a a a

© 2019-2024 Hervé Mosquit

Petite nouvelle écrite pour un concours de nouvelles pour Noël dont le thème était "Et si la neige ne revenait pas". Sachant que ma nouvelle ne sera pas retenue pour le recueil, je peux en disposer librement et en faire profiter mes amis lecteurs de Webstory. Bonne lecture
Reprendre la lecture

Amélie met l’eau…

Fribourg, rue de Romont, 22 décembre, Amélie a travaillé tout l’après-midi et vient de terminer. Sans prendre le temps de manger quoi que ce soit, elle fait ses bagages en vitesse avant d’attaquer au pas de charge la montée du Stalden et de la Grand’Rue.

 

Rue de Lausanne, elle presse le pas pour ne pas manquer son train.

 

Il est presque 18 heures. Il fait froid, pécaïre qu’il fait froid! La neige est tombée en abondance depuis une dizaine de jours. Cela fait une semaine que la température ne remonte pas au-dessus de 0 degré. Les trottoirs sont recouverts de neige tantôt gelée, tantôt à moitié fondue sous l’effet du sel répandu par les cantonniers. Elle n’est pas habituée à ces températures qui semblent contredire tout ce que les scientifiques ont pourtant prouvé depuis plusieurs années, à savoir que l’effet de serre réchauffe le climat de manière dramatique et met en péril la survie même de l’humanité. Mais juste maintenant, depuis un peu plus d’une semaine, la neige et le froid lui rappelle que l’hiver, ici en tous cas, est de retour.

En ville, les pas de la foule produisent un bruit de fond fait de crissements, de craquements, de clapotis, auquel s’ajoute le brouhaha des conversations et le frôlement des vêtements. Elle jette un regard vers les fenêtres déjà éclairées des immeubles alentour, imaginant avec envie la chaleur douillette des appartements, les familles se retrouvant à l’issue d’une journée de travail. Ce faisant, elle se rappelle que ce n’est pas la première fois qu’à la nuit tombée et surtout en hiver, elle laisse son imagination vagabonder, en apercevant, du train, d’un bus ou simplement en marchant, les images furtives d’inconnus derrières les vitres de leurs logements.

 

Dans ces moments-là, elle s’imagine les repas qui mijotent, les embrassades des retrouvailles après une dure journée de labeur, les adieux de ceux qui partent travailler la nuit, les amours naissantes autour d’un verre partagé et au creux du lit ou alors les couples se délitant dans de sordides scènes de ménage. Bref, elle imagine la vie, d’autres vies derrière ces façades.

 

Elle poursuit son chemin, devant parfois se frayer un passage dans la foule. Les vitrines scintillent de mille et une publicités, chacune vantant les meilleurs cadeaux à imaginer pour ce prochain Noël tout proche. Les décorations lumineuses multicolores et parfois stroboscopiques tiennent souvent plus d’un casino de las Vegas que de l’humble sapin de Noël.

 

Elle aime pourtant ce temps de l’avent qui sent bon le sapin, le vin chaud, la cannelle et trimballe dans son atmosphère des senteurs de fraternité, de charité. Il y a dans l’air comme des relents d’empathie, de partage, de solidarité qui font de ce moment de l’année une parenthèse bienvenue dans le stress ambiant et l’individualisme forcené de notre époque. Elle évoque brièvement les Noëls de sa prime enfance, chez ses grands-parents : le cheminement en famille, souvent sous la neige, vers la petite église en pierres, le retour impatient à la maison où attendaient un bon repas en famille et quelques modestes cadeaux pour chacun.

Cela fait bientôt 4 mois qu’elle a débarqué en pays de Fribourg en provenance du midi de la France. Ses parents, de condition modeste, habitent Montpellier. Ses grands-parents maternels, demeurent dans un petit village sur la montagne, non loin de Florac en Lozère. Les grands–parents paternels, de Narbonne, sont décédés voilà déjà 10 ans. Amélie étudie à l’école nationale de météorologie de Toulouse, où elle compte terminer l’an prochain si tout va bien, un master en éco-ingénierie.

 

Mais que fait-elle donc à Fribourg? L’endroit lui plait, certes: c’est une ville universitaire dotée de beaux restes médiévaux et enchâssée dans une boucle de la rivière Sarine qui marque peu ou prou la frontière des langues entre le français et l’allemand. Fribourg peut attirer des touristes et satisfaire les besoins de rencontres de jeunes gens en voyage ou en semestre «Erasmus». Mais Amélie n’est pas là pour faire du tourisme pas plus que pour étudier. Elle est là pour se faire de la tune, comme elle dit et garnir son petit bas de laine qui lui permettra de terminer ses études. Surtout, elle espère pouvoir partir au printemps prochain, deux mois sur un bateau scientifique allemand basé à Kiel. Dans le cadre de son travail de master elle participerait ainsi à des recherches sur l’influence du réchauffement climatique sur les courants marins et la faune marine.

 

Mais pour cela, il lui faut des sous. Et les sous, où les trouve-t-on? En travaillant pardi! Et où peut-elle travailler sans être payée au lance-pierre? Eh bé, fan’ de chichourle, en Suisse! Et pourquoi la Suisse? Bêtement parce qu’un jour elle avait dépanné un couple de touristes fribourgeois, de passage à Toulouse, en les logeant pour deux nuits dans sa colocation dont les trois autres locataires étaient absents pour l’été.

 

Les deux suisses s’étaient faits voler leur voiture avec toutes leurs affaires à l’intérieur, y compris le porte-monnaie de madame, alors qu’ils s’étaient arrêtés dans une boulangerie. Amélie s’apprêtait à entrer dans le même commerce quand elle les entendit crier. Les voyant si désemparés, elle leur proposa de les accueillir, le temps qu’ils fassent toutes les démarches nécessaires auprès de la police et des assurances. Ils restèrent deux jours chez elle avant que la police ne récupérât leur véhicule, vide évidemment, abandonné dans un village à 50 kilomètres de Toulouse. Comme elle n’accepta aucun dédommagement si ce n’est leur reconnaissance et leurs sourires, ils l’encouragèrent à ne pas hésiter à faire appel à eux un jour, au cas où ils pourraient se rendre utiles.

 

Les deux suisses étaient tenanciers d’un café dans la basse ville de Fribourg. On était en juillet quand elle les rencontra. Quelques jours après leur retour en Suisse, Amélie réalisa qu’elle disposerait de cinq mois sans cours obligatoires ni examens à passer, entre septembre et début février. Ses finances étaient au plus bas. Elle tournait avec une bourse très modeste, quelques petits jobs du week-end et un tout petit coup de pouce de ses parents. Mais tout cela mis bout à bout ne lui permettait pas d’envisager son voyage d’études et de recherches en Allemagne, indispensable à la rédaction de son travail de Master. Elle se rappela donc au bon souvenir des deux touristes, Marie et Joseph Pochon, qui acceptèrent sans problème de l’engager comme serveuse intérimaire de début septembre au 15 janvier, date à laquelle ils fermaient l’établissement pour 15 jours.

 

Et c’est ainsi, par un bel après-midi de septembre, un vendredi, qu’elle débarqua chez «les deux touristes» qui l’accueillirent chaleureusement. Marie et Joseph Pochon était un couple dans la quarantaine, sans enfants, très amoureux, d’une gentillesse sans pareille et travailleurs infatigables. Ils faisaient tout, lui en cuisine, elle au service et à la comptabilité de l’établissement. Ils la logèrent au-dessus de l’établissement, dans la dernière pièce disponible d’un modeste quatre pièces déjà loué en colocation à deux étudiants. Il y avait là Mamadou Dousse, de père fribourgeois et de mère sénégalaise, qui étudiait à l’école d’ingénieurs. La deuxième colocataire, une étudiante valaisanne en droit, répondait au nom de Mathilda Darioly. Amélie eut de la peine à garder son sérieux quand les deux étudiants lui demandèrent de les appeler par leurs surnoms: Mamadoudou et Mathildada. Déjà qu’elle était hébergée par Marie et Joseph, elle trouvait que d’être entourée par deux camarades aux surnoms si mélodieux donnait à son installation à Fribourg un petit air de crèche ou de chanson de Noël.

 

Cela dit, le courant passait bien entre les trois jeunes et avec leurs logeurs. Amélie se dit que cette ambiance quasi familiale était de bonne augure pour son séjour en terres fribourgeoises.

Le samedi matin, elle commença donc son service au «Gentil Rababou», un petit restaurant connu pour ses fondues et ses plats de pâtes, fréquenté par des fonctionnaires ou des ouvriers à midi et une majorité d’étudiants ou de couples de la classe moyenne en soirée. Amélie travaillait de 11 heures à 14 heures et de 18h à 23 heures. La paie lui convenait: 20 frs de l’heure complétée par des pourboires parfois pingres en soirée, souvent plus conséquents à midi. Ses patrons ne lui retiraient que 200 frs par mois pour la chambre et la nourriture, ce qui était fort généreux.

 

Elle dut s’habituer au langage: utiliser les huitante et nonante quand elle rendait la monnaie, savoir passer la panosse plutôt que la serpillère et apprendre que la bénichon était une ancienne fête traditionnelle, un repas pantagruélique pour célébrer et bénir la fin des moissons et non la fête de l’abbé Nichon. Cela n’aurait pourtant pas étonné Amélie au vu de l’histoire très catholique de cette région où le 8 décembre, jour de l’assomption de la Vierge Marie était férié et où le samedi le plus proche du 6 du même mois, donnait lieu à une fête gigantesque drainant des milliers de personnes en l’honneur de St-Nicolas, le saint Patron de cette ville.

 

Dans sa famille, les grands parents descendaient des cathares des Corbières d’un côté et des camisards huguenots de l’autre, mais ses propres parents se méfiaient un peu de toutes les religions qu’ils considéraient comme la première cause des malheurs de l’humanité, de l’inquisition aux djihadistes en passant par toutes les guerres engendrées par tous ceux qui prétendaient détenir la seule vérité, la seule croyance admissible. Elle n’a donc que peu d’avis sur les religions et les considère plutôt d’un point de vue ethnologique tout en reconnaissant que le message de Jésus, malheureusement dévoyé et instrumentalisé par les religions qui s’en réclament, «aimez-vous les uns les autres» et «paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté» aurait pu, aurait dû plutôt, pensa-t-elle, être prophétique et suivi. Peut-être ce message participe-t-il un peu à cette magie de Noël qui touche même les plus convaincus des athées.

 

Mais ce genre de préoccupations n’a pas sa place dans son travail quotidien qu’elle accomplit avec plaisir depuis maintenant plus de 3 mois. Elle a bien sûr parfois dû s’asseoir sur sa fierté quand les clients l’appelaient «petite» ou «la marseillaise», comme si l’accent de Marseille avait quelque chose à voir avec celui du Languedoc, incultes va !

 

Dans l’ensemble, les gens sont sympas, les patrons gentils et oublier les quelques clients un peu lourds ou arrogants n’est ainsi pas trop difficile. Elle a réussi à apprécier ce séjour, à faire son trou dans cette ville et s’y faire des amis. Surtout, elle sait qu’avant même que Noël débarque, elle aura déjà largement atteint la somme dont elle a besoin pour son voyage d’études maritimes.

 

Juste à l’instant, en marchant en direction de la gare, elle se dit que cette période qui va de la St-Nicolas à Noël a pourtant quelque chose de particulier, d’inoubliable, surtout ici où les vieux murs sentent le moyen-âge, la molasse, l’eau bénite et le schnaps. Toutes ces vieilles pierres l’ envoûtent de leur mystère et lui redonnerait presque un élan de spiritualité, reléguant dans les inconvénients mineurs cette gangue de froid dans laquelle elle se meut présentement avec peine.

 

Toute à ses pensées, elle ne remarque pas qu’elle n’allonge plus autant ses foulées qu’avant et qu’imperceptiblement, son pas s’est ralenti. Il est 18h15 et son train partait à 18h04. C’est loupé. Le prochain ne part qu’à 18h37.

 

Elle atteint la gare, s’appuie contre un mur et ferme les yeux un court instant. Quand elle les rouvre, elle a chaud, très chaud. Oublié les piqûres de la bise qui renforce la sensation de froid, oublié la neige. La place de la gare est déserte, le soleil implacable, la chaleur écrasante. Dans la salle d’attente des bus on entend l’air conditionné qui ronronne. Seuls quelques policiers traversent l’espace munis d’une ombrelle. L’un d’eux s’approche d’Amélie, lui tend une bouteille d’eau en lui disant:

 

– Il ne faut pas rester ici en plein soleil mademoiselle. D’abord vous risquez votre vie ou au mieux une insolation et ensuite vous ne devez pas ignorer que pour des raisons de santé publique, la fréquentation du centre-ville est déconseillée entre 11 et 14 heures.

– Quel jour sommes-nous? je suis où?

– A Fribourg ma petite dame et nous sommes le 22 décembre 2059.

– Mais il fait si chaud.

– C’est vrai, mais comme les hommes n’ont pas cru les scientifiques au début de ce siècle, ils ont récolté les fruits de leur incrédulité, de leur obsession de la croissance et de leur consumérisme à tout crin : la moitié de la planète est devenue inhabitable et a perdu plus du quart de ses habitants et…

– Mais je….

 

Elle n’a pas le temps de finir sa phrase que tout devient flou, puis tout noir.

 

Elle est bien installée dans son lit, dans sa chambre. A ses côtés se trouvent Madoudou et Mathildada ainsi que Joseph et Marie Pochon. Cette dernière prend la parole.

 

– Ben tu nous as fait peur, ma puce! La police nous a appelé. Tu avais fait un malaise devant la gare et tu étais frigorifiée quand l’ambulance t’a prise en charge. On est allés te récupérer à l’hôpital. Au début, tu délirais un peu mais après, ça allait mieux et ils nous ont laissé t’emmener.

– Je délirais ah bon? qu’est-ce que je disais?

– Tu disais: «elle est où la neige?», «je veux remettre la neige et l’eau sur la terre» et «Seigneur, pourquoi ne l’ont-ils pas cru?». Comme c’est presque Noël, tu parlais de Jésus peut-être?

– Non, je ne crois pas, parce que pour Jésus on sait depuis longtemps que l’essentiel du message n’a pas été écouté.

– Tu parlais de qui alors?

– Ah oui, ça me revient: je parlais des scientifiques et de la jeune Greta*…

 

F I N

 

*  Greta Thunberg, jeune suédoise de 16 ans, autiste Asperger, égérie du mouvement des jeunes pour la préservation du climat et de la planète. Elle a, de manière extrêmement efficace, relayé et médiatisé les alarmes des scientifiques en cette matière et a réussi à mobiliser beaucoup de jeunes du monde entier autour de cette question.

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire