Un thème auquel il nous arrive forcément de penser. Un texte vite écrit sur ce thème - qui est dans le titre - que je relis.
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Traité d’inexistence

C’est vrai ça, je n’existe pas. C’était vrai au passé, ce le sera dans le futur. Au présent, c’est un peu moins clair. Certains signes ou phénomènes, dont la concrète persistence m’empêche parfois de dormir, me font penser que, peut-être, je suis en train d’exister. Et l’un de mes auteurs potentiellement favoris, si je devais prendre la peine de le lire, a fort à propos émis l’idée, valable pour tous, que j’existe du fait que je pense, parce que l’inverse vaut aussi et vaut pour tous, en cas d’existence. Il est beaucoup commenté le philosophe du cogito que tout le monde autant que personne ne connaît. Son œuvre parle pour lui et d’autres aussi parlent pour lui. Il est possible de s’y retrouver. Sa pertinente observation, riche de sens, est auditivement connue du plus grand nombre mais cognitivement laissée à la préhension intellectuelle de quelques-uns.

 

Nous avançons. Oui, l’existence semble impliquer que nous sommes en mouvement vers l’avant. Mais ce n’est peut-être qu’une impression.Pour aller à l’essentiel, il faut passer par la case existence, satisfaire à cette condition. En définitive nous ne faisons que cela, existants ou non-existants, nous satisfaisons à des conditions d’existence ou de non-existence. “J’aimerais faire plus”. Il m’arrive de dire cela. Il m’arrive de l’entendre aussi, c’est peut-être pour ça que je le dis. Et, faire plus, on ne le peut pas, sinon par un surplus d’existence auquel nous n’arrivons pas.

Un autre existant me conseillerait-t-il d’écrire “auquel nous ne parvenons pas” que j’accepterais le conseil. Mais le chemin et l’effort ne sont-ils pas les mêmes, entre arriver et parvenir? À un but, un état, une sure existence qui se trouve être inatteignable. Nous n’y sommes pas et c’est bien là le problème de l’éternité qui se fait attendre et désirer. Là tout de suite, impérieusement, absolument, l’éternité. Ça ne se fait pas. Ça n’existe pas. À vrai dire, soyons sérieux et sincère, devenons authentiques, nous ne la désirons pas tant que ça cette infinitude existentielle. Nous serait-elle accessible que nous la mettrions de côté, nous la garderions pour plus tard. En cas d’utilité voire de nécessité. A ce stade d’existence, en ce lieu de l’étant, nous préférons en rester là pour aller de l’avant. 

 

Demain est un autre jour. C’est du sérieux cette question-là et ça l’est d’autant qu’elle ne va pas exclusivement de soi et ne vaut pas non plus exclusivement pour soi. C’est vrai pour l’autre qui n’y est pas ou n’y est pas tout à fait. Regarde, tu n’es pas là, tu n’y es pas du tout quand n’y es plus tout à fait. L’autre se fait absent ou me rend absent en sa présence d’où la difficulté de nos conditions d’existence. La fourmi de 18 mètres que chantait Juliette Gréco, un extrait de poème de Robert Desnos – qui à la fin de son existence connu le pire -, ces quelques notes d’enfance et de Cosma, une fourmi de 18 mètres portant un chapeau sur la tête” ça n’existe pas” martelait dans nos têtes l’égérie de Saint-Germain des Prés où nous n’irons plus jamais. Et Bécaud a enchainé dans les années soixante.

Il a, chanteur, popularisé l’inexistence en désignant la solitude qui ne saurait être coupable d’excès de présence dans le réel. C’est bien ça, l’existence, ces idées de réalité et de présence, mais c’est peut-être plus encore. “Va voir là-bas si j’y suis” entendait-on dans mon pays d’enfance. Le défi était refusé et l’on ne s’attardait pas. Tout le monde s’en allait. Plus personne ne restait. Plus personne n’était. Cet instant et cet endroit où tu n’es pas. Un vide de présence et d’existence et pourtant, si tu n’es pas là, c’est que tu existes sans quoi ton absence pourtant flagrante ne pourrait être. Elle est. Elle ne l’est plus quand personne n’est là pour l’observer. Ces lieux qui ne nous voient pas naître et qui restent disponibles pour d’autres naissances ou passages et apparitions, transfuges et ostentations. Ce type de phénomènes qu’impliquent la possibilité d’existence et sa furtive réalité. Il faut saisir. Il faut suivre ce qui avance et surgit du néant infini de l’être.

Ces deux-là, cette veille de Noël dans les rues de Genève. Lui en trottinette, elle à bicyclette. Ils s’essoufflent. Ils s’arrêtent. Je suis Brel à Orly et le les regarde. “Soit on se suit soit on se perd”, lui dit-il avec une énergique amabilité. Ils s’expliquent, sourient, elle fait un pas vers lui, avec son vélo et l’embrasse, le quitte, me dépasse. J’étais là mais pour eux je n’existais pas. Un jour peut-être. Tant qu’il y a l’être insondable et le pouvoir insondé. Passer juste à côté de l’instant et s’en aller, c’est ce qui nous arrive en continuité. Nous ne cessons de n’être que partiellement là et avec qui nous sommes. Et les autres font pareille. Je songe à ce qui était. J’en viens à songer et me retire en moi-même, un susbstitut du sommeil, un substrat de concentration pour être en phase avec la puissante non-évidence du réel.

J’ai essayé. Aujourd’hui même j’ai essayé dans la tranquillité de cette veille et l’intranquillité des souvenirs de veille. Je sais de quoi je parle. Tous les chercheurs d’anciennes présences savent de quoi ils parlent. L’hypnose et la spiritualité viennent en aide, mais les absents ont leur raison que le cœur ne connaît que trop. En filigrane, je me demande, comment on arrive à ne pas douter et comment le doute vient à se poser sur une tombe qui l’aura marqué.Il faut se défaire des marques de l’absence en tenant compte de sa propre précarité. Instaurer un dialogue au sein du monde pour le faire exister et accepter de n’avoir pas toujours existé dans les avenirs fuyants de l’univers. Celui-là même qui a manqué son train, s’en vient frapper aux portes des abonnés absents. Ce père Noël qui a lu les existentialistes et que l’on a fait disparaître, que Gréco n’a pas chanté, qui a vainement cherché à nous simplifier l’existence. C’est raté. Il s’en est allé rejoindre le bataillon des absents qui probablement ont refusé de croire en lui dans cette situation d’inexistence durable. Mais durable seulement.

 

Demain, je prendrai la peine de parler intérieurement à Hamlet en lui disant de ne pas se prendre la tête, ni celle d’un autre, mort ou vivant. Je trouverai bien mes mots ou les siens, j’essayerai son langage et reviendrai au mien. Je serai attentif à lui. Etre attentif pourrait constituer une voie suprême par instant, par petits bouts, d’existence à contre-courant du néant.

Et ce même soir, sur ce même écran, dans un silence extra-social, les pieds sur la table, je regarde le film d’Assayas à Sils Maria. Deux actrices dont l’une ne réapparaît plus comme par surprise dans une scène de montagne où elle avait sa place, son rôle à jouer, enfin son personnage, à la présence duquel l’on tenait dur comme fer, au-devant du spectacle du temps qui serpente, et l’autre actrice qui depuis mes vingt ans, correspondant à peu de chose près aux siens, investit avec succès les rôles de femmes à la fois tristes et radieuses auquelles mon existence se refuse pour n’avoir pas accès à la sienne.

 

« Vous ne me regardez pas dans la scène finale comme si j’avais cessé d’exister », dit-elle à la jeune star qui ne lui laisse plus de place dans la brillance ni dans le drame. C’est une leçon, sachant que l’inexistence n’a pas d’âge, d’adolescence ou ne maturité. Elle a toutefois ses paysages tels ceux de Sils Maria où Nietszche fut attentif à l’éternel retour, sans dire exactement de quoi. La rudesse flamboyantes des montagnes accueille l’absence et attend ce qui survient, rend possible la sensation d’y être allé ou de devoir le faire. Je ne peux pas être à deux endroits à la fois. Je n’ai pas le don d’ubiquité. Il fallait commencer par là. Ce n’est pas une raison pour en finir.

 

Genève, le 24 décembre 2016

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