Créé le: 31.08.2022
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L’astre sylvestre
Les voyages sont une aventure intérieure. Lorsqu’ils s’approchent des soleils lointains, ils fusionnent avec la réalité du rêve…
L’Ermite.
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Ce soleil qui dissimulait tous les autres commençait à m’insupporter. Même les nuages avaient mieux à raconter que cet astre, immuable, qui, s’il donnait la vie, m’enlevait la vue. Ce soir là, après la pluie abondante, j’attendais que l’étoile Polaire montre son rayon. Pas que je cherchais le nord, non, mais qu’elle annonçait le retour des étoiles, ces milliards de soleils tant ignorés.
La toute première est à quelque quatre années-lumière de notre planète. C’est à peu près le temps qu’il m’aura fallu pour la rejoindre… J’avais alors quitté la foule, non pas qu’elle ne me parlait plus dans son brouhaha inconsistant, mais qu’elle me nuisait de ses lumières. La pollution lumineuse nuit, aux yeux et à l’esprit. Le mien ne se tournait désormais plus que vers le ciel, à l’écoute incertaine d’une sagesse encore en suspens. Je voulais tout savoir, et toutes perturbations sur ce chemin étaient des plus malvenues. Gardez vos génies, ils ne me sont d’aucun ressort dans ma quête…
Piégé sur cette « Terre », il était hors de propos de m’y laisser emprisonné. Piégé sur le continent, cela faisait un moment que je n’avais plus que mes pieds pour bouger encore. L’argent, je l’avais rendu à César, contrepartie inévitable de mon évasion nécessaire et souhaitée. Piégé dans cette forêt, c’était le piège le plus délicieux, le plus inattendu, que j’aille pu trouver. Dépassé, l’arbre qui la cachait. Mes dernières peurs s’étaient dissoutes presque instantanément alors qu’elle m’ouvrait ses branches. Improbable, notre rencontre était inévitable sur ce chemin de traverse.
Colonisée par l’homme dans sa splendeur, la nature avait péri partout, ne laissant que végétation uniforme, graines assistées, bétail assouvi. L’exploitation outrancière m’emmenait au-delà de mes trajets initialement imaginés. La fuite vers les étoiles imposait un cadre adapté. Le soleil n’avait qu’à bien se tenir, son legs de vivant serait ma fusée pour le ciel. Ce n’est pas pour m’y cacher que je m’y fourrais, mais bien pour m’y découvrir. Déconstruire l’inculqué, démonter l’appris, déroger la logique, un pont obligé vers ces soleils inatteignables. Mère Nature, imperturbable, m’accueillit sans négocier, sans un mot de reproche ni envers moi ni mes semblables.
Dans ce silence assourdissant, elle dut attendre que mon chaos brouillardeux repose comme vase sur le fond pour qu’enfin la clarté limpide de sa sagesse se révèle à moi. Chaque doute, chaque hésitation étaient comme coup de palme remuant dans l’eau ce qui demain ne deviendra que compost à de nouveaux plants. Plus que bouger avec précaution, il fallait penser avec précaution. Comment goûter au calme, si soi-même on s’évertue à crier dans le désert ? Le pire n’est pas de se taire, mais bien de ne plus parler…
Déjà plus tôt, le « Dieu des hommes » m’avait laissé sans voix. Il faut dire que je m’étais bien chiffonné avec lui, usant copieusement de ma colère à son égard. Lors d’une de ces sessions de reproches, ni une, ni deux, il m’avait posé sur son trône, m’enjoignant d’un « eh ben vas-y, mets-toi à ma place, je t’en prie »… Sa pirouette inattendue avait instantanément calmé mon courroux, me laissant hébété aux commandes d’univers dont le dessein n’était pas d’être contrôlé, au contraire. Laisser vivre la Vie, une si grande peur nous prend soudain que cela en devient paralysant. Les mots ne sortent plus, la voix s’éteint, le mental se réduit à son plus strict rien. Ce n’est que le miaulement affamé d’un chat errant qui m’avait alors ramené à la réalité.
Cette réalité tout autre quand il s’est agi d’entreprendre la forêt, cachée par cet arbre de la connaissance. Ce sentiment d’un retour en arrière impossible, de laisser derrière moi mes insemblables m’a stoppé un instant dans ma progression pourtant tant voulue. Comme le parachutiste à sa première fois, il fallait que je me lance, dans un abîme d’inconnues, conscient que le passé ne me serait d’aucun secours, que mes traces s’effaceraient aussitôt posées, que mon chemin serait aussi sinueux qu’improbable. J’avais bien quelques notions de base, mais de la théorie à la réalité, le pas était maintenant, englobant tous les risques d’une extinction permanente. Plonger dans le vert, le sauvage, le naturel cent pour cent bio, c’était le dernier choix qui s’offrait à moi.
De toucher l’impalpable vous grandit assurément. La première nuit fut salvatrice. Livré à l’inconnu, se réveiller en pleine forme fut un cadeau inattendu. Mon nouveau chez-moi n’était pas si hostile, finalement. S’il m’avait épargné encore le pire, c’est qu’il était à venir. L’errance des jours qui ont suivi m’a plongé dans des ressentis que je renonçais au fil des jours à décrire ; je les observais, comme un étranger, se dérouler en moi sans n’avoir plus aucun contrôle. La faim d’abord, qui me devançait plus qu’elle ne me poursuivait. Tenaillante, torturante, exigeante, elle ne me quittait plus d’une semelle, jour après jour. L’eau ne manque pas en forêt, mais différencier le comestible du poison était un défi permanent. Le froid ensuite, parfois stimulant, souvent envahissant, toujours dictateur. La pluie enfin, elle qui venait avec son temps de retard, freinée par les feuilles qui la transformait en gouttes géantes, tombant malgré tous les abris que j’espérais trouver.
Il faut certainement se perdre pour se retrouver. Les regrets sont nécessaires pour apprécier ses choix. La fuite en avant est parfois salvatrice. C’est quand on perd la notion du temps qu’il commence à compter… D’hostile à accueillant, ce monde où je plongeais révéla peu à peu ses merveilles. Du silence complet de la nuit se faisait entendre chaque bruit, chaque son comme l’expression de la vie. Brindille emportée là par une fourmi, feuille condamnée dans une ultime chute virevoltante qui nourrirait demain l’arbre qui l’a vue naître, graine volée par l’écureuil indomptable pour se voir transporter loin de son berceau, je me fondais peu à peu dans un grand tout inégalable. Nu sous la pluie, je dansais les rivières que j’avais laissées au loin. L’animal retrouvait son pelage, ne craignait plus ni le froid, ni la mort. L’étranger se faisait à sa nouvelle patrie. C’est alors que les arbres ont commencé à me parler.
Nous autres, formes de vie complexes, regardons bien trop le végétal de haut. Qu’il est facile, avec tous nos organes divers et variés, de faire de nous un « être vivant ». Ce qui est compliqué, c’est de faire simple… L’arbre, ce vénérable, se rit silencieusement de notre sentiment de supériorité. Notre mobilité, notre intelligence, tout notre savoir l’amuse, lui qui est immuable, serein, souverain. C’est lui qui nous regarde de haut, fourmis affolées que nous sommes, pétri d’une sagesse qui dépasse notre entendement. La première fois qu’un vénérable m’a parlé, j’ai cru à un délire inévitable qui m’envahissait ; impasse de ma folie, cul-de-sac de mon entreprise, me voilà devenu fou. Il m’aura fallu du temps pour oser entreprendre un dialogue. Je n’étais soudainement plus seul dans un environnement hostile, mais accueilli dans une famille surprenante.
Je me sentais de plus en plus intégré à ce nouvel environnement, pétri de la source trop ignorée. Même la Lune, ce miroir du soleil que j’abhorrais autrefois quand elle brillait de trop, m’empêchant de scruter ce ciel si désiré, devenait compagne de mes nuits, unique lumière d’un chevet champêtre. Son rythme devenait mien, métronome de ma nouvelle vie esseulée, horloge qu’il ne faut jamais remonter. Si bien entouré, me manquait encore cet endroit que je ne cherchais pas, ce recoin de nulle part qui deviendrait familier. En cette dense verdure, me manquait surtout un horizon stellaire, d’où je puisse reprendre ma contemplation des soleils. Le temps ne comptait plus, c’est l’expansion de l’Univers qui seul me pressait.
Les arbres étaient peu loquaces quand venait la question d’une clairière. Les oiseaux, farceurs à leurs heures, se fichaient bien de ma soudaine quête. Un renard peut-être, aura daigné accorder vague intérêt à ma requête ; il s’étonnait de mon peu d’instinct, seul partage qui me fut salutaire. Celui qui cherche de l’aide n’en trouvera pas ailleurs qu’en lui-même… La saison froide allait revenir immuablement. Ma vaste exploration sylvestre risquait maintenant la monotonie. Le retour en arrière n’était plus même imaginable. Quelque chose avait changé, je pressentais une étape arriver.
Une journée somme toute presque banale, à fureter au hasard de l’immensité qui m’entourait. Je l’avais bien imaginée, dans un rêve innocent, comme un lieu inexistant. Au détour d’un sous-bois presque impénétrable, empêtré dans les ronces taillantes, soudain, baignée dans un rayon de lumière annonciatrice, elle était là, en toute splendeur. Le bruit de l’eau ruisselante m’y avait conduit, j’ai su en la voyant que c’était elle ; tapie d’une mousse quasi laineuse, meublée de rochers inamovibles, entourée d’une végétation rieuse, la clairière m’accueillait de sa splendeur. Sans sac depuis bien longtemps, j’avais trouvé l’endroit où le poser. Cocon sorti de nulle part, nid au milieu de nulle part, la fête ne faisait que commencer. Symphonie immédiate d’un orchestre enchanté, je posais le pied dans ce qui allait m’offrir la fusion accomplie d’une quête oubliée.
Se sentir appartenir à un lieu était effectivement un passé que je ne croyais plus possible. Ici, tout m’accueillait, comme si la forêt m’avait attendu et m’avait contraint à une initiation nécessaire avant de se révéler dans sa beauté ultime. Tout inspirait à la sublimation dans cet endroit sans pareil. Malgré toutes ces saisons à entrer en résonance avec cet environnement autonome, je ressentais ici pour la première fois l’envie de m’établir durablement. J’étais arrivé.
S’installer en pleine nature, ce n’était plus la façonner mais l’écouter, pour parfaire la symbiose à laquelle j’aspirais désormais. Il aura fallu ces périodes d’apprentissage, de transformation, pour que je puisse pleinement respecter ce paradis insoupçonné qui m’était offert sans réserve. Face à tant d’abondances, y trouver sa place impliquait d’en faire subir le moins d’impact que possible. Faire connaissance avec ces vénérables avec qui j’allais désormais cohabiter, découvrir le vivant qui peuplait déjà ce jardin, apprécier ce ciel suffisamment dégagé pour mes spectacles nocturnes tant convoités, c’est une nouvelle vie qui commençait, et la distorsion effective du temps que j’avais embrassée était tout à propos pour réfréner tout empressement. Ici, il s’était définitivement arrêté.
Compter les lunes devient rapidement sans intérêt. Le principe même d’additionner était concept obsolète depuis longtemps. Plus qu’une vie, j’avais laissé une raison derrière moi. Les seuls signes de mes semblables que je pouvais distinguer étaient parfois le passage d’un satellite dans la nuit, très rarement un « oiseau de fer » qui, au contraire des vrais volatiles, laissait parfois une fine trace nuageuse sur son passage. Il m’arrivait bien d’avoir des souvenirs qui me revenaient soudainement à l’esprit, comme cette image surprenante du « réveil-matin ». Un nom composé pour un objet des plus absurdes ; comment a-t-on pu dépenser autant d’intelligence dans une machine de torture aussi inutile ? Délivré de mes marches incessantes, je dormais de moins en moins, j’observais de plus en plus. À mesure que mon esprit faisait silence, mon âme retrouvait sa lumière…
À regarder les étoiles, on contemple l’infini. Scruter les milliards de soleils amène à imaginer autant de civilisations, finalement pas si lointaines. Si le temps n’est qu’illusion, la distance n’est que perspective. En fixant longtemps une partie du ciel, celle-ci brille encore quand on ferme alors les yeux. Petit à petit, les astres nous pénètrent et l’on devient leur reflet pur. À force, à tant aimer l’univers, il en devient plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur. C’est un sentiment étrange, une prise de conscience soudaine qui ne peut s’oublier. C’est soudainement l’univers qui me regarde, le cosmos qui m’envahit. Il n’est plus, je le suis…
Passer une vie à se déconstruire, à se liquéfier dans le tout, à se fondre dans son immensité, voilà bien un voyage que je ne saurai raconter. Qui l’écouterai d’ailleurs, comment pourrais-je le partager ? Questions bien inutiles à celui que j’étais devenu. Tout était à revoir, absolument tout, jusqu’à même la mort elle-même. Ce concept de mortalité inéluctable me semblait le dernier rempart à ma plénitude complète.
Il est vrai que je vivais de plus en plus en songes. Le dialogue avec le vivant qui m’entourait était devenu un chant silencieux constant, comme une connexion permanente et instantanée. La fusion avec l’ensemble de la vie était totale. L’existence même d’un corps m’appartenant devenait une rumeur lointaine. J’étais âme pure et pleine, sans autre réalité que de baigner dans le tout, à tout instant. Mon esprit s’effaçait au fur et à mesure de mon retour à moi-même. En fuyant le soleil, je me fuyais moi-même. Il aura fallu tout ce voyage pour briller enfin. Dans une ultime sublimation, mon âme s’est enflammée, s’est envolée dans le ciel pour y rayonner à jamais. J’ai laissé le tapis de mousse comme si personne n’était venu ici. Une aventure solitaire, silencieuse, dont il ne restera aucune trace désormais, si ce n’est un soleil de plus accroché à l’infini joyeux d’un ciel intérieur.
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