Un soir de novembre, Patrice Chéreau.
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Une représentation inoubliée

C’était en novembre 1995. Le premier novembre si je me souviens bien. Les nuits sont noires à Genève aussi. Au bout de la rue de Lausanne, il y a une église conçue comme une sphère et nous nous étions attardés, au retour, vers le bassin qui semble la soutenir. Il ne se passe rien à Genève, c’est bien connu. Dans les anciennes usines de Sécheron, alors désaffectées et aujourd’hui disparues, Patrice Chéreau donnait une représentation d’une pièce de Bernard-Marie Koltes: « Dans la solitude des Champs de coton ». Je ne me remémore pas toutes les files d’attente auxquelles j’ai pris part, et c’est heureux. Consacrer ses forces à se rappeler les moments d’attente serait fastidieux, interminable et vain. Mais pour ces moments-là aussi, il est absurde de dire qu’il ne se passe rien. Je me souviens avoir éprouvé, en attendant mon tour, le sentiment qu’une belle occasion de découvrir ce texte m’était offerte par celui qui a fait connaitre l’auteur et créé la pièce. Ce sentiment, aujourd’hui, je l’éprouve encore. La file d’attente a disparu, le bâtiment aussi, le spectacle est fini, Patrice Chéreau est mort, et je ressens le bonheur d’avoir découvert ce texte par lui. La première nuit de novembre reste fidèle à ceux qui restent. Elle reviendra souvent.

Deux hommes, Patrice Chéreau et Pascal Gregory. Ils avaient travaillé ensemble en 1993 sur le tournage de la Reine Margot. Chéreau en réalisateur, Gregory en Duc de Guise. Le film était fameux, avec une sensation de violence et de sang, hors et plein cadre. L’histoire se déroule durant la nuit de la Saint-Barthélémy.

J’avais cela à l’esprit en prenant place dans cette salle, sans pouvoir dire aujourd’hui si j’ai vu le film, sorti en 1994, avant ou après cette représentation de la pièce de Koltes. Après. Plutôt après. Je ne m’étais pas précipité dans cette nuit sanguinaire et j’en suis vite ressorti, tout imprégné de cette violence distribuée dans l’obstination et une sorte de précipitation et de lenteur alternées.

Avant la représentation de la « … solitude dans les champs de coton », j’attendais de voir et d’entendre Chéreau et je lui faisais confiance. C’est un personnage artistique fameux. Il suffisait d’entendre une actrice prononcer son nom pour comprendre qu’il était au firmament de la reconnaissance dans le milieu. Il a mis en scène des Opéras de Wagner à Bayreuth, le Ring. Tout ce qu’il touchait prenait de la valeur, pas nécessairement financière – il a eu des difficultés de financement tout au long de sa carrière – mais artistique, pour l’histoire de son art. Cette aura le précédait, son sourire, son intelligence, sa sensibilité, sa culture, ce qu’il disait de l’avenir. De quoi vouloir être Chéreau. Ça ne m’a pas pris. J’étais dans ma trentaine et acceptais mon individuation avec plus de calme qu’auparavant. Mais j’admirais cet homme et j’étais heureux de le voir en scène et de l’entendre dire un texte nécessairement beau, ou puissant ou intéressant. Deux silhouettes entrèrent dans ce hangar. Peut-être y étaient – elles déjà quand j’y suis entré. Les premiers mots furent prononcés après un long silence. Une histoire de vendeur et d’acheteur.

Le vendeur est un dealer, mais on ne sait pas de quoi. On devine. Ils sont dans la rue. Je ne sais plus qui vendait et qui achetait. Chéreau acheteur probablement. Les mots étaient dits avec beaucoup de force et de clarté. De simplicité aussi. Du Chéreau. Le texte n’était pas aisément accessible. J’aurais dû me préparer. Mais il nous vient. Il nous est dit. Très dense, subtil. De la réalité et du désespoir. Sur les rapports humains. Certains passages frappent fort. Très tôt le vendeur dit prêter à son interlocuteur « l’arrogance » et garder « l’humilité ». Ce rapport de force s’est perdu dans la nuit et dans mon imagination vacillante. Il y a une danse au milieu de la pièce. On peut la voir encore sur l’Internet. Je l’ai intensément appréciée ce soir-là. Ces mots et cette danse résumaient ce que je connaissais de la vie, de la relation, ce que j’en retenais. Ils annonçaient les expériences que j’allais faire et celles qui sont peut-être encore à venir. Je me suis senti seul et ce hangar me paraissait plus vrai que le monde. La représentation a pris fin. Le succès d’estime était là, mais il y avait peu de chaleur dans la salle.

Nous sommes repartis en passant vers l’église sphérique proche des anciens ateliers et j’ai à mon tour disparu vers les quais que j’ai longés dans ce premier vrai froid de novembre. J’ai croisé Pascal Gregory qui sortit du quartier des Pâquis comme s’il émergeait encore de la pièce, avec une présence calme, tout en longueur, comme un arbre penché sur la ville.

Présence secrète aussi, plus sereine toutefois que celle son personnage. En le croisant silencieusement j’ai eu le sentiment de prendre part quelques instants à ce moment de Koltes. J’ai ressenti le froid et la profondeur de la nuit, une sorte d’inquiétude et d’assurance dans un même mouvement, une même sensation. Si on longe encore le Rhône, vers les ponts et le passage des Lavandières, on croise des dealers, cela aussi c’est bien connu. Pas sûr que leur discours au fil des nuits soit aussi fort que le texte de Koltes. J’y repense à chaque fois que je les croise depuis lors.

Je n’ai plus beaucoup suivi Chéreau, sans raison sinon celle du temps qui perd de la place dans chaque vie. J’ai vu son film sur une passion sexuelle qui ne m’a pas transporté, lu quelques articles et vu quelques interviews, appris sa mort. L’artiste est parti. Cela fera vingt ans dans un mois que j’ai assisté à ce spectacle sobre, gestuel et textuel, en ce lieu évanoui. Nous portons certains instants de notre vie alors que d’autres nous les laissons se perdre en nous. Je ne sais pas encore très bien pourquoi, alors que j’ai oublié des fêtes, des séances de cinéma, d’autres pièces et même des opéras, ce spectacle-là est resté en moi. Je ne sais toujours pas qui a pris le dessus, du verbe, du silence ou de la danse, de l’acheteur ou du vendeur, du spectateur, de Chéreau ou de Grégory.

C’est peut-être le Duc de Guise, par sa violence obtuse et la présence constante du risque qu’il tue. C’est tout à la fois.

C’est peut-être même la chanson d’Anne Vanderlove. Oui, c’est novembre qui s’impose et qui toujours nous revient en mémoire. La chance, tant qu’il y en a, c’est que novembre est pour demain et comporte ses surlendemains tant qu’il en viendra. Je ne parle pas du texte parce que le texte est là. Il est de ceux que je relis parfois, par bribes, si possible à haute voix. J’éprouve en lisant ”La solitude” celle des hommes que l’auteur Koltes a fait émerger de cette oeuvre et je vois Chéreau danser. Il a laissé, à qui voudra en faire usage, à la fois l’arrogance et l’humilité et s’en est allé, superbement, à chaque instant de sa vie.

4 octobre 2015

 

Dans la solitude des champs de coton de Koltès avec Patrice Chéreau

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