Créé le: 01.04.2020
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Vertiges

Nouvelle

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Essai sur le thème "biographie d'une personne de 20 ans". .
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Guillaume a toujours entendu dire qu’avant de mourir on voit sa vie défiler devant ses yeux. C’est certainement ce qui lui arrive, juste maintenant. Son cerveau se prépare à l’issue fatale et lui envoie des flashs de souvenirs.

 

Sa mère dans sa robe bleu ciel tellement longue qu’elle lui cachait les pieds et la faisait ressembler à une fée. Il n’a pas pensé à elle depuis longtemps. Il garde de très bons souvenirs de son enfance, même si ce sont plus des impressions que des événements concrets. Un sentiment de bonheur, de complicité, d’amour et de bien-être, des tours en carrousel en été, des chocolats chauds en hiver, des histoires racontées le soir alors qu’il est blotti sous les draps dans son pyjama Mickey, un vieux chat grincheux qui ne se laisse pas caresser.

Pas de père. Sa mère ne lui en a jamais parlé, et quand il posait des questions, elle lui fournissait au mieux des réponses évasives.

Un automobiliste ivre qui ne s’arrête pas au feu et fauche sa maman sur le passage piéton. Il était avec elle quand c’est arrivé. Il s’en est sorti avec une jambe cassée et quelques bleus. Il a eu de la chance, ont dit les médecins. De la chance ? Est-ce vraiment la bonne formule à utiliser pour un gosse de six ans qui vient de perdre son seul parent ?

 

Il n’aurait jamais cru que ça serait si facile, enjamber la rambarde, se tenir au bord, ne pas regarder en bas au risque de revenir sur sa décision, respirer un bon coup et y aller. Il n’a pas osé plonger, il a simplement marché, imaginant qu’il était sur un chemin. Il craignait d’avoir des réticences ou des doutes qui le feraient renoncer, mais non, il lui a juste suffit d’avancer d’un pas.

 

Le « de père inconnu » inscrit sur son certificat de naissance qui a brusquement interrompu sa quête d’adolescent d’en savoir plus sur son père. Les murs successifs auxquels il se heurte par la suite dans la recherche de ses racines : ses grands-parents décédés, sa mère enfant unique et aucun proche parent connu. Il a tout de même trouvé la trace d’une vieille tante éloignée, sœur de sa grand-mère, qui était en train de perdre la mémoire dans une institution pour personnes âgées. Elle se souvenait à peine de sa mère, tout juste de lui et encore moins de son père.

L’abandon de tout espoir d’en savoir plus sur ses origines. Mais cette nouvelle famille qui l’a accueilli et aimé comme le fils qu’ils ne pouvaient pas avoir.

 

On lui avait dit : « le Pont de la Mort, c’est le lieu idéal pour sauter. Avec ses 280 mètres de chute libre, t’auras tout le temps de profiter du plongeon. Il n’y a pas de meilleur endroit. » Et effectivement, il voit passer les secondes, et le fil de sa vie avec elles.

 

Maude et Édouard, ses parents adoptifs, avec qui Guillaume a fait le tour du monde. Les amitiés éphémères qu’il a accumulées au rythme des mandats de son père qui duraient une année ou deux. Il s’est investi dans chacune d’entre elles, même les plus improbables, profitant du moment présent sans penser au lendemain. Naoko et ses yeux bridés qui lui a appris à manger avec des baguettes. Raïssa, l’éléphanteau sur le dos duquel il a parcouru la jungle du Bengale. Helga, l’allemande aux tresses blondes qui mangeait ses têtes au choco écrasées dans un petit pain. Zora, la chèvre qui le suivait partout sur les hauteurs de Lima. Issa, son grand-père noir, comme il l’appelait, qui lui racontait des légendes africaines pendant son séjour au Sénégal. Hakan, l’ours brun qui quittait parfois l’abri de la forêt et rôdait autour de chez eux la nuit, en Laponie, en quête de nourriture, il en avait une peur bleue mais il passait des heures à la fenêtre, espérant le surprendre. Vladimir, avec qui il a bu sa première vodka dans un bar de Moscou, ou plutôt à l’arrière d’un bar, ça avait un goût d’hôpital et la gueule de bois retentissante qui l’a accompagné le lendemain lui a passé le goût de l’alcool.

 

Le sol se rapproche de lui à une vitesse incroyable. Ou plutôt c’est lui qui se rapproche du sol. C’est marrant la gravité, ça vous fait tomber toujours plus vite, mais pour Guillaume, le temps semble s’étirer, dans ces flashs de souvenirs. À croire que l’impact n’aura pas lieu avant que toute sa vie lui soit revenue en mémoire.

 

Monsieur Drumond, Madame Kapoor, Monsieur Van Pelt, tous ses professeurs particuliers, venus chez lui, lui inculquer avec patience, attention et détermination les diverses leçons pour lesquelles ses parents les avaient mandatés. Pas de camarade avec qui se dissiper ni partager l’attention des enseignants. Il a ainsi acquis un très bon niveau d’étude. Et une ouverture d’esprit due aux amis qu’il s’est fait à chaque nouvelle étape, des amis de toutes les ethnies, de toutes les couleurs, de toutes les religions et parlant toutes les langues.

Le déchirement de la séparation lorsqu’Édouard, détaché commercial pour une grande entreprise nationale, recevait une nouveau mandat. Les promesses de s’écrire régulièrement qu’on tenait méticuleusement au début mais qui s’étiolaient au fil des mois. Une enfance, une jeunesse néanmoins riche, ouverte sur le monde.

Le retour au pays. Édouard s’est vu proposer un poste fixe, de vice-président, une opportunité qu’il n’a pas pu refuser. Mais le revers de la médaille, pour Guillaume, c’est que les voyages sont désormais terminés. D’un côté ça tombe plutôt bien, puisque Guillaume a maintenant l’âge de commencer des études supérieures. Et justement, il vient de réussir l’examen d’entrée et a été admis dans une prestigieuse haute école. Il pensait devenir interprète ou traducteur, puisqu’il connaît tant de langues différentes. Mais il a peur de s’ennuyer dans cette vie rangée. Il a le mal des voyages comme certains ont le mal du pays.

 

Le vent est maintenant si fort sur son visage à cause de la chute que ses yeux s’emplissent de larmes. Il parvient à les chasser, en clignant très fort, mais il se dépêche de les rouvrir. Il veut voir, ne rien louper, jusqu’au bout.

 

L’image de Valérie surgit alors dans son esprit. Valérie et ses yeux doux, ses cheveux blonds qui lui arrivent jusqu’au bas du dos, son sourire radieux qui illumine son visage. Guillaume a déjà eu des petites copines, rien de vraiment sérieux, puisqu’il savait qu’un jour où l’autre il allait devoir partir. Mais s’il n’est plus puceau, il n’avait pas encore rencontré une fille avec qui il puisse envisager une relation sérieuse, un avenir commun. Jusqu’à ce que son père achète cette maison et qu’il rencontre sa nouvelle voisine, Valérie. Valérie qui lui a susurré à l’oreille que ce soir, pour ses vingt ans, elle lui ferait un cadeau d’anniversaire dont il se souviendrait. Valérie qui lui a planté un baiser plein de promesses et l’a laissé transi d’espoir.

 

Il voit le sol, maintenant tout proche. Et soudain il a peur, une vraie peur qui le prend dans aux tripes. Il ne veut pas mourir, pas maintenant, là, si bêtement alors que sa petite amie lui a promis une soirée mémorable, alors qu’il a été admis dans une école de rêve. Non. Il veut vivre. Alors il cède à la panique, il crie à pleins poumons un « non » retentissant. Et tandis que le sol lui semble si proche qu’il pourrait presque le toucher, sa chute s’arrête et il remonte, puis redescend à nouveau. Mais le frisson n’est plus le même. Car il n’y a que la première chute qui compte vraiment. Après le corps et le cerveau ont compris qu’ils ne vont pas s’écraser, que l’élastique les retient.

Commentaires (1)

Webstory
01.04.2020

Bravo Asphodèle! Le site vient de sortir et la première publication, c'est la vôtre: Vertiges. Un mot qui résume l'ensemble des émotions que nous traversons en ce moment. Finement trouvé!

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