant de l’alimentation à la mercerie sans oublier la quincaillerie, les céréales en vrac ou la vaisselle. Mais cette deuxième activité économique était le domaine exclusif de Grand-mère.

L’argent était peu utilisé. Grand-mère avait un grand registre qui ressemblait à un évangile dans lequel elle calligraphiait les comptes de chaque acheteur régulier. En commerçante avertie, elle offrait à ses clients des petites friandises, le temps de compléter leur liste. Il y avait là des sugus, des pastilles de menthe ou des bonbons au réglisse appelés “briquette” parce qu’ils avaient la forme et la couleur des combustibles de charbon compressé. Un jour, ce fut une boite métallique pleine de Petit-Beurre qui avait pris la place des pastilles. Elle n’était plus vendable. Le transport l’avait un peu cabossée sur le côté. Personne ne devait plus garder le moindre souvenir de cette boite. Sauf lui, François.

Le fils regarde son père et reconnaît dans ces traits les mêmes sillons qui gravaient le visage de son grand-père. François se demande si, à la fin de sa vie, son visage rejoindra lui aussi les traits de son père.

— Hein papa, Grand-Père ne te t’a jamais parlé de celle-là ?

Maintenant c’est François qui sourit. Lui non plus n’en a jamais parlé. Il avait eu honte, puis peur que sa honte soit étalée et puis il avait oublié. Le temps, l’entropie, Cronos recouvre tout. Kundera avait raison, rien ne sera pardonné, tout sera oublié.

Soudainement, Charles ouvre de grands yeux écarquillés sur le mur blanc qui fait face à son lit. Sa main sort de dessous la couverture et il pointe de son index le mur vide.

— C’est qui lui ?

François regarde dans la direction de l’index. Non, il ne le connaît pas. Depuis le début des hallucinations de son père, il avait opté pour une posture de connivence, peut-être même de complaisance, avec les multiples réalités de Charles. Qu’importe la vérité de sa réalité ? Et à la fin qu’est-ce que la réalité ? Ce qui importe à François, c’est de ne pas abandonner son père seul au monde dans lequel il est entré. Alors il scrute attentivement le mur blanc. Il lui demande de faire le portrait de ce visiteur. Charles hésite puis se détend.

— Ah, il est parti.

Sans transition il raconte que la nuit passée, quelqu’un était venu dans la chambre et qu’il avait déroulé sur le mur la carte des secrets de l’univers. C’était une carte immense qui contenait des millions de dessins et explications. Charles les avait tous lu, l’un après l’autre.

— Je lisais et je comprenais tous les mystères, même celui de la matière noire.

Il s’est tu. Son regard perplexe et émerveillé fixe le mur où la carte peut-être pourrait apparaître à nouveau.

Et déjà, ses yeux se ferment à demi. Il n’est plus là. La chambre est silencieuse dans ce milieu d’après-midi. François ne veut pas, ne peut pas réveiller son père mais il faudrait pourtant qu’il lui parle. Le temps approche. Il y a deux jours le médecin chef du service avait été sans pitié. Charles était entré dans la phase palliative.

François voudrait lui dire la brûlure qu’avait laissée la boîte de biscuits dans laquelle il avait puisé compulsivement. Comment, horrifié par son méfait, il avait tenu tête à Grand-mère en niant farouchement toute implication dans le forfait. Au repas du soir, Grand-père, lui avait simplement dit :

— Mon garçon, tu vas devoir apprendre à quel monde tu veux appartenir : celui des hommes ou celui de la vermine et des charognards.

François était resté tétanisé par la violence de ces mots dont il ne connaissait pas le sens mais qui en avait saisi toute la noirceur. Grand-père avait posé la boite de biscuits sur la table. Il n’avait posé aucune question, c’était inutile. François n’avait rien nié, c’était devenu sans objet.

— Ce que tu as commencé, il faut le finir. Ce sera ton dessert. Un chaque jour.

Il restait trois rangs de trois biscuits dans la boite. Ainsi, pendant neuf jours, tous les soirs, François avait ravalé avec peine la honte d’être un charognard qui aura à jamais le parfum du Petit-Beurre. Sa plus grande angoisse était le retour de ses parents. Au neuvième soir, Grand-père avait repris la boite vide et François ne l’avait jamais revue. Grand-père n’avait rien dit, épargnant à François l’humiliation de la dénonciation. Cette histoire resterait entre Grand-Père et lui. Et puis le sable du temps l’avait recouverte.

François se demande pourquoi tout à coup, ce détail futile revient à la surface de sa conscience. Il se sent un peu ridicule. Pourquoi ce souvenir soudain et ce besoin puéril de ne rien laisser sous le tapis ?

Dehors, la lumière d’avril s’amoindrit et efface les couleurs. La respiration de Charles est rauque. Il n’a pas bougé depuis une heure si ce n’est de brusques sursauts qui le secouent parfois. La chambre s’obscurcit et de blanche devient grise. Charles s’éveille comme d’habitude, en soulevant soudain ses paupières. Il ne dit rien et son regard reste fixe. Ses deux sourcils se sont encore rapprochés comme sous l’effet d’une intense concentration. François connaît cette expression, quelque chose le dérange. La voix de Charles a retrouvé son timbre et résonne dans la chambre :

— J’ai un compte bancaire à ton nom. Il doit y avoir suffisamment pour les obsèques.

— Papa… on en parlera plus tard…

Charles fait un signe de la main qui a retrouvé toute son assurance paternelle. Un geste impérieux qui n’a jamais souffert aucune discussion. François se tait en souriant doucement. Il reconnaît là l’impatience autoritaire de son père quand il s’agit de clore toute ingérence dans ses affaires.

— Pour le reste tu sais tout. Tout a été notarié.

C’est vrai, voilà déjà dix ans que son père avait réglé sa succession patrimoniale. François possède une copie de ce document authentique.

Les sourcils sont toujours contractés et ses paupières se sont refermées. Pour la première fois depuis que François a commencé ses visites, Charles lui parle avec ses yeux fermés :

— Tu trouveras toutes les informations dans ma table de nuit. Tout est écrit. Une toux violente et profonde le secoue longuement. Il s’abandonne sur son oreiller, épuisé. Le silence est revenu.

François s’est levé. Sa présence dans cette chambre lui apparaît tout à coup comme indécente. Il se sent de trop, encombrant. Son père a besoin d’être seul.

Dans le couloir, il avertit l’infirmière responsable de son départ. Non, Charles ne va pas bien.

Au dehors il pleut doucement. François, comme après chaque visite, est littéralement assommé. Étourdi, il lève son visage vers les nuages pour accueillir avec reconnaissance, cette eau qui lave les peines.

François n’a qu’une envie, se retrouver chez lui pour partager un verre de vin avec son épouse. Une heure de trajet le sépare de sa maison. A 16h47, il le sait, c’est écrit sur l’écran GPS de sa voiture, l’hôpital appelle pour l’informer du décès de son, père Charles Belmont, né le 30 novembre 1926. Une brève onde tellurique fait tanguer la voiture. François repassera à l’hôpital demain matin pour régler les premières formalités. Sa première pensée va à son père :

— Je t’avais bien compris papa. Tu n’attendais que ce moment n’est-ce pas ? Que je te foute la paix.

François n’est pas rentré chez lui. Il a appelé son épouse, il veut se rendre d’abord à l’appartement de Charles. En poussant la porte il entre dans le silence et l’absence. Dans la chambre, des relents de médicaments rampent encore. François ouvre le tiroir de la table de nuit. Il trouvera tous les documents dont son père lui a parlé. Il a même trouvé un démenti à une vieille conclusion établie par ignorance il y a presque soixante ans. Tout était rangé dans une boite de Petit-Beurre qui était un peu cabossée.

Commentaires (2)

Webstory
13.11.2023

Merci de votre participation au concours 2023 – Mémoires. "16h47" figurait parmi les dix premières histoires retenues dans la sélection du jury.

Thierry Villon
10.08.2023

Merci Jacques, ton texte sonne très vivant, malgré les circonstances.

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