Créé le: 04.08.2024
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Yaya

Contes, Histoire de familleAu-delà 2024

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Je dédie ce joli conte à toutes les grands-mères du monde.
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Cet été-là, j’allais connaître ma grand-mère. Ma yaya. Dès que je l’ai vu, j’ai de suite été attiré par elle et j’ai couru pour l’embrasser. Je n’ai plus bougé de ce vieux banc en pierre tout à côté de sa chaise à bascule. J’étais happé. Pas seulement par le fait d’entendre ses incroyables histoires, mais aussi par les phénomènes se référant à elles.

Enthousiaste, le soir-même, j’ai raconté à mon père ce que faisait et racontait ma grand-mère. Cette nuit-là, j’ai entendu mon père réfléchir à voix haute et dire que la magie recommençait.

 

Chaque fois que je pense à elle, je la revois assise sur sa chaise à bascule avec un long bâton de cerisier en fleur dans sa main. A ses pieds, depuis ce parfait mirador, on voyait la rivière et le champ de maïs. Elle aimait faire face au soleil et elle tournait sa chaise au fur-et-à-mesure que celui-ci tournait. Sur ses genoux, un petit poussin de Cloti et un sourire éternel que le temps qui passe avait récompensé d’une extrême douceur.

 

« Et bien oui, mon loulou » – elle m’appelait ainsi – . Et me disait : « C’était il y a très longtemps. J’étais bien petite lorsqu’on m’envoya chercher des œufs pour mon grand-père qui était malade du poumon et nos pauvres poules travaillaient comme des folles ! »

Tandis qu’elle me le racontait, elle dessinait des cercles dans la terre avec son bâton. Moi je regardais fasciné ses dessins qui surgissaient depuis le centre et recouvraient vie : des fleurs aux mille couleurs qui s’élevaient et disparaissaient dans l’air, des perruches qui se perdaient dans le champ de maïs, des arcs-en-ciel qui nous souriaient.

Puis elle continuait : « Au retour, le panier rempli d’œufs, je décidai de rentrer par les arbres en sautant de branche en branche. Il ne m’en resta pas un ! Ma seule chance fut Cloti. Je me suis mise à genoux devant elle. Elle fit beaucoup d’efforts mais elle m’en donna. Après, j’ai dû supporter ses caquètements à toute heure ! Elle avait beaucoup de caractère. Nous sommes devenues amies. Cloti était pour moi tout aussi importante que Pancho pour Nicomède »

 

Le bâton continuait de dessiner. Cette fois, dans les cercles, apparaissaient des galets dorés qui allaient se jeter en cascade dans la rivière. Les gouttes montaient nous asperger joyeusement le visage; moi j’ouvrais en grand la bouche pour savourer ce nectar au goût de mandarine. « Mais yaya, comment tu fais ? » – lui disant tout étonné et elle me répondait : « Quoi donc mon loulou ? ».

Lorsque la chaleur faisait rage, nous allions jusqu’au moulin nous coucher sur les sacs de farine ; depuis là, je regardais le plafond qui était brodé de blanches dentelles faites en toile d’araignée. Un très joli artisanat qui se balançait et faisait osciller tout le moulin. Moi je riais, ce qui faisait sortir par un petit trou poreux du sac, une fumée farineuse pulsée vers le haut. Alors la yaya levait son bâton et dessinait dans l’air un firmament d’objets ailés qui, malgré le ton blanchâtre de la farine, prenaient bien de jolies couleurs.

Nous passions des heures ainsi enlacés à rire et observer Madame araignée mécontente de son nouveau costume poussiéreux. Lorsque nous partîmes de là-bas, nous ressemblions à deux fantômes encore plus blancs que le tapis de marguerites qui bordait le moulin.

 

J’étais épanoui. Je ne voulais plus quitter cette place pour rien au monde et les vaines tentatives de mon père pour me ramener un quelconque petit camarade pour jouer échouaient étant donné le peu d’intérêt que je démontrais à ce dernier. Le jeu de ma yaya était bien plus émouvant et j’étais bon client. Nous étions juste sortis une fois pour acheter le nécessaire pour faire des « rosquillas ». « Tu te guideras par l’odeur »; et ce fut ainsi. L’arôme de l’essence anisée était plus fort que celui de la rivière. « Au retour, nous traverserons la mer. Je connais un raccourci ! » – me dit-elle. Moi je ne voyais que de l’eau. Un océan sous mes pieds. « C’est facile de traverser ! Je connais les montagnes de la mer ! » Nous croisâmes donc cette étendue, baskets à la main, pantalon remonté, avec une sensation de pouvoir divin qui me fit sentir unique.

 

Les joues encore rougies par le vent, nous dégustâmes tranquillement les biscuits face au champ de maïs qui entama un mouvement ondulatoire. Une danse de bienvenue de ces charmantes toisons dorées qui semblaient danser pour elle. « Très bien ! Il adore se faire ressentir » – murmurait-elle en applaudissant.

 

Tout était surprenant mais j’attendais les siestes avec impatience. Ma yaya se berçait et, dès cet instant, venaient se poser sur sa chaise des oiseaux intensément colorés qui la bordaient. J’étais stupéfait par cette vision. Certains se posaient vers sa tête et d’autres à ses pieds. C’est à ce moment-là que le champ de maïs entamait son spectacle. Les épis émettaient un doux murmure cadencé tandis qu’une mélodie naissait de l’effleurement des feuilles se transformant en un : « Shuuuuuuut… La yaya dort ». J’essayais tant bien que mal de deviner d’où pouvait bien sortir ce murmure mais, pour finir, moi aussi je m’endormis. Ma grand-mère m’a enseigné à toujours voir les choses incroyables sans peur de l’inconnu et je finis par accepter tous ces événements de façon naturelle avec la même sérénité dont elle faisait preuve. Puis elle me raconta : Peu de temps après avoir connu Nicomède, ton grand-père, nous nous sommes mariés lors d’une cérémonie célébrée dans le champ de maïs. Juste lui et moi. Le champ nous a fourni une couche de velours et se fut le jour le plus beau de toute ma vie. »

Ma grand-mère était une femme d’une grande spiritualité même si elle n’était pas non plus une grenouille de bénitier. Elle disait que la véritable religion c’était la bonté. Elle me disait : « Nicomède était inventeur et travaillait énormément, de temps à autres, sur une sorte de parachute horizontal pour aider Pancho, notre bœuf, à labourer plus aisément mais cela n’a jamais fonctionné. Un jour, il y eut une grande tempête. Cette chose s’est gonflée d’air de façon préoccupante et finit par emporter Pancho et Nicomède. Moi je criais de lâcher mais il n’en fit rien. Seul un arbre eut raison de lui, ce qui lui coûta une jambe cassée. Pancho avait disparu. Durant la nuit, seul ton grand-père entendait les meuglements de son ami. Dès l’aube, avec sa jambe brisée, il partit pour les collines et retrouva Pancho coincé sur un pommier. Il avait mangé toutes les pommes et les feuilles. Ton grand-père a dit que c’était le meilleur taillage d’arbre qu’il avait jamais vu ! »

 

Moi je la regardais avec des yeux aussi grands que des fenêtres et la tête tendrement penchée sur le côté et elle, elle fermait les siens et disait en souriant : « Aïe… Nicomède, Nicomède…! » tandis qu’une floppée de papillons virevoltaient autour de sa tête.

 

J’ai appris à taire beaucoup de choses aux yeux des gens. A faire silence sur toutes ces anecdotes extraordinaires et difficilement crédibles pour le commun des mortels.

Chaque départ, à la fin des vacances, les adieux m’arrachaient le cœur. Je me sentais orphelin, avec une insupportable tristesse. Jamais je ne le surmontais. Mais un changement de pays inévitable me fit perdre raison. Le résultat fut une précoce rébellion et seul le souvenir de ses blanches étreintes du moulin et de cette énigmatique phrase qu’elle me dit m’apaisèrent toutes ces années : « Vous reviendrez deux loulous ! »

 

Adolescent, j’avais passé le cap de ces « bêtises » et j’avoue avoir douté de tout ce que j’avais vu durant ces étés. Toutefois, certaines nuits, je tentais de comprendre ce qui s’était passé là-bas. Peut-être autant de soleil avait altéré mon esprit ? Peut-être la réverbération de la rivière m’apportait une réalité distorsionnée ? Peut-être était-ce juste le vent dans ce champ de maïs. Je ne sais pas. Mais je m’endormais souvent en ressassant ces questions.

 

J’ai pris bien des chemins de vie. Pas toujours très droits et la yaya semblait n’être qu’une anecdote de mon enfance. Mais le jour où je suis devenu papa et que la vie m’en a fait payer le prix fort, j’ai décidé d’y retourner un long et chaud été.

 

Elle était là-bas, au même endroit. Mon sang n’a fait qu’un tour. J’étais submergé par une profonde émotion que j’ai dû, non sans mal, maîtriser afin de ne pas me désagréger. Je ressentais une immense tendresse envers elle et surtout la sensation de ne pas m’être comporté comme il le fallait (sans parler du temps privé d’une personne extraordinaire).

Mon fils couru vers elle comme jadis je l’avais fait. Puis, je l’ai enlacé longtemps, en silence. Elle devait dépasser au moins les cent ans. Elle nous emmena voir Cloti (il y avait toujours une Cloti). Elle disait qu’elle passait tout son temps à couver le même œuf et qu’elle avait besoin de compagnie. Je les ai laissés sur place et suis rentré défaire les valises. Lorsque j’ouvris la fenêtre, mon fils était assis là où je m’asseyais, sur le vieux banc en pierre, devenu légèrement doré. Yaya dessinait des cercles par terre avec son bâton. Je vis lorsqu’elle retourna sa chaise en direction du champ de maïs. J’ai cru voir qu’il ondulait mais c’était sûrement le vent. Mon fils vint me voir et me dit : « Tu sais que la yaya nous attendait ? Et tu sais qu’elle a des papillons autour de sa tête ? ». Nous sommes restés là tout l’été et mon fils n’était qu’amour avec son arrière grand-mère. Ils étaient pareils. Deux rêveurs, comme deux gouttes d’eau ! Le rire, les gestes, la bonté. Ils s’adoraient.

 

J’avais la sensation que nous étions rentrés chez nous. C’est vrai. Elle nous attendait. A la fin de l’été, elle nous a quitté. Elle nous avait dit, quelques jours avant, qu’elle avait été une femme très heureuse et que tout avait valu le coup d’être vécu mais que c’était le moment de partir pour elle, que Nicomède était venu la chercher et qu’il était fatigué de l’attendre. Puis elle me demanda de parsemer le champ de maïs de ses cendres pour rejoindre celles de son amour.

 

La nuit où la lune est apparue de toute sa splendeur et qu’elle illuminait, à notre grande surprise, tout le champ de maïs m’a semblé être le meilleur moment. Nous montâmes sur le banc de pierre et, depuis ce joli mirador, nous lançâmes ses cendres. Elles volèrent au loin et restèrent suspendues quelques secondes en l’air puis se changèrent en étoiles scintillantes qui retombèrent sur le blond champ et qui, suite à cela, entama la plus belle et captivante des danses qu’il m’ait été donné de voir. C’est mon fils qui me tira de cette extase en me prenant tranquillement par la main et en me disant : « La yaya m’a dit qu’après son envol, le poussin sortirait de l’œuf ! »

 

Au matin suivant, j’ouvris la fenêtre sur une journée radieuse. Mon fils était sur la chaise à bascule. Il faisait des ronds par terre avec le bâton de cerisier qui n’avait jamais été aussi joliment fleuri et regardait danser le champ de maïs. Sur ses genoux, un petit poussin qu’il nomma : Cloti.

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