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© 2020-2025 a Chantal Girard

Une mémoire qui s'éteint

Revoir une personne que l’on aime et s’apercevoir, atterré, que des  petits coups de gomme insidieux ont œuvré à notre insu pour  la faire disparaître  de sa propre vie …
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Les chaussures à la main, j’avançais pieds nus dans le pré qui sépare la route du hall de l’exposition, profitant, sur quelques mètres, de l’herbe tendre tiédie par le soleil printanier.

Depuis combien d’années nous retrouvions-nous pour ce rendez-vous annuel incontournable? Deux décennies? Au moins! Probablement plus. A son autre extrémité le plan de verdure accueillant troquait sa douceur contre du gravier pointu et inconfortable; cette sensation coupa nette mon interrogation et je me rechaussai illico. Mon amie, toujours très ponctuelle, se dirigeait justement vers l’entrée. Je lui fis signe et la rejoins.

 

Comme nous le faisions les années précédentes nous prîmes un dépliant pour regarder quels étaient les stands et les maisons d’édition où chacune voulait aller. D’emblée mon amie me dit: “On va où tu veux. Je te suis !” Sa remarque m’étonna, elle qui était toujours très organisée et dressait une liste bien établie pour ne pas rater tel ou tel événement, n’avait rien prévu cette année. Je pensai qu’elle n’avait sans doute pas eu de temps à consacrer, en amont, à ce que nous allions faire. Qu’à cela ne tienne, nous n’étions pas pressées et je lui proposai de regarder le catalogue en prenant un café. “D’accord, on va boire un café”, ce que nous fîmes.

 

Quelque chose m’intriguait… Je mis un petit de temps avant de réaliser que, depuis plus de quarante ans que nous nous connaissons, je ne me souvenais pas l’avoir vue une seule fois boire un café. Un peu surprise je n’y pris pourtant pas vraiment garde sur le moment.

 

Nos points de chute arrêtés nous commençâmes à déambuler entre les stands comme à l’accoutumée; nous arrêtant ici ou là pour feuilleter un livre, commenter le best-seller du moment, saluer tel auteur ou écouter tel autre parler de son dernier ouvrage. Arrivées devant un étal consacré aux recettes de cuisine, mon amie s’arrêta et feuilleta plusieurs bouquins exposés. Elle voulait offrir un de ces livres à sa bru “Et j’en profiterai pour le faire dédicacer” me dit-elle. Sitôt dit, sitôt fait. Elle discuta longuement de choses et d’autres avec l’auteure et régla son achat tandis que je commençais à m’éloigner du stand. Elle m’appela :  “Attends! J’aimerais acheter ce livre pour ma belle-fille”. Il s’agissait de celui qu’elle venait de se procurer. Perplexe, je lui fis remarquer qu’elle venait de l’acquérir. “Tu crois?” Sceptique elle regarda pourtant dans son sac et trouva l’exemplaire. “Ah c’est vrai, tu as raison… Alors je vais le faire dédicacer!” Mais… il l’est déjà… Elle me regarda déconcertée puis ouvrit le livre à la première page et resta, quelques secondes, dubitative. Un sentiment d’incompréhension totale traversa son regard et je la vis perdre pied. Mais très vite, comme si elle s’extirpait d’un mauvais rêve, elle se reprit et m’avoua en confidence “Je perds un peu la mémoire. On m’a fait faire des examens, des tests, des jeux, j’adore faire ce genre de choses!” Et… les résultats? lui demandai-je “Je ne les ai pas, je dois y retourner dans un mois.”

 

Nous poursuivîmes notre promenade. A plusieurs reprises elle me reparla de sa mémoire, des tests, des jeux qu’elle faisait pour l’évaluer. J’acquiesçais d’un air entendu et elle s’étonnait chaque fois que je sois au courant de son problème, oubliant manifestement qu’elle venait de m’en parler.

 

Je voulu mettre ceci sur le compte de la fatigue ou peut-être d’une difficulté de concentration due au bruit ambiant assourdissant. Bêtement je fis ce que l’on fait souvent face à une situation mal maîtrisée, je minimisais son état pour ne pas l’affoler. Mais était-ce vraiment pour la rassurer elle? N’était-ce pas plutôt pour me tranquilliser, moi, face à cette réalité qui se profilait?

 

Malgré ces perturbations la journée se déroula plutôt bien hormis, bien sûr, les retours en arrière imprévus dans notre conversation, comme si le fil du temps se rembobinait et que le film recommençait avec les mêmes mots, les mêmes explications, les mêmes intentions. Quel étrange impression…

 

En fin d’après-midi je raccompagnais mon amie jusqu’à l’arrêt de bus; avant de monter elle me dit avoir passé une excellente journée. Je n’ai pas eu le courage de lui dire “moi aussi” et me suis simplement contentée de lui sourire. Le bus ferma ses portes et démarra. Mon amie me regarda lui faire signe mais elle ne répondit pas. Me voyait-elle? Je ne pense pas, elle était probablement déjà retournée dans son monde…

 

En retraversant en sens inverse le pré qui me séparait de la route, une immense tristesse m’envahit. Je repensais à la femme cultivée et dotée d’une intelligence fine qui avait occupé un poste clé dans le domaine culturel pendant de nombreuses années; cette femme, mon amie, avait côtoyé tout au long de sa carrière bon nombre de personnalités, sachant toujours rester humble, souriante, discrète malgré l’étendue de ses connaissances. Cette femme-là voyait disparaître petit à petit des pans de sa vie. Son passé s’effilochait. Il restait d’importantes traces, oui, mais des souvenirs entiers avaient déjà disparus comme s’ils n’avaient jamais existé. D’autres par contre étaient là, bien ancrés, elle s’y raccrochait… Pour combien de temps?

 

Au cours de cette journée j’avais eu le sentiment, par moments, qu’elle observait de l’extérieur ce qui lui arrivait et que cette amnésie qui l’affectait ne la concernait pas. Je la sentais alors lointaine, absente, puis elle se reprenait et je la retrouvais telle que je l’avais toujours connue.

 

Ce n’était pas possible! ça ne pouvait être que passager. Bien sûr! Hélas, que je le veuille ou non, la réalité était autre… J’assistais, impuissante, à son déclin. Dans l’état de stupeur où je me trouvais, une image s’imposa et, aujourd’hui encore, je ne peux me défaire de cette perception. Sur une plage déserte mon amie s’avançait lentement vers une eau sombre où, là, l’oubli s’étendait à perte de vue. Elle était encore sur la rive, seules des parties d’elle avaient été absorbées. Elle en était consciente, je crois. Elle allait probablement sombrer et rien n’arrêterait cet enlisement…

 

Oh! j’aurais tellement voulu pouvoir l’aider, la retenir, la prendre à bras le corps pour la sortir de ce bourbier où elle s’enfonçait inexorablement tandis que sa mémoire, petit à petit, se délitait…

 

 

 

Commentaires (3)

Naëlle Markham
17.04.2020

Cela fait deux ans qu'elle est partie, officiellement j'ai envie de dire. La femme qui était ma mère avait disparu depuis bien plus longtemps. Le jour de son décès, j'ai mis le point final à un deuil qui avait commencé le jour où, pour la première fois, j'ai été la récupérer à 50 km de la maison, errant dans une ville qu'elle connaissait pourtant. Même si tout ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort, qu'est-ce qu'on aimerait bien, de temps en temps, pouvoir rester faible et ne pas devoir affronter toutes ces vacheries que la vie vous envoie dans les pattes, pour que vous n'ayez pas le temps de la voir passer ... L'ennui, quel plaisir sous-estimé ...

Chantal Girard
17.04.2020

Merci, Naëlle, pour cet émouvant commentaire et pour le lien sur cette chanson de Didier Barbelivien (je ne connaissais pas malgré le fait que je sois une inconditionnelle de cet auteur magistral) La traversée de cette douloureuse épreuve vous a conduite vers d'autres espaces, d'autres contrées que, sans doute, vous n'auriez pas pu découvrir en empruntant un chemin plus facile. Je souhaite cependant très sincèrement que vous soyez remise de cette douloureuse épreuve. Merci de m'avoir permis de vous "rencontrer"

Naëlle Markham
14.04.2020

Qu’on l’appelle « démence sénile », « Alzheimer » ou toute autre dénomination médicale, cette maladie est véritablement terrifiante. Pour avoir vécu la longue descente vers l’obscurité qu’a traversée ma mère, je peux témoigner de la douleur qu’il y a à voir quelqu’un perdre peu à peu non seulement sa mémoire mais également tous les pans de sa personnalité. En me renseignant, j’avais anticipé certaines choses : ne plus savoir s’habiller ou se chausser, acheter et raconter cent fois les mêmes choses, errer sans fin et sans but, terriblement aussi, ne plus reconnaître ses propres enfants. Mais bizarrement, le choc le plus grand m’a été infligé par quelque chose dont je n’aurai même pas pu imaginer que cela pourrait arriver. Le jour où ma mère n’a plus été capable de signer son nom, d’écrire le moindre mot, alors que d’un autre côté elle pouvait toujours lire, ce jour-là, je me suis effondrée. D’un autre côté, et ceci jusqu’à la fin, quelque chose a toujours réveillé sa conscience déjà partie vers un autre monde : la musique, et surtout les chansons de son époque. Pour ceux qui ne connaissent pas, une merveilleuse chanson de Didier Barbelivien pour garder le moral face à cette épreuve: https://www.youtube.com/watch?v=d0CWDyknQMw

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