Créé le: 22.03.2024
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Y’a plus de vaches !

Animal, Contes, Nouvelle

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© 2024 Cédric Tonoli

Chapitre 1

1

L'histoire courte de la vie des habitants d'une vallée, qui se trouve chamboulée suite à l'arrivée d'une personne de la ville. Prix de la ville de Gruyère 2016
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Ben, ma foi il n’y a plus de vaches. Ce n’est pas compliqué, elles sont toutes parties. Alors bien sûr ça laisse un grand vide dans le paysage. On sent qu’il y a quelque chose qui manque au premier coup d’nez. J’aimerais bien vous dire que tout va bientôt rentrer dans l’ordre, mais sincèrement je n’y crois pas. Elles sont parties pour de bon, c’est comme ça, on y peut rien. On n’y peut plus rien en tout cas. Si on voulait faire quelque chose, c’est avant qu’il aurait fallu agir. Maintenant c’est trop tard. Il nous reste plus que les yeux pour pleurer comme y disent en ville. Alors on pleure, c’est vrai c’est rageant à la fin. En plus ce n’est pas de notre faute à nous autres. On a rien demandé. On aimerait juste que tout soit comme avant, quand nos belles vaches broutaient calmement dans les pâturages. Au lieu de ça, il n’y a plus rien. Notez que je ne dis rien, mais il nous reste toujours les bœufs et quelques taureaux. Mais bon ce n’est pas la même chose. Attendez, qu’on se comprenne bien, je n’ai rien contre eux, ce sont des bons animaux, ils sont gentils, mais on peut pas vraiment compter sur eux pour avoir du lait, on est d’accord ?

 

Remarquez, le lait ça fait déjà un petit moment qu’on en avait plus. Déjà bien avant que les vaches ne disparaissent, il faut croire qu’elles s’étaient mis en tête de ne plus en faire depuis belle lurette. Et puis, personne n’ignore que quand une vache décide quelque chose, autant dire que celui qui lui fera changer d’avis n’est pas encore né. C’est qu’elles sont têtues ces bêtes, surtout les nôtres. Mais de là à imaginer une fugue de cette ampleur, franchement il fallait être devin ou alors avoir 20 sur 20 aux tests de vue de l’esprit. Evidemment, avec le recul on peut discerner quelques éléments précurseurs, quelques pistes qui pouvaient nous induire vers un début de solution. Mais franchement à quoi bon ? Ça ne les fera pas revenir, elles sont loin maintenant. Probablement à Paris ou Milan en train de vivre la grande vie.

 

Mais c’est vrai qu’on aurait dû se méfier, quand l’autre a débarqué. Avec ses habits, son style et sa démarche, sans parler de sa coupe de cheveux. C’est sûr qu’il était différent. Les ennuis à plein nez ça puait, mais nous autres on a rien sentis. Au contraire on s’est dit tiens, il a l’air sympa, bizarre, mais sympa. Il venait de la vallée, là en bas. Un grand sourire et des tapes dans le dos, même sur nos épaules dénudées et transpirantes après une longue journée aux champs. Et puis ça faisait plaisir, on aimait bien. Il disait tout le temps qu’on était « coule », « hyper coule » parfois même. Je ne sais pas s’il parlait du fait qu’on ne savait pas nager. Mais en tout cas ça avait l’air bien d’être « coule ». Ça donnait envie de se baigner.

 

Edouard Joe, il s’appelait comme ça. Bon, bien sûr, on pouvait l’appeler Ed’, avec une apostrophe à la fin. Ça faisait « coule » aussi. Alors on l’appelait Ed’. Il avait 37 ans, un beau physique bien en muscle et une dégaine d’acteur de cinéma. Et pour cause, il travaillait dans la mode. Un jour, il nous a expliqué son travail, c’était après la désalpe, il y a 2 ans. Ed’ était manager, c’est un mot anglais pour dire qu’on s’occupe de choses. Après, il semblerait que les choses ne s’étaient pas bien passées. Tout n’était pas clair dans les détails, mais bref, disons qu’Ed’ est arrivé ici pour changer d’air. Et c’est vrai pour ce qui est de l’air on en manque pas, et du bon, du celui qui sort du cul des vaches et tout et tout. Mais bon c’était avant quand on avait encore des vaches, maintenant il n’y a plus que de l’air, de l’air comme partout et ça sent plus trop.

 

Au début, on l’a trouvé sympa, un peu fada bien sûr, mais drôle aussi. Quand il nous a dit qu’il voulait élever des vaches, que c’était ça dont il avait besoin en ce moment dans sa vie, on a un peu rit, mais je crois qu’Ed’ était sérieux. Il voulait vraiment faire ça. Alors pourquoi pas, après tout. En plus, tout le monde l’aimait de par chez nous. Les femmes du village aussi. Il avait trouvé de quoi se loger dans la grange de Firmin. Il passait ses journées à se promener dans les pâturages, à guigner dans les fermes. Au bout de quelques semaines il connaissait toutes les vaches par cœur, il apprenait leur numéro inscrit sur l’oreille, et les récitaient. Il se baladait, une fleur en bouche et caressait la croupe des belles en leur racontant des histoires.

 

On a fini par s’y attacher au bonhomme. On l’aimait bien Ed’. Parfois le soir il venait chez nous pour manger la soupe et le fromage. C’est les femmes qui insistaient surtout, mais nous on ne disait pas non. Ed’ avait, aussi pour nous, tous pleins d’histoires à raconter. Des aventures de la ville. C’était beau, ça faisait rêver, mais ça reste quand même un drôle de monde. On était un peu triste pour lui. Ça se voyait qu’il n’était pas ici de son plein gré, comme ils disent à la télévision. Je suis sûr qu’il avait autant envie de se trouver ici que d’avoir des morpions collés au cul. Ed’ y mettait du bon cœur et de la bonne humeur, même s’il en avait gros sur la patate. A tous les coups une histoire triste, peut-être d’amour ou de meurtre, ou carrément les deux, allez savoir. Toujours est-il qu’il a trouvé ici son exil loin de la vallée.

 

Quand le vieux Firmin est tombé malade, il lui a tout naturellement proposé de s’occuper de son bétail. Ed’ était content, on avait jamais vu quelqu’un d’aussi prévenant au milieu des champs. Il fallait le voir courir comme un dératé, entre l’auge et l’étable pour devancer les désirs de chacune d’elles. Il courait, courait à en perdre le nord et aussi l’haleine. Les vaches avaient l’air assez heureuses. Autant qu’il soit possible de juger, elles étaient plus détendues et rieuses. Il y en a même qui oubliaient de regarder le train. Ed’ il passait la panosse, torchait et rafistolait les quatre coins de la grange.

 

Et puis Ed’ ne manquait pas d’idées pour améliorer les choses. Enfin, améliorer ; disons plutôt pour faire bouger les choses. Déjà qu’il parlait vite, mais ses idées fusaient encore plus vite. Il fallait voir ça autour du petit coup de gnôle en fin de journée. On avait intérêt à bien s’accrocher pour ne pas tomber. Tiens, il nous a dit un jour qu’il fallait trouver un nom aux vaches. Rien que ça, un nom ! Et pourquoi pas leur donner une carte d’identité pendant qu’on y est. On s’était bien marré nous autres, et en se tapant sur les cuisses en plus. Mais il insistait Ed’, comme quoi ce n’était pas très humain de leur accrocher une boucle d’oreille en plastique avec un chiffre pour toute identité. Il leur faut un nom. Bon Dieu, qu’il disait en nous regardant dans les yeux, il s’énervait un peu, ça se voyait. On n’est pas des bêtes après tout, qu’il ajoutait. Nous non, mais les vaches oui. Tout le monde le pensait très fort, mais personne n’osait parler de peur de le fâcher encore plus, le pauvre Ed’. C’est vrai qu’il avait l’air d’y tenir à cette histoire de nom.

 

Et autant dire qu’il avait de la suite dans les idées, le bougre. Un beau jour il avait renommé tout le troupeau du père Firmin. On entendait à travers les champs des cris: Esthée, debout…Sylvie, viens par ici….Magalie, éloigne toi de la route…Mélanie…Caroline….Judith….Silvia….Maryline…Marie-Claire…. Des dizaines de prénoms féminins qui volaient à la ronde, comme des hirondelles avant la pluie.

 

Ma foi, c’était assez beau, il faut le reconnaitre. Alors nous autres on s’est dit pourquoi pas. On va essayer aussi. C’est vrai, il faut savoir admettre quand les choses peuvent changer en bien. Après tout, nous ne sommes pas des huitres, ça pousse pas à la montagne, non ? Alors on s’y est mis aussi. Bon, sorti de Marguerite et Madeleine, on avait pas beaucoup d’idée pour nos vaches. Il y a bien Gaston qui a proposer Gloria, mais sa femme lui a demandé d’où qu’il tenait ce nom, où c’est qu’il l’avait entendu. Bref qui était cette Gloria. On a bien rigolé, mais sans se taper sur les cuisses, parce que on ne voulait pas trop être à sa place au Gaston. Ce n’est pas facile de trouver quelque chose quand on ne sait pas ce qu’il faut chercher. Essayez, vous verrez. Mais bon, après tout ce n’est pas grave, la vie continue comme dis Jésus des fois le dimanche à la messe.

 

Non, là où ça c’est un peu compliqué, c’est quand il est revenu à la charge avec une nouvelle idée sorti de sa tête, ou d’ailleurs, on ne peut jurer de rien. D’abord on a cru qu’il était devenu fou. On n’avait jamais entendu ça. On a pensé qu’Ed’ avait pris trop de soleil, un coup sur la nuque est si vite arrivé. Mais le médecin a dit non, parce qu’en hiver on ne risque pas de prendre trop de soleil, en tout cas pas chez nous, qu’il disait en rangeant ses lunettes dans sa sacoche en cuir de docteur de campagne. Parce qu’il travaille à la campagne lui aussi, comme nous, alors il connait bien. Mais bon, toujours est-il qu’Ed’ s’est mis en tête de vouloir préparer des soutien-gorge pour les vaches. Mais c’est bon Dieu pas possible ! Des soutien-gorge ! Il disait que oui, que ce serait bien pour tout le monde, il faut voir ces grosses mamelles qui pendent. Pas étonnant, qu’il disait, que les taureaux, ils préféraient rêver de l’Espagne à l’ombre, plutôt que de faire ce que la nature attendait d’eux. « Un tue l’amour globalisé » qu’il faisait en crachant par terre.

 

Quelques jours plus tard, c’est toutes les vaches du père Firmin qui se promenaient en lingeries et dentelles de bonne qualité. On n’est pas des spécialistes nous autres, mais c’est les femmes qui nous ont dit que c’était de la belle matière, des beaux textiles et que ça faisait envie en plus. Ça n’était pas de la rigolade, qu’elles disaient. Mais nous on a quand même rigolé. Pour tout dire, ça ressemblait plus à des sacs autour des mamelles de la vache qu’à autre chose. Mais c’est vrai que ce n’était pas moche, non, on ne peut pas dire, c’est une question d’habitude. Et puis la lanière délicatement brodée qui remontait le long de la cuisse jusqu’à la croupe, pour se fermer au-dessus de l’ilion. C’était assez délicat, ça ne manquait pas de finesse. En plus les couleurs étaient belles et originales. En tout cas, plus que cette chair pâle et couverte de brindilles d’herbe, quand ça n’est pas simplement de la bouse. Non, franchement il n’y avait pas à tortiller, c’était joli tout plein.

 

Il y avait des tissus de toutes les couleurs, des zébrés, des écossais, des pieds de poules, des princes de galles, des moleskines, des en soie ou en velours. C’était beau, vraiment du très joli travail. Ça ne manquait pas de mordant. Je dis « ça » parce qu’on n’avait pas d’autre nom. On ne pouvait pas parler de soutien-gorge, c’était déjà utilisé par nos femmes. Y en a un qui a dit un jour : pourquoi pas des soutiens-pis ? On a dit bof, et après : oui pourquoi pas. Alors voilà, c’est comme ça que c’est arrivé dans nos montagnes. Les soutiens-pis, tout le monde en voulait, pour les vaches. Et elles étaient nombreuses, vachement nombreuses, pas loin de 250 têtes, au bas mot. Ça fait près de 1’000 pis et ça ce n’est pas rien quand on y pense.

 

Bon, il faut être honnête et rendre à Edouard ce qui appartient à Edouard, au début c’était bien, même très bien. Déjà les taureaux ils se sont réveillés pour moins trainer à l’ombre des arbres. Ils ont recommencé à monter les vaches et après, ils arrêtaient plus. Même les bœufs y regardaient le spectacle, en ruminant. Quand je dis monter, on s’entend, s’était de la grimpe vers le 7ème ciel, si vous voyez ce que je veux dire, ils étaient de nouveau vigousses nos taureaux. Et un vrai marathon avec ça. On avait jamais vu ça par chez nous. D’ailleurs les sœurs capucines, du couvent d’à côté, elles se sont un peu plaintes au début. Elles disaient qu’elles ne pouvaient plus prier l’après-midi, à cause du bruit. Il fallait qu’elles prennent des douches froides pour se calmer, toujours à cause du bruit. Mais à la fin de la journée, les taureaux, ils étaient à ramasser à la petite cuillère, enfin si je puis dire, parce que ramasser un taureau à la cuillère ce n’est pas facile, il faudrait au moins une pelle si ce n’est pas plusieurs. Allez savoir, je n’ai jamais essayé moi. Ils ne rêvaient plus d’Espagne en tout cas. Leur Espagne c’était ici maintenant, dans les champs avec les vaches et leurs soutien-pis.

 

Et les vaches aussi elles étaient contentes. Ça se voyait comme le soleil en été. Déjà pour commencer, le lait n’avait plus les mêmes saveurs. Il était parfumé, léger et différent, assez proche d’une fleur de lait, une sorte de crème si vous voulez. Tellement bon qu’on aurait dit qu’il avait été manipulé chimiquement. Si crémeux, qu’on avait envie d’en boire tout le temps et même de s’en mettre sur le corps. Y a même des vaches qui se sont misent à faire une sorte de lait allégé et parfumé aux plantes. On avait l’impression qu’elles ne broutaient plus au hasard, qu’elles choisissaient, en préférant les fleurs aux mauvaises herbes. Certaines faisaient même plusieurs centaines de mètres pour aller manger un pissenlit ou une pâquerette à l’autre bout du champ.

 

Bon, c’était peut-être des détails, en tout cas on y a pas prêté attention, pas plus que ça. Mais c’est vrai que globalement les choses paraissaient étranges. Comme quand elles ont commencé par aller se cacher dans la forêt pour faire leur besoin. Il fallait qu’elles se cachent des regards. Alors, on les voyait avec leur soutien-pis, partir et revenir au bout de quelques minutes une fois que l’affaire était terminée. Mais c’est vrai que l’un dans l’autre tous ces petits détails mis bout à bout ça commence à faire une drôle d’histoire. D’abord on a cru que ça allait finir par passer. Et puis finalement, ça n’est pas passé, c’est resté et ça a duré. Pire même, tout a empiré.

 

D’abord, il y a eu les taureaux qui en ont eu par-dessus la tête. Ça se voyait que les vaches elles voulaient plus se laisser monter aussi facilement. Il soufflait comme un air de rébellion dans les pâturages. Elles se mettaient cul conte cul, en formant une sorte de grosse étoile noire et blanche et les mâles, eux, y pouvaient plus approcher comme avant. Ils avaient l’air bien con, il fallait les voir. Alors, ils s’énervaient, tapaient du sabot sur le sol, donnaient des coups de cornes dans l’air en soufflant très fort. Mais elles, les vaches, elles ne lâchaient rien, elles resserraient les rangs et les fesses.

 

Et un beau jour, les vaches ont arrêté de faire du lait. Comme ça, sans crier gare. Il fallait les voir, en train de prendre des bains : il n’y avait plus moyen de les traire, pas une seule d’entre elles. Elles se prélassaient dans l’auge pendant des heures ou restaient au soleil, en groupe, comme des vielles copines. On s’est dit qu’il y avait un truc qui collait pas bien rond. On a décidé de remettre un peu d’ordre dans ct ‘affaire en supprimant catégoriquement les soutien-pis, histoire montrer de quel bois on se chauffait par-ici. Mais du coup, les vaches, elles ont refusé de sortir de l’étable et elles n’arrêtaient pas de beugler. Pour nous, c’étaient insupportable, tout ce bruit. Et je ne vous parle pas des capucines qui ont carrément écrit une lettre au pape, comme si quelqu’un, là-bas au Vatican s’y connaissait question vaches. Non franchement ça n’allait plus, c’était le monde à l’envers. Ed’ nous a dit de ne pas nous en faire, que même les vaches avaient le droit de vivre avec un peu de liberté et de dignité. Mais là on rigolait plus du tout. Non, vraiment plus. On lui a dit ce qu’on pensait et ce qu’il pouvait en faire de sa liberté et de tous ces machins qui sortaient de sa sale tête de manager.

 

Ça suffit qu’on a dit, il devait partir avec ses idées à la gomme et de ne plus trop trainer par ici. Alors Ed’ s’en est allé, mais les vaches, elles l’ont suivi. Le lendemain il n’y avait plus personnes dans les pâturages, plus vache qui vive, comme on dit. Il n’y avait que nous, avec l’air un peu con, mais on y peut rien, c’est comme ça.

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Webstory
22.03.2024

Bienvenu de retour à Cédric Tonoli, participant au concours d'écriture 2013 avec La porte.

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