Créé le: 19.09.2013
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Tout finit par se payer

Notre société

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Lundi

1

Tous nos actes, toutes nos paroles sont imbriqués comme les maillons d’une chaîne. Celle de la vie, celle de la mort, celle de l’acceptation. Voici l’histoire d’un effet papillon, un ouragan intemporel qui gangrène l’histoire de l’humanité depuis la nuit des temps…
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J’aurais dû faire marche arrière, la peur me gagne. Je m’appelle Pierre et je m’apprête à passer mon épreuve d’initiation. Heureusement les gars sont là pour m’encourager, mes frères. Sans eux, j’étais voué à rester entre mes quatre murs à attendre un emploi qui n’arriverai jamais. Sales étrangers…
Ils pourrissent notre pays, profitent du système, veulent imposer leurs lois, leurs coutumes de babouins. Je les hais.

 

Le plan est simple, nous devons nous poster au coin de cette rue et attendre le passage d’un de ces “cheveux gras”, un de ces gauchos crasseux qui, au lieu de protéger leur nation de cette invasion sauvage de bougnoules, de noirs et de tapettes, revendiquent des pseudos droits d’humanité.

 

Ça y est, ce con de Vincent arrive. Je me prépare. Il court ! On s’est fait repérer ! Je me lance à sa poursuite avec mes deux frères. Je le rattrape et me jette sur lui le couteau à la main. Une fois ! Deux fois ! Dix fois ! Je l’embroche tel un cochon à la St-Martin. Son sang chaud coule sur ma main jusqu’à mon poignet, je suis en extase !

 

Mes frères me tapent dans le dos tellement ils sont fiers de moi. Vite ! Nous devons dégager et sans tarder car les sirènes des flics se rapprochent ! Et puis je suis attendu au Q.G. car ce soir c’est la fête ! Nous allons tous boire à mon succès ! A une racaille en moins ! A un renouveau pour notre patrie…

 

J’ai trop bu. Je crois que malgré tout le saucisson et les rillettes que je me suis enfilé, le pinard, la bière et l’eau-de-vie ont pris le dessus. Je me vautre sur l’un des canapés, le sourire aux lèvres, je m’endors.

 

Mardi

2

La lumière du soleil me réveille et me dérange. J’entrouvre mes yeux. Il fait une chaleur étouffante. Soudain, une douleur atroce dans le dos vient mordre ma chair. Puis une voix :

– Debout le nègre ! Tu crois que c’est comme ça que tu vas mériter ton croûton de pain du soir ?

Putain c’est quoi ce délire ? Je suis noir ! Je suis noir ! Je deviens fou ! Je n’ai même pas le temps de réfléchir à ce qui m’arrive que je sens déjà le fouet retomber sur ma peau. Ma peau noire. J’ai mal.

Je sors d’une sorte de cabane en bois puis on m’attache avec d’autres noirs à des chevaux. J’ai dû bien parcourir environ 6 km avant d’apercevoir un gigantesque champ d’une blancheur incroyable. Le coton. Ce même coton qui, hier encore, recouvrait ma peau blanche. J’ai les pieds en sang.

Ils nous détachent. Je dois remplir 150 paniers si je veux manger ce soir. Le soleil m’étourdit, il fait au moins 40 degrés. Cette scène me rappelle des notions d’histoire que j’écoutais vaguement à l’école et qui me poussent à me dire qu’en ce moment même je me retrouve dans les années 1800, quelque part dans un trou perdu du sud des Etats-Unis.

Suis-je en plein cauchemar ? Suis-je encore sur ce canapé en 2013 à décuver mon alcool de la veille ? Je ne sais plus. La douleur est si intense et semble si réelle…

Un des gardes me montre soudain du doigt et me voilà avec quatre hommes qui me maintiennent à même la terre. Un cinquième surgit avec un fer de marquage chauffé au rouge. Je me débats, je hurle. Je sens ma peau noire se coller au fer. J’implore, je supplie, cette violence faite à mon corps est insoutenable. Des larmes coulent le long de mes joues. Ils rigolent. Ils se réjouissent du spectacle que je leurs procure. Je m’évanouis.

Mercredi

3

Je sursaute. Je regarde de suite mon apparence. Je suis blanc ! Merci seigneur… Tout cela n’était qu’un mauvais rêve…. Mais… Je ne reconnais pas le salon du QG ! C’est quoi cette puanteur ? Je me regarde à nouveau. Je suis sale, amaigri et couvert d’une sorte de pyjama rayé. Je lève les yeux et autour de moi un dortoir de mourants. Des hommes, au moins 200, entassés sur des couchettes en bois.

 

Il fait froid. J’ai faim. Mon ventre se tord. Un détail sur mon pyjama vient déranger mon esprit qui est loin d’être clair. Une étoile. Non pas celle de la célébrité mais celle de la honte. Je me mets à rire de façon hystérique en comprenant que je suis juif. Je suis devenu l’ennemi numéro un de cet homme, mon Führer que je vénère tant.
La porte du dortoir s’ouvre en faisant un bruit abracadabrant. Des soldats ! De vrais soldats du 3ème Reich en face de moi. L’un deux me porte un coup dans l’estomac. Je tombe à genoux.

 

– Schnell ! C’est drôle comme cette langue que j’aimais pourtant beaucoup me donne, soudainement, autant de frissons… Un des soldats nous dit que nous sommes sales et que c’est important de se laver. C’est bon. J’ai compris où il veut en venir. Je regarde tous ces hommes, ces juifs autour de moi qui ne bronchent pas, se résignent et se dirigent tout droit vers une mort certaine. Et je me demande sans cesse pourquoi il ne réagissent pas ? Pourquoi ?

 

Je suis nu. Squelettique. J’entre dans une pièce blanche, une “douche” géante qui ne contiendra que des pleurs. La porte se referme. Les gens crient, se serrent les uns contre les autres, affolés. Un vieil homme me prend par les épaules et me dit : – Ça va aller. Je me surprends à le regarder dans les yeux avec tristesse. Je me sens suffoquer, je convulse. Adolphe, pourquoi m’as-tu abandonné…

Jeudi

4

« – Amina ! Tu dors encore ma fille ! Lève-toi et va acheter du pain, on en a plus. »
J’ai la bouche pâteuse, j’ai dû m’assoupir pendant un bon moment, d’ailleurs j’ai encore le drap sur la tête, c’est marrant. Et pourquoi je n’arrive pas à m’enlever ce drap d’abord ? Il semble accroché à mes cheveux longs. Mes cheveux longs ??? Je n’ai jamais eu les cheveux longs ! Et… Oh ce n’est pas pas possible ! J’ai des seins ! Et le salon ? Il est recouvert de tapisseries, ça sent les épices et le thé à la menthe !

 

« – Amina ! »
C’est qui Amina ? Une femme entre et me rétorque : « – Ben alors c’est pour aujourd’hui ou pour demain ma fille ! Tes frères ne vont pas tarder alors dépêche-toi ! »

 

Je trouve la salle de bain et, à ma grande surprise, le miroir me renvoie l’image d’une jeune fille aux grands yeux noirs et aux magnifiques cheveux châtain foncé recouverts d’un voile joliment coloré.
Mes aïeux… Je suis une femme. Je me résigne à acheter ce foutu pain.

 

En revenant, je passe devant l’entrée d’un parking. Je remarque cinq jeunes, cheveux très courts avec des bombers.
« – Hé toi la Fatma ! Ouais toi ! Enlève cette merde là ! Ton voile on en veut pas ici ! »
Ils m’attrapent, m’arrachent mon voile. Ils me disent que je suis “bonne” pour une bougnoule.
Ils me poussent vers le parking. Leurs mains me touchent partout. Ils me mettent nue de force. J’entends un des types dire qu’il faut mettre des capotes pour ne pas déshonorer la race blanche. Puis un autre me dire que j’allais goûter à de la saucisse pur porc… Du sang s’écoule entre mes jambes. J’étais vierge apparemment. Ils ont pris la chose la plus précieuse d’une femme. Les monstres…

Vendredi

5

Ça sent la neige et le froid. Certains pensent que les saisons ont des odeurs particulières et je suis de ceux-là. Je me trouve sur un banc en plein milieu d’un parc enneigé. Je porte un jeans un peu moulant, une coupe de cheveux qui me rappelle la forme de ma brosse à récurer les toilettes et un pull couleur turquoise.

 

Je bouge histoire de me réchauffer. A l’entrée du parc, je vois un écriteau avec des lettres méconnaissables. On dirait du russe mais je ne suis sûr de rien. Bref, je continue à marcher. Au loin, en face de moi, une bande d’une dizaine de personnes constituée de sept hommes et trois femmes. Je me pousse afin de les laisser passer mais ils font barrage.

 

L’un deux s’adresse à moi en anglais et me demande si je suis homosexuel. Je lui affirme que pas du tout. Il insiste et me dit que je ressemble à un homo. Il me met le bras autour des épaules et me dit qu’ils veulent me parler. On arrive vers une camionnette. La porte s’ouvre et ils me poussent dedans. J’ai les yeux bandés et je suis menotté.

 

Lorsqu’ils m’ôtent le foulard des yeux, je suis dans un appartement très simple, pas grand chose comme meubles. Je suis interrogé et filmé. Ils me disent que je suis un salopard d’homo et que je viole des enfants. Même moi, alors que j’ai déjà tenu ces mêmes discours, je sais que ce n’est pas la vérité. Je suis humilié. Ils me maquillent grossièrement. Me frappent.
Je me souviens d’un jour où j’ai moi-même molesté et insulté un gay alors qu’il ne faisait que tenir la main de son amoureux…

 

Ils me forcent à me déshabiller en pointant un flingue sur ma tempe. On me fait une sorte de garrot à la base de mon pénis. Je pleure. Sans nulle pitié, ils me tranchent ce qui fait de moi un homme. Je me tords tellement la souffrance est insupportable. Cinq minutes après, ils enlèvent le garrot et me regardent me vider lentement en se congratulant.

 

– Somewhere… Over the rainbow…

Samedi

6

« – Hé Vincent ! Qu’est-ce que tu fous entrain de dormir vers la fontaine ? Tu viens à la manif en faveur de ce jeune chanteur de rap qui s’est fait tuer en Grèce ? »

 

Vincent ? Mais je connais un Vincent ! C’est le gars que j’ai buté lundi ! C’est impossible… Avec ce que je lui ai mis, il n’a pas pu s’en tirer… Voyons… Je porte un jeans délabré, j’ai un trou à l’oreille si grand que je peux voir ma main au travers, un t-shirt Antifa et en passant mes doigts sur le crâne je sens une petite crête… Je suis bien Vincent.
« – Non désolé, je ne peux pas. J’ai des choses à régler. »
« – Ok pas de souci. On se voit à la soirée ! »

 

J’ai trop faim. Et bizarrement l’odeur de kébab qui vient me chatouiller les narines me met l’eau à la bouche. Je suis cette odeur, ça doit être là, juste au tournant de cette rue. A peine je tourne à gauche que je vois, à environ dix mètres de moi, trois fachos. Ils m’ont repéré ! Ils courent vers moi ! Je fuis à perdre haleine mais l’un deux est plus rapide que les autres.
Il me rattrape, me saute dessus. Une fois ! Deux fois ! Dix fois ! Je sens sa lame s’enfoncer telle la broche qui transperce la viande du kébab que je m’apprêtais à déguster. Et je suis horrifié. Horrifié de voir mon sang qui recouvre la main de mon bourreau jusqu’au poignet. Horrifié de reconnaître en lui mon propre visage. Celui de Pierre. Horrifié de comprendre enfin toute l’ampleur de ce geste, de tous ces gestes, de tous ces mots que j’avais commis depuis trop longtemps.

 

J’aurais dû revenir en arrière jusqu’aux entrailles de ma mère. Non pas par peur de faillir, mais par peur de devenir celui que je suis, celui qui m’enferme dans la haine et la mort au lieu de l’amour de la vie.

Dimanche

7

Paraît-il que c’est le jour du Seigneur. Pourtant, l’humble écrivain que je suis, lorsqu’il allume son téléviseur, ne voit que destruction, chaos, intolérance et sang. Parfois au nom de Dieu, parfois au nom d’Allah, parfois au nom de je ne sais quelle excuse ou climat politique bidon, parfois au nom d’une crise, mais souvent au nom de la peur.
Peur de l’inconnu, peur de l’autre, peur de la différence…

 

Paraît-il aussi que nous naissons purs et innocents. Dès lors, nous devenons ce qu’ils nous formatent. Parents, professeurs, amis, médias. Tous jouent un rôle important dans les maillons de la vie.
Est-ce qu’un arc-en-ciel serait aussi beau sans sa merveilleuse palette de couleurs ?
Est-ce que le Clair de lune de Debussy serait si agréable à entendre en ayant les mêmes notes du début à la fin de sa partition ?
Ne sommes-nous pas émerveillés à la vue de tant de diversité au sein de mère nature ?
Ne sommes-nous pas impressionnés par les toiles de grands maîtres aux milles teintes et techniques, toutes plus différentes les unes des autres ?

 

Alors pourquoi est-ce si difficile, si invraisemblable pour l’être humain de faire de toutes ces différences des atouts, des forces positives au lieu de prétextes au rejet, à l’intolérance, à la mort ?

 

Tout finit par se payer dans une vie car en voulant détruire ce qui nous fait si peur, c’est une part de nous qui meurt au quotidien.

Hommage

8

Aux 800’000 esclaves noirs qui ont souffert en Amérique.
Aux 6 millions de juifs exterminés dans les camps sous le 3ème Reich.

 

A toutes les femmes qui subissent le voile, qui meurent au mains des islamistes radicaux quand elles ne souhaites pas le porter, et à celles qui le porte de leur plein gré et se font discriminer, molester voir pire.

 

A toutes les personnes qui appartiennent à la communauté LGBTIQ et qui subissent, insultes, intimidations, violences et meurtres au quotidien selon les pays et qui ne réclament que le droit d’aimer et exister en liberté.

 

A tous les défenseurs des droits humains, artistes, chanteurs, manifestants, etc. qui ont péri en demandant le respect des différences.

 

A tous ces enfants qui auront la malchance de naître dans des familles haineuses et qui n’apprendront jamais le véritable sens du mot amour.

 

Parce que le lundi je suis Martin Luther King, le mardi je suis Gandhi, le mercredi je suis Nelson Mandela, le jeudi je suis Rosa Parks, le vendredi je suis Liu Xiaobo, le samedi je suis mère Teresa et que le dimanche je suis moi avec les pensées de toutes ces personnes et bien d’autres encore dans mon cœur.

 

Avec utopie, bien à vous… Aydan.

 

© 2013 Aydan

Commentaires (1)

We

Webstory
14.05.2016

"Tout finit par se payer" a gagné le troisième prix du concours d'écriture 2013. Cette nouvelle a été publiée dans le livre I, disponible auprès de info@webstory.ch

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