Créé le: 31.08.2022
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Toucher les étoiles

NouvelleDestinée 2022

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© 2022-2024 Carole Gévaudan

C'est parfois lorsque l'on se sent bien loin de sa destinée qu'on la suit plus que jamais...
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Défiant la pesanteur, les boucles succédaient aux vrilles en zébrant l’azur de traînées blanches. Et soudain, emprisonnant le temps sous son aile, l’appareil, comme retenu à un astre par quelque invisible fil, suspendit son vol. Les secondes omirent de passer, retenues par le souffle des spectateurs figés plusieurs centaines de mètres en contrebas, avant que l’engin décroche et que, rattrapé par la gravité recouvrant sa toute puissance, il pique vers le sol à allure folle.  En bas, l’ensemble de l’assistance se contracta alors d’une même tension qui se relâcha lorsque le nez de la carlingue se redressa, entrainant la machine volante vers des altitudes plus rassurantes où elle dessina d’autres figures acrobatiques sur l’écran des cieux.

 

Noah s’en souvient comme si c’était hier. Il voit ces images aussi bien qu’il entend encore les acclamations qui escortèrent l’homme s’extirpant de la carlingue après un atterrissage parfait. Comme il perçoit encore dans son regard, sa démarche, ses traits, l’épanouissement propre à celui qui vient de s’adonner à ce qu’il aime le plus au monde. Comme il visualise chaque détail de ce visage s’approchant de lui en souriant, avec une sorte de noblesse teintée d’un brin d’arrogance. Comme il se rappelle en son cœur l’admiration formidable et la fierté sans borne du petit garçon qu’il était alors, ce petit garçon grandissant près d’une figure héroïque, sans se douter alors qu’il sera plus tard si difficile de sortir de cette ombre paternelle géante et de trouver quelque part son propre mérite.

 

Car Noah n’est pas parvenu à suivre son destin, ce vers quoi son héritage paternel, son histoire familiale, son sang le dirigeaient.  Pour une sombre raison d’acuité visuelle diminuée. Oh, une baisse minime. Vraiment minime. Insignifiante au quotidien. Mais en aviation, on ne plaisante pas avec ces choses-là, et dès lors, le sort du pilote Noah fut scellé, et ses pieds vissés sur la terre ferme. Aujourd’hui encore, Noah se demande parfois comment le sort a-t-il pu s’opposer ainsi au destin. Et si désormais, il porte au quotidien un autre uniforme avec la plus grande fierté, il ne peut néanmoins se défaire de l’amertume que distille en lui le ciel lorsqu’il le regarde un peu longtemps. Ni des regrets qui ornent les souvenirs de vol de son père qui, comme à cet instant viennent quelquefois le hanter. Ni de la déception qu’il croit déceler parfois aux tréfonds des prunelles de celui qui l’a élevé entre un tarmac et un hangar. Ni de ce sentiment terrible d’injustice de n’avoir pu embrasser la carrière qui aurait dû être l’évidence de toute sa vie, pour une raison à laquelle il ne pourrait jamais rien changer.

 

Pourtant, quelques phrases, un jour, faillirent tout remettre en question, instillant chez Noah un doute étrange et déconcertant. Car, aussi insensé que cela puisse être, elle semblait si sûre, si affirmative, cette jeune femme secourue lors d’une intervention sur un accident de la route. Par chance, elle ne souffrait que d’une fracture de la jambe et d’ecchymoses. Alors qu’après l’avoir extirpé d’une carcasse informe, il fixait autour de son corps allongé sur une civière des sangles pour l’y maintenir, elle lui saisit une main gantée de ses doigts encore tremblants. Ils se fixèrent un long moment, Noah attendant des paroles qui demeuraient muettes. Alors il serra doucement en retour la main posée sur la sienne.

–  Ca va aller. Tout va bien se passer.

Elle sourit. Et ce sourire, et ce regard d’une profondeur rarement croisée, et encore plus cette sérénité jusqu’à lors inconnue qui l’avait étreint tout entier durant la brièveté de cet échange, se sont gravés dans sa mémoire.

–  Vous vous croyez trop loin des étoiles, n’est-ce pas ?

Un instant désarçonné, et peinant à intégrer la signification de la phrase prononcée tant celle-ci était éloignée des événements en cours, Noah ne répondit rien, mais demeura incapable de détacher ses yeux du regard qui semblait tout voir de lui.

–  Que… Comment ? balbutia-t-il finalement.

–  Vous souffrez de ne pas vous en approcher davantage, mais ce n’est pas en volant qu’on touche les étoiles, vous savez.

Refusant d’accorder un sens à ces paroles, Noah préféra les mettre sur le compte du choc juste subi par la jeune femme. Les traumatismes entrainaient parfois des divagations de l’esprit, et c’était sans aucun doute ce dont il s’agissait.

 

Jamais il ne l’a revue. Mais jamais il ne l’a oubliée. Cette femme, son regard, sa bienveillance enveloppante et ses mots à l’inexplicable résonnance avec son histoire et son ressenti. Mais comment pouvait-elle savoir ? Comment…

–  Oh bon sang… Ca rigole pas ! Les gars, préparez-vous !

En une fraction de seconde, l’exclamation du Capitaine ramène Noah dans la gravité de l’instant. Depuis l’arrière du camion où ils sont assis, ses quatre collègues et lui-même tentent d’apercevoir leur destination. Malgré l’obscurité ambiante, rien n’est plus aisé : à moins d’un demi kilomètre, des flammes dévorent un bâtiment, empruntant les fenêtres pour s’élever au-dessus du monde sur une dizaine de mètres.

Ils sont la première unité à intervenir mais déjà au loin murmure le hurlement d’autres sirènes, musique rassurante à leurs oreilles.  Toutefois, ils savent que, dans la nuit de la ville, le son peut être trompeur, et que l’appui parfois tant attendu peut ne pas être si proche qu’on croie.

Au fur et à mesure que la distance se réduit, Noah analyse la situation : il évalue l’étendue du brasier, cerne les zones de danger potentielles, énumère les risques annexes pour en déduire la stratégie d’intervention combinant au mieux efficacité et sécurité, même si ses coéquipiers et lui-même sont aujourd’hui sous le commandement du Capitaine, qui, par son grade, est de facto le chef d’équipe. Tous lui font confiance et suivront ses instructions à la lettre. C’est ainsi que les choses fonctionnent chez les Sapeurs Pompiers : travail d’équipe, suivi strict des protocoles, aucune improvisation, pas d’héroïsme individuel. « Des héros, il y en a plein les cimetières. » clame souvent  leur Colonel, dans l’espoir de réfréner les envies d’éclat que, dans l’action et sous l’effet de l’adrénaline, chacun ressent au moins une fois dans sa carrière.

Dans le vacarme des sirènes et les éclairs bleus des gyrophares, l’ensemble des véhicules d’intervention, fourgons pompes tonnes, échelle pivotante automatique et véhicules de secours et d’assistance aux victimes s’immobilisent au plus près possible de l’immeuble en feu. Dans l’instant, chacun d’eux passe en mode opérationnel. Les appréhensions sont rangées dans un recoin lointain de l’esprit, les émotions mises en pause. Le temps est à l’action. Sitôt à l’extérieur des camions, les membres de l’équipe se regroupent et le Capitaine énonce ses directives, indiquant par des phrases laconiques le rôle de chacun. Puis, sans attendre, chacun s’active, qui au raccordement des tuyaux sur les bornes d’alimentation en eau, qui à leur déploiement sur toute leur longueur, qui au positionnement adéquat de l’échelle automatique qui permettra d’atteindre les flammes directement dans les étages.  Pour l’heure, Noah est en charge d’éloigner les riverains et autres curieux qui, se tenant bien trop près des lieux, risquent non seulement leur propre sécurité, mais également d’affecter le déroulement des opérations.  Mais alors qu’il s’approche d’un groupe de personnes les yeux rivés sur le bâtiment en proie aux flammes et qu’il commence à les invectiver, un couple accoure vers lui. Ils parlent fort mais, aux prises avec l’affolement, leur discours est mêlé et confus, si bien que leur message est inintelligible. Avec calme mais fermeté, Noah leur impose le silence avant de demander à la femme de reprendre plus doucement.

– Yasmina est toujours là-haut ! C’est notre voisine de palier. Elle est jeune mais se déplace en fauteuil roulant. Mon Dieu, il faut la sortir de là, sans ascenseur, elle est piégée !

Noah s’enquiert d’obtenir le numéro et l’étage de l’appartement concerné et interroge également les autres riverains sur la présence éventuelle d’autres personnes dans l’immeuble.

– Bien, on s’en occupe. Messieurs Dames, vous êtes priés de bien vouloir quitter les lieux pour ne pas gêner les interventions.

Tandis que plusieurs de ses collègues s’affairent délimiter physiquement un périmètre de sécurité, et tout en se hâtant vers les véhicules, Noah transmet en urgence l’information prioritaire au Capitaine par l’intermédiaire de son talkie-walkie.

– Ici Lieutenant Mercier, une civile est probablement présente au quatrième étage, appartement 43.  Terminé.

– Bien reçu, Lieutenant.

Noah est encore à une vingtaine de mètres du premier fourgon pompe tonne. Il voit le Capitaine se tourner vers les équipes et héler de nouvelles instructions. Mais tout à coup, un éclair en provenance du rez-de-chaussée aveugle Noah en même temps qu’une détonation déchire l’air expulsé dans la rue avec une violence inouïe. Comme si le temps ralentissait sa course, Noah voit le Capitaine et deux autres pompiers être projetés en arrière par le souffle, leurs corps soulevés au-dessus du sol. Il a l’impression que toute la scène se déroule au ralenti tant les secondes semblent s’étirer avant que les trois pompiers ne retombent brutalement au sol une dizaine de mètre plus loin.

Un instant de flottement suit la surprise et la fulgurance de l’événement, le temps que sa réalité imprime les esprits. Noah est le premier à réagir en s’élançant vers les hommes à terre, suivi de près par deux collègues ayant également assisté à la scène. Le soulagement est palpable lorsqu’ils constatent que les combattants du feu restés au sol sont sérieusement sonnés, mais saufs.

Néanmoins, l’intervention déjà délicate devra se passer de trois pompiers aguerris… et de Capitaine. Alors, sans un fragment d’hésitation, Noah prend le contrôle de la situation. Il est Lieutenant. Selon la chaine de commandement officielle, c’est à lui que revient désormais la direction des opérations. Il inspire lentement en fermant les yeux, le temps de réunir l’énergie et la concentration nécessaire. Son cerveau accélère la circulation des informations de synapse en synapse, élaborant avec clairvoyance le schéma de la suite de l’intervention. Quand il rouvre les yeux, ses idées son parfaitement claires, son discours maîtrisés, son sang froid inébranlable. Il s’adresse en direct à ces deux collègues venus secourir les blessés, puis à tous les autres pompiers via les talkies-walkies.

– Girard, Bernier, vous vous occupez des trois blessés. Si leur état le permet, gardez les VSAV sur place et demandez des ambulances pour les conduire à l’hôpital. Les équipes 1 et 2, vérifiez l’ensemble du rez-de-chaussée pour s’assurer qu’il n’y a plus de risque d’explosion, il s’agissait sans doute d’une bouteille de gaz. Allez-y prudemment. Equipe 3, vous attaquez le feu par les étages depuis l’échelle.  Equipe 4…

Noah s’interrompit. L’équipe 4 gisait au sol. Il modifia le canal d’émission pour s’enquérir de l’avancée de l’unité de renfort censée les rejoindre et apprit qu’elle ne serait sur les lieux que dans une dizaine de minutes. Une éternité…

Alors, Noah prit une décision. « A situation d’urgence, mesure d’urgence » se dit-il. Il reprit  la parole à travers l’appareil de transmission.

– Hernandez se détache de l’équipe 3 pour reformer une quatrième équipe avec moi. Priorité : l’accès au quatrième. Une civile handicapée moteur a priori présente dans l’appartement 43. Terminé.

Sans discuter, chacun s’exécute. Pourtant, Noah sait qu’il contrevient à l’une des plus élémentaires règles d’intervention. Celui qui mène les opérations doit rester disponible et conserver à tout moment une vision de l’ensemble des interventions en cours. Ce qui est impossible depuis l’intérieur du bâtiment. Mais il ne peut inventer d’homme supplémentaire. Et une vie est en jeu. Il reprendra sa position dès que les renforts seront présents.

 

Plusieurs heures de travail acharné ont été nécessaires pour que les flammes acceptent la défaite. Les dégâts matériels sont considérables. Mais aucune victime grave n’est à déplorer. Non sans embuche, grâce au professionnalisme, aux compétences et à l’efficacité de tous, la jeune Yasmina a pu être évacuée saine et sauve de l’appartement 43.  Et alors que, parvenu à l’extérieur, Noah déposait sur la civière la planche de transfert sur laquelle était allongée la jeune femme, cette dernière s’est mise à contempler le ciel d’un regard que le voisinage d’un drame avait rendu neuf et d’où roulèrent quelques larmes.

–  Tout va bien ? s’est enquis Noah en se penchant vers elle.

Elle a souri en hochant la tête, sans que ses yeux ne se délient de la voute céleste.

–  Les étoiles n’ont jamais été aussi proches…

La phrase a longuement fait écho dans la tête de Noah, éberlué. « Ce n’est pas en volant qu’on touche les étoiles, vous savez. »…

Alors, Yasmina a tourné la tête vers Noah et prononcé un mot. Un seul. Celui qui valait tous les risques pris chaque jour. Celui qui justifiait tous les dangers affrontés.

–  Merci…

Et Noah a compris. Que les étoiles, c’est à cet instant qu’il les touchait. Non pas dans un avion, mais dans les yeux emplis de reconnaissance de quelqu’un qui n’aurait pu s’en sortir seul. Dans la poignée de main gantée de gratitude du mari, de la mère, du fils de la personne sauvée d’un sort tragique.

 

Tandis que le calme gagne les lieux, Noah aperçoit un visage familier descendre d’une voiture de service. Décidant de prendre les devants, il se dirige droit vers l’homme à la haute stature et à l’uniforme aux innombrables galons afin d’assumer les conséquences de sa décision d’abandonner son poste de commandement pour participer à l’intervention alors que ce rôle lui était dévolu. Après un salut en bonne et due forme, il lui relate les événements et lui explique les différents choix auxquels il a dû procéder, et qu’en lui-même, il sait qu’il renouvellerait sans hésiter.

– Vous avez pris une décision juste et pertinente au vue de la situation et parfaitement géré les priorités imposées par les circonstances.

Il faut quelques secondes à Noah pour intégrer le contenu du discours et comprendre qu’il ne s’agit pas du tout de remontrances. Vraiment ? Il n’est pas mis à pied pour non respect du protocole ? Pour appuyer ses éloges, le Lieutenant-Colonel lui pose une main sur l’épaule.

– Vous vous êtes sorti d’une situation difficile d’une main de maître et sans hésitation, de façon à être efficace dans l’urgence, avec trois hommes en moins et une civile en danger. C’est remarquable. Non que j’encourage la récidive des entorses au protocole, vous vous doutez bien. Mais aujourd’hui, vous avez sacrément bien piloté votre équipe, Lieutenant. Félicitations à vous.

Ils échangent une franche poignée de main et Noah tente tant bien que mal de masquer l’émotion qui l’empoigne alors.

Car de la façon la plus inattendue, à mille lieues de ce qu’il imaginait être sa destinée de pilote, il réalise qu’elle s’est tout à fait accomplie.

Carte tirée : La Justice.

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