Créé le: 31.12.2023
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Une femme nage nue s’évadant
Que fais-tu au réveillon? Je ne sais pas, j'écrirai peut-être. Quoi? Sur un film que j'ai vu récemment. Lequel? "Le mépris" de Godard. Oh c'est vieux! T'as aimé ? Comment tu peux? Ben lis-moi si tu as le temps ...
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Le dernier plan du film est une étendue d’eau, la mer au sud de l’Italie. Un bleu assez terne à vrai dire, contrastant avec la lumière vive et diversifiée qui baigne le tout. Piccoli au prisme de sa jeunesse demande à Fritz Lang quelle est la séquence en préparation. C’est le retour d’Ulysse, répond l’illustre metteur en scène, calme, magnanime et affaibli qui tient son propre et dernier rôle. Ultime réplique pour lui qui brilla au temps du cinéma muet. « Ithaque » dit Piccoli. Rien d’autre, puis il s’en va. J’ai toujours eu de la peine avec les silences de ce cinéma d’après-guerre, l’acteur et son personnage recèlent une vérité qui aurait pu aider. Mais cette vérité d’entre les dires était vide. Elle l’est encore et nous l’entendons différemment. Il y avait déjà tout un passé dans ces plans-séquence que nous regardons à nouveau. On ne sait pas où se cache l’avenir qui pourtant jusqu’ici n’a jamais fait défaut. Ce sont ses prédécesseurs, maîtres de l’antériorité, qui s’estompent avant l’heure. Les pas, les regards, les attitudes des personnages vouées en permanence à l’instant d’après. Ceux qui ont vu le film à sa sortie, à l’automne 1963, saison d’après le tournage. Qu’en était-il alors de l’arrogance dans le monde ? L’homme y tient une place qu’il croyait à tort dominante. La femme y posait nue, comme Brigitte, dans le lit, première scène, et sur le toit, dernier moment entre eux, « tu peux rester si tu veux ». Ils se sont si mal compris entre eux et chacun à l’égard de lui ou d’elle-même. On ne sait pas qui doit quoi à qui puis l’on se dit à tort peut-être que rien n’est dû. « Si ça te plaît pas, c’est le même prix.», réplique Camille à l’attention de Paul. Des vies étaient engagées dont la mienne dans ce marasme que l’on dit vouloir au quotidien transformer en merveilleux. Pour soi d’abord. Le réel est plus cinglant qu’on le croit, obstiné et dévoreur. Ils avaient débuté une histoire d’amour pour des raisons liées au cœur, au corps et à l’intransigeance des égos. Nous en savions autant que ce que nous connaissons aujourd’hui et pourtant nos savoirs générationnels divergent. Nous pouvons faire un signe intérieurement dans le silence et la concentration, en pensant aux disparus, nombreux, fidèles et constants, qui en partant ont joué le jeu. Vrai à ce jour pour mes parents et amis, les metteurs en scène, Michel et pour l’américain qui a gravement surjoué son rôle. Cela ne m’aurait pas plu à l’époque. J’aurais souhaité défendre le pays de John Kennedy qui n’avait plus que quelques jours à vivre à la sortie du film et aurait certainement apprécié Capri. Aujourd’hui je comprends mieux cette direction d’acteur, mais la regrette. Il devait y avoir rencontres et deal sous ces grands soleils. Il n’y eut qu’outrance, désespoirs narcissiques et un astre unique. On fait avec les mots qui nous viennent comme le fit Jean-Luc avec les images qui se proposaient à lui. Dans ce film, c’est plutôt réussi.
La tension entre les époux Javal était intimement oppressante pour eux et pour l’universel observateur installé dans son fauteuil devant l’écran. Elle le demeure au-delà de tout. Je fus insensible à la femme Camille mais non à ce qu’elle vécut. La noirceur de son humeur était le juste ton adoptable dans ce monde et dans cette relation. Elle est abandonnée par Paul à deux reprises au moins, au sort abscond que lui réservera Jack. Une fois dans la voiture, une fois sur le bateau. Brigitte rend très bien cette incompréhension cruciale par le regard adressé à Paul qui ne sait pas ce qu’il mérite. Une vraie déchirure existentielle au sein de la relation, un rejet anticipé et biologiquement légitime. C’est presque toujours le cas, mais en ces instants c’était âpre, magique et foudroyant. Tout se joue sur une crête précaire du réel. Paul est lâche, absolument.
Je n’ai pas pu décrocher de rôle dans ce film. J’avais cinq ans. Je n’en n’ai pas non plus décroché depuis lors, sinon des rôles adossés à la réalité qui parfois m’ont permis d’en mieux reconnaître les contours. J’ai le souvenir de semblables véhicules terrestres ou maritimes fixant un éloignement. Aurais-je aimé autant de braise dans les regards ? Là encore, le passé avait, avant l’heure, étendu son imposante influence. Je n’ai perdu aucune clef, pour être demeuré dans l’ignorance de leur existence et ne les avoirs jamais possédé. Elle me l’aura bien fait comprendre Brigitte, célèbre, star dans son siècle et dans le nôtre. Je refusais toute leçon venant d’elle mais reconnais avoir aimé autant son silence que sa secrète obstination. L’accident mortel à la fin n’est pas utile. Il était si lisible à chaque seconde du film.
Paul Javal a besoin d’argent car, selon le scénario, sa femme est très belle. Mais le scénario est écrit par Godard sur la base du roman d’Alberto. Les hommes parlent aux femmes qui parlent aux hommes. Prises de vues du ciel et de la mer. On devine des alcôves rocheuses, du sable et de l’espérance intime. Les histoires d’amour conviennent aussi aux reptiles. Le merveilleux de la nature, dans son étendue. L’infiniment petits des amours d’avance perdues. Fritz Lang était fatigué. Il allait vers sa fin. C’est pourtant lui encore qui est avec son équipe sur le toit quand tout le monde s’en va. Comme s’il eût un avenir qui ne vint pas. Entre Brigitte et Paul, on devine bien plus la violence que l’amour. Elle est partout, dans les gestes et quand ils ne font rien. Plus encore, c’est irrespirable, quand elle est méfiante déjà mais tranquille dans son bain. Une arme entre eux qui n’a pas retentit et les attitudes du mari. Tout est violence plus qu’amour en lui. Cachée, mouvante et tue – c’est sur elle que le soleil brille et sur l’arme aussi. Paul a frappé Camille entre deux portes puis on en parle plus dans les dédales de leur appartement en travaux et en ruine. Elle demande à dormir à part. Sur ce divan rouge. C’est un début. Titre du film : le mépris. Caractère odieux de la scène dans laquelle l’américain fait le discobole avec une grande bobine, violence encore, puis la musique reprend et c’est l’arrivée de Madame Javal, légère et confiante au bas des escaliers. Palance fait vrombir sa voiture. Paul a exercé sa lâcheté, l’a révélée, c’est déjà fini et perdu. Pour elle et pour lui. Devant ce film-là, je ne sais pas pourquoi, je suis du côté de la femme. La musique probablement, le talent de l’actrice et ma connaissance développée depuis fin du tournage de l’amour dans ces histoires et de la fatuité des langages. La lumière me séduit. L’interrogatoire incessant de Bardot par Piccoli me navre mais c’est bien ainsi que cela se passe. Intérieurement. Oublions les cigarettes, la cravate et le chapeau.
Premières tensions :
– « De toute façon, je te crois d’avance ».
– « t’es complétement idiote »
Scène suivante, l’américain :
– « J’avais raison n’est-ce pas ? »
– « A propos de quoi »
– « De sa femme et de l’argent ».
Le mépris n’est pas passé de mode. Reste la beauté du jardin, du ciel et la présence de la musique. Une autre scène : « Je dis pas non, mais je dis pas oui non plus » répond Camille quand son mari lui demande s’il elle ne veut vraiment pas aller à Capri. « Maintenant Paul si tu m’aimes, tais-toi ». Et Paul ne se tut pas.
J’ai regardé ce film avec plaisir et tristesse, lassitude et surprise. La surprise vient de la façon dont le réel se laisse saisir, comment il reste le même en changeant. Soixante ans durant, j’ai entendu ce mot-titre, mépris. A propos de tout et à propos du film. C’était un Godard. L’affiche était tentante et les références incessantes mais je n’y allais pas et fis, au milieu de tout, les expériences que me proposa la vie. Un soir d’entre les fêtes on s’installe en salle Michel Simon. La pellicule et la bande son nous restituent de cet ancien réel un morceau qui s’avérerait décourageant s’il n’y avait la référence aux Dieux et aux éléments, l’eau, l’azur, le feu (des cigarettes). Bon aussi de les revoir vaillants. A deux reprises une femme, une fois naïade une fois Bardot, nage nue s’évadant. J’irais bien passer un moment même sans elle sur le toit devant la mer puis redescendrais la tête vide et le corps préservé, ni reptile ni rampant, sans cravate et sans chapeau avec pour seul projet de continuer ainsi loin des mépris luisants en lisant Homère et Moravia.
24-31 décembre 2023
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