Créé le: 11.02.2022
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Un atelier dans la brume
Chapitre 1
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Coïncidence, synchronisation ou hasard? Quelques jours après notre visite à l'atelier de Cristobal, le pilote de notre atelier d'écriture nous propose en quatre lignes l'incipit d'un texte court: il me ramène de suite dans la forêt qui abrite le nid de l'artiste. Plusieurs indices sont inquiétants.
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UN ATELIER DANS LA BRUME
La rue était sombre et le silence aussi épais qu’un brouillard de cimetière. Frédéric avançait avec prudence le long du trottoir glissant, à la recherche du N° 22. Il réagissait au moindre craquement, au moindre son, aussi fugace soit-il, tournant la tête à gauche, à droite, plongeant son regard dans les ténèbres… [incipit]
Le brouillard assourdissait encore le silence. Le cri plaintif d’une chouette le surprit et le fit trébucher sur une racine recouverte de feuilles mortes. Il fouilla dans son sac à dos pour y trouver sa lampe frontale. Quelques jours auparavant, ce gadget avait fait éclater de rire tous ses collègues de la rédaction, mais ici il s’avérait providentiel. Le N° 22 ne devait plus être bien loin. Il remonta le col de sa polaire, en repensant à l’appel qui avait changé le cours de sa soirée : il n’avait jamais entendu Xavier dans un tel état de peur et d’angoisse.
– Je t’en prie, viens vite, ils sont là !
– Qu’est-ce qui se passe ? c’est qui « ils » ?
– Je crois que…
Un craquement sinistre avait mis un terme à leur échange. Une inquiétude montait : « ils sont là » était un pluriel alarmant. De qui pouvait-il s’agir ? Frédéric se demanda s’il n’était pas en train d’aller tout droit dans la gueule du loup. Un guet-apens ?
Il fit un effort conscient pour garder son calme, en inspirant l’air humide et froid, tout en se remémorant la dernière séance de son cours de self-défense. Xavier avait peut-être exagéré avec le « shit » et hallucinait ? Étrange tout de même, ce n’était pas tout à fait son genre. Et puis ce craquement sinistre…
La grande bâtisse du N° 22 commençait à se profiler dans le brouillard. Aucune lumière aux fenêtres. Aucune réaction à la sonnette qui carillonnait à l’étage.
Dans le cône de sa lampe frontale, Frédéric repéra la poignée ronde de la porte et la fit tourner.
– Xavier, c’est moi… tu m’entends ?
Il chercha à tâtons l’interrupteur et monta l’escalier étroit qui amenait à l’étage. L’atelier du peintre s’étendait dans un espace immense sous les poutres de la toiture. Le vieux bois du plancher craquait sous ses pas, en écho au bruit inquiétant qui avait coupé court à l’appel de son ami… Frédéric s’arrêta net, une sueur froide dans le dos. Il devait bien l’admettre : il avait peur.
– Xavier, où es-tu ?
Son regard sondait la pénombre et surtout le sol, avant de poser un pied en avant. Aucune réponse. Soudain il aperçut devant lui une tache plus sombre : le plancher, visiblement effondré, laissait entrevoir une profondeur inquiétante, sans échelle ni escalier. Tout au fond un corps gisait, inanimé.
– C’est toi, Xavier? réponds-moi !
Il fallait garder son sang-froid et appeler les secours : Frédéric trouva son portable dans la poche intérieure de sa polaire et composa le 144 avec difficulté. Ses doigts tremblaient. Pendant l’appel, il entendit au-dessous la porte d’entrée se refermer.
*
La centrale du 144 eût mille peines à comprendre les explications de Frédéric relatives à l’adresse de l’atelier : le nom de la rue ne figurant pas au GPS, il était impossible de programmer l’itinéraire des ambulanciers. Depuis quelque temps, les chemins d’accès au quartier tout entier étaient bouleversés par un gigantesque chantier, hérissé de grues et de pelles mécaniques. Un ancien plan de ville se trouvait encore dans la portière de l’ambulance. Le chauffeur le consulta fébrilement et lança aux collègues, soulagé :
– Je vois où c’est : pas de problème, on y va !
Sur place, la situation avait pris une tout autre tournure : au brouillard s’était ajoutée une fumée si épaisse que toute progression s’avérait impossible. On distinguait des flammes, au loin, à une distance difficile à estimer : de toute évidence un incendie faisait rage dans les ténèbres. Les ambulanciers lancèrent l’alerte au 118, en précisant que deux personnes au minimum se trouvaient à l’intérieur de la bâtisse, probablement gravement atteintes, en tout cas sans connaissance.
Le numéro de Frédéric ne répondait plus.
*
Les sirènes des pompiers traversèrent la nuit comme des cauchemars : tous les véhicules étaient déployés dans une opération qui s’annonçait fort complexe. Les chantiers de démolition et de construction qui entouraient l’atelier du peintre rendaient l’accès du lieu sinistré extrêmement compliqué ; les bornes d’incendie ayant été réduites, il fallait prolonger les tuyaux, appeler des renforts, pour éviter que les flammes ne se propagent à la forêt voisine, et plus loin isoler le quartier. Le chef des opérations alerta la police : on ne pouvait pas exclure le risque d’une explosion, car la bâtisse était encore raccordée aux conduites de gaz, une malveillance peut-être, voire un attentat.
*
Quelques heures plus tard, à la rédaction du journal local, régnait la stupéfaction : un fait divers hors norme allait faire les gros titres de toute la Suisse romande. Du jamais vu dans les annales. De plus, le collaborateur de la rubrique culturelle se retrouvait mystérieusement impliqué dans le sinistre. Sauvé par miracle, il était aux soins intensifs et n’avait pas encore pu être entendu par les enquêteurs. Quant au peintre, retrouvé à l’étage inférieur des décombres, il était dans le coma, lui aussi intoxiqué par la fumée, mais pas seulement : le scanner révélait plusieurs fractures, visiblement dues à une chute ou à une agression. Le traumatisme crânien mettrait des semaines à se résorber. Le pronostic des médecins restait réservé.
*
L’enquête avançait lentement. Plusieurs instances se retrouvaient entremêlées dans un imbroglio où il n’était pas clair qui tirait les ficelles. Le plan de quartier destiné à densifier l’habitat avait franchi toutes les chicanes des oppositions systématiques des propriétaires expropriés. Déboutés par le Tribunal Fédéral, les opposants avaient fini, les uns après les autres, par accepter les indemnisations et avaient quitté leurs maisons. Le dernier parmi tous était Xavier, faute d’avoir trouvé un espace adéquat pour y déplacer son immense atelier. Entretemps et dans l’incertitude, il n’avait évidemment pas effectué les travaux de consolidation du plancher, qui périclitait depuis des années. Il restait à trouver les causes de l’incendie. Les experts étaient au travail : un bidon d’essence retrouvé sur les lieux pouvait-il suffire à déclencher un incendie pareil ? La piste criminelle se précisait dramatiquement. A qui pouvait bien profiter le crime ?
En lisant les rapports de son équipe, l’inspecteur secouait la tête, désenchanté. C’était tout vu: l’enquête s’enliserait, inexorablement.
*
À sa sortie d’hôpital, Frédéric se fit amener sur les lieux. Des barrières de sécurité périmétraient le site, mais on pouvait se glisser facilement à l’intérieur, même avec des béquilles. Le chaos inextricable des décombres dissuadait toute progression téméraire. L’odeur âcre de l’incendie flottait encore dans l’air. Parmi les ruines carbonisées, une boule noircie attira le regard de Frédéric : le bel arrondi d’un photophore était là, incroyablement échappé au désastre. Il se pencha et saisit l’objet. Le motif gravé dans le verre, intact, laissait voir un chaperon rouge, marchant dans la forêt, et, de l’autre côté, un loup, aux babines retroussées, toutes canines dehors, guettant férocement sa proie…
Frédéric pensa à Xavier, toujours prisonnier de son coma.
L’instant d’après il composait le numéro de l’inspecteur : il ne fallait pas qu’il abandonne l’enquête.
Genève, le 7 décembre 2021 – texte court (contrainte: 7000 signes) rédigé dans le cadre de d’Atelier d’écriture piloté par Geoffroy et Sabine de Clavière)
Commentaires (1)
Webstory
11.02.2022
Emeraude, merci d'avoir relier vos multiples inspirations: l'atelier d'écriture de Geoffroy et Sabine de Clavière et la soirée D'écrire l'artiste que nous avons fait chez Cristobal. On se réjouit de la suite...
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