Cette année, la commande est un peu spéciale, mais les temps changent, n’est-ce pas ?
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Dans la cheminée, le feu flambe joyeusement. Ce mois de décembre est particulièrement frisquet, songe la Mère Noël en resserrant les pans de son châle. Elle se balance doucement dans son fauteuil à bascule, les yeux fixés sur les flammes. Elle adore l’hiver, et ce n’est pas seulement parce que c’est la période des cadeaux. Elle aime la neige si pure, le crissement de ses bottes fourrées sur le chemin, sa robe rouge en laine douce et chaude, son bonnet à pompon. Elle aime l’odeur des marrons qui grillent sur les braises, le chocolat chaud au retour de sa promenade, ou le vin chaud aux épices. Elle aime le froid qui rosit ses joues rebondies, le patinage sur l’étang gelé, les dessins du givre sur les fenêtres.
L’été, pour tout dire, elle galère. Ses formes généreuses s’accordent mal à l’étroitesse d’un maillot de bain, et préfèrent se dissimuler sous sa vaste houppelande molletonnée. Le printemps, ça va, elle se repose de l’excitation des fêtes et de ses nuits blanches à préparer les cadeaux. Elle passe l’été dans un semi-coma, dégoulinante sous son bonnet rouge qu’elle refuse de retirer, par fierté. En automne, elle piaffe d’impatience, fébrile à l’idée de l’immense tâche qui l’attend. Inutile de compter sur le Père Noël, qui, depuis bien longtemps, n’en fout plus une. Heureusement, il y a déjà du brouillard et les premières gelées, annonciatrices de l’hiver. Plus que quelques semaines avant de retrouver les frimas et sa mission.
La pendule sonne 6 heures. Il est temps de s’y mettre. La Mère Noël n’a jamais été en retard, et ce n’est pas aujourd’hui que cela va commencer. Elle se lève péniblement de son fauteuil grinçant et passe un tablier pour ne pas salir sa robe.
Cette année, la commande est un peu spéciale. Passé un premier moment d’étonnement, la Mère Noël s’est résignée et a scrupuleusement suivi la liste d’achat. Les temps changent, n’est-ce pas, et ce n’est pas à elle d’en juger. Elle sera fidèle à son poste, comme elle l’a toujours été depuis des millénaires. Elle travaille avec minutie, en prenant son temps. Tout doit être parfait. Ce n’est pas parce qu’elle ne travaille qu’une fois dans l’année qu’il faut bâcler le boulot.
À 11 heures tout est prêt. Dehors, la nuit est entièrement noire. Où sont donc passés les sapins illuminés, les décorations et les guirlandes brillantes ? La Mère Noël fronce les sourcils. Le doute s’immisce sous l’épais bonnet de laine. À la place du brouhaha joyeux des habitants faisant leurs courses pour les fêtes et des chœurs qui chantent dans la rue, on entend des bruits de ferraille, des cris, des coups de tonnerre. De tonnerre ? Non, de canon !
La Mère Noël n’a pas le temps de se poser plus de questions. Quelqu’un tambourine à sa porte. Elle ouvre et voit un petit homme, essoufflé par les trois étages. Il a l’air complètement paniqué, mais dès qu’il passe le seuil, il sent l’odeur de la soupe et se détend d’un coup.
– Oh, vous l’avez préparée ? Quel soulagement ! Nous étions si inquiets.
La Mère Noël se rembrunit, vexée.
– Évidemment, pour qui vous me prenez ? J’honore toujours mes commandes.
– Je n’en doute pas, Madame, veuillez excuser mon impolitesse. C’est que vous n’étiez pas la destinataire de cette commande, il y a eu une erreur d’adressage.
– Une erreur ? C’est un scandale, je vais me plaindre au syndicat des farfadets. Savez-vous qui je suis ? Ça ne se passera pas comme…
– Pardonnez-moi, Madame, je vous coupe. Voyez-vous, nous avons un besoin urgent de cette soupe et je n’ai pas le temps de papoter. Si cela ne vous ennuie pas, je vais appeler des soldats pour m’aider à porter ce chaudron, ça m’a l’air très lourd.
La Mère Noël est estomaquée, personne n’a jamais osé lui parler comme ça. On l’a toujours traitée comme une vénérable grand-mère, et son apparition ne procure habituellement qu’émerveillement et gratitude. Elle boude dans un coin tandis que quatre hommes costauds emportent le chaudron brûlant. Elle entend à peine les remerciements du petit homme :
– Madame, la patrie vous est reconnaissante pour votre contribution. Permettez-moi de prendre congé, mais ça urge, les Savoyards sont au pied des remparts.
À cette phrase, le brouillard se dissipe dans le cerveau de la Mère Noël. Elle a compris d’où vient l’erreur et pourquoi tout lui paraissait si étrange. Aujourd’hui, ce n’est pas le 24 décembre, mais le 11. Ces empaffés de Genevois ont dû la confondre avec cette grognasse de Mère Royaume !
Commentaires (3)
Starben Case
08.08.2023
Chouette histoire pleine d'humour, une fiction bien sûr... J'aime bien la description de pourquoi-on-naime-pas-l'été, pour une fois que l'hiver reprend des galons. Merci Marie!
Eloïz
29.07.2023
haha bravo pour cette histoire qui m'a fait bien rire! Bien menée, dynamique, piquante. Merci pour cette jolie lecture :-)
Marie Vallaury
04.08.2023
Merci Eloiz :-) Ce qui est génial, c'est de prendre aussi plaisir à l'écrire !
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