Créé le: 18.08.2020
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Toni, truand

Billet d'humeur

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© 2020-2024 Daniel Bovigny

Tromper sa femme a été, longtemps, un vrai sport pour Toni. Après avoir été épinglé par son épouse, il dut y renoncer durant trois ans. Mais ce soir, il veut remettre ça et pour y parvenir sans risque, il imagine un scénario infaillible!
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Toni, truand

 

L’homme courait. D’un pas décidé, d’une foulée souple et régulière, il courait. Ses bras balançant au rythme de ses pas, il progressait rapidement dans la vallée du Gottéron, en direction de la ville. L’air froid de cette nuit d’hiver ne l’empêchait pas de respirer en cadence, son corps athlétique et musclé ayant l’habitude de l’entraîner sur des parcours divers, sur des pistes parfois bien plus dangereuses que ce chemin recouvert d’une fine pellicule de neige crissant sous ses pieds. Il n’avait pas froid, malgré la température qui devait avoisiner les -5 degrés, malgré son état de stress et surtout malgré son habillement ; plutôt son manque d’habillement, car il n’était certes pas nu, comme ce fut le cas lors d’une autre aventure dont il n’était pas très fier, mais habillé plutôt décontracté, style dandy vieillissant : costume rayé, cravate et gilet assortis sans oublier les souliers vernis. Il ne manquait que le canotier pour ressembler aux Parisiens de la Belle Epoque… ou au peintre-boucher Corpaato d’aujourd’hui !

En arrivant au Pont de Berne, Toni ne put empêcher les souvenirs « pénibles » vécus trois ans auparavant, en cette même Basse-Ville de Fribourg, de resurgir… Rien que d’y penser, il en rougissait encore. Sa femme, déguisée en clown, avait réussi à le piéger lors de ce célèbre Carnaval dont il gardait encore les stigmates. Il avait cru draguer une minette qui lui faisait les yeux doux. Et ce regard mystérieux transperçant son masque de gros clown rieur eut pour effet de déclencher chez lui un attrait irrésistible au travers de ces yeux empreints de mélancolie et de sensualité…  De fil en aiguille, d’aimant en amant, le pas serait pour lui vite franchi, du moins en théorie. Après avoir accepté le verre offert, alors même qu’elle n’avait pas prononcé dix mots, elle se colla un peu plus à lui en lui glissant à l’oreille, avec son léger accent italien : « Tu m’emmènes, chéri ? ». Pris de vitesse par sa conquête, il n’avait pas hésité longtemps avant de l’entraîner au dehors, puis jusqu’au fond de cette satanée vallée du Gottéron où il avait garé sa voiture sur un chemin vicinal, légèrement à l’écart de la petite route goudronnée. L’épisode glamour prit fin lorsqu’elle l’abandonna sur place, emportant les clés de sa voiture qu’elle verrouilla avec ses habits à l’intérieur, et qu’il fut obligé de traverser la moitié de la ville entièrement nu jusque chez lui où -ô surprise !- sa femme l’attendait sur le divan du salon, son costume de clown posé à côté d’elle.  Le summum fut atteint lorsque, du bout des doigts, elle lui tendit les clés de son Audi en susurrant, avec un léger accent italien : « Bonsoir, chéri ! ».

Depuis, il avait été obligé de filer droit. Et il avait tenu parole, du moins jusqu’à ce jour où il avait imaginé un scénario infaillible afin de tromper une fois de plus sa femme –et plutôt trois fois qu’une !- sans risquer la rupture définitive qui serait pour lui synonyme de ruine financière puisque c’était elle, l’héritière d’une riche famille bourgeoise, qui détenait quasiment toutes les actions et la fortune du couple.

 

Regardant sa montre, il força quelque peu l’allure en prenant la direction du Pont de Berne, ce magnifique ouvrage couvert datant du Moyen Age, construit entièrement en bois, qui permettait de traverser la Sarine et d’accéder au quartier de l’Auge. A la Place du Petit-St-Jean, il bifurqua sur sa droite et se mit à grimper le Stalden (en attendant mieux…). Ralentissant son allure, il consulta son Smartphone. Le GPS lui indiqua que le 23 se trouvait sur la partie droite de cette ruelle qui reliait la Basse-Ville et le quartier du Bourg. Marchant d’un bon pas, il poursuivit sa route, ayant hâte de retrouver son ami Franz qui l’attendait dans sa garçonnière. Arrivé au pied d’une vieille demeure cossue, il vérifia les indications sur les boîtes aux lettres et grimpa rapidement jusqu’au 2e étage. Il sonna à la porte indiquant « Case à Nova » et entendit crier : « Entre, Toni, c’est ouvert !».

Il pénétra dans le vestibule et se dirigea vers la pièce de gauche qui était éclairée. Son ami Franz l’attendait, un verre à la main, habillé de façon décontractée : jeans et T-shirt blanc. Ce dernier lui lança, d’un air goguenard :

–       Dis donc ! Tu es sapé comme un mafioso italien du siècle passé ! Tu sors, ce soir ? Je croyais que ça devait se passer ici…

–       Mais non ! ça fait partie du scénario que j’ai imaginé pour que ma femme ne se doute de rien. Il fallait bien trouver une excuse…

–       Explique-moi. Je voudrais pas passer à côté de l’acte un –et quand je dis acte, je pèse mes mots !-  si par hasard ta femme devait me questionner comme elle l’avait fait la dernière fois, quand elle t’avait piégé, tu te souviens ? Elle m’avait appelé le lendemain pour me passer un sérieux savon. Surtout après que je lui aie juré qu’on avait passé toute la soirée ensemble…

–       Tu penses bien que je m’en souviens ! Mais pour ce soir, c’est du béton ! Tu sais que je fais partie d’une troupe de théâtre et qu’on prépare une pièce de Feydeau, raison pour laquelle je suis habillé en dandy. J’ai un petit rôle de truand…

–       Une pièce de Feydeau, tu dis? Ce ne serait pas par hasard « Je ne trompe pas mon mari » ? l’interrompit Franz.

–       Oui ! Mais… comment t’as deviné ? On tenait à garder secret jusqu’au dernier moment.

–       Oh ! Une simple intuition…

Toni expliqua en long et en large le scénario  -non pas de la pièce, mais de la soirée-  afin que son ami Franz puisse corroborer ses dires au cas où sa femme aurait le moindre soupçon… Comme tous les samedis soir, il devait se rendre normalement à sa répétition. Sauf ce soir, le metteur en scène ayant une autre obligation. Son épouse l’ignore, bien sûr, et pour elle, pas de doute qu’il est en train de répéter ses répliques avec la troupe à la pinte  des « Trois-Canards », au fond de la vallée du Gottéron. Il y avait d’ailleurs laissé son Audi équipée d’un traceur GPS qui leur permettait de savoir en tout temps où se trouvait le véhicule. Et, comme dit le proverbe, « Chat échaudé craint l’eau froide »: son épouse, il en était persuadé, ne devait pas se gêner de le suivre à la trace, via sa tablette.

–       Et si elle devait croiser un des acteurs ces prochains jours, tu ne crains pas qu’il mette les pieds dans le plat ?

–       Non, aucun risque : elle ne connaît personne qui fasse partie de l’équipe. Et de toute manière, ce soir, elle est chez une copine pour lui filer un coup de main dans son entreprise.

Suite aux explications de son ami, Franz se détendit quelque peu, rassuré par les garanties que Toni lui fournissait. Quelques jours auparavant, lorsque ce dernier lui avait téléphoné pour lui demander de le couvrir une fois de plus, après trois ans de disette, et de pouvoir utiliser cet appartement hérité de ses parents qu’il venait de rénover et qu’il souhaitait louer en meublé, il avait longuement hésité, avant de céder devant l’insistance de Toni. Il avait par contre exigé de pouvoir rester afin de garder le contrôle de la situation au cas où… On ne sait jamais !

–       Bon, je te laisse le salon et la première chambre à gauche. Moi, j’irai m’isoler dans la chambre du fond équipée d’une petite télé. Ils montrent Gottéron contre Genève-Servette. Et ça pourrait bien être le dernier match de la saison, avec ce Covid 19 qui arrive à grands pas ! Je mettrai les écouteurs pour ne pas trop te déranger avec le bruit… Elle arrive à quelle heure ta… euh…

–       Ma cover-girl ? Je l’ai commandée pour 20h30. On a encore une petite demi-heure devant nous. J’espère qu’elle ne sera pas en retard. Au prix où je l’ai payée, je veux en profiter un max.

–       A propos de Max, je te demanderai de ne rien lui dire. Il n’aime pas trop ce genre de situation et s’inquiète vite dès qu’on sort un peu du cadre, tu le connais. Je suis officiellement au match de hockey à la patinoire où j’ai une place à l’année. C’est te dire les efforts que je consens pour te faire plaisir ! C’est bien la première et dernière fois que je regarde un match à la télé alors que je pourrais être dans les gradins de St-Léonard !

Franz, qui vivait en harmonie avec son conjoint –ils étaient pacsés- soupira en pensant à ce qui pourrait arriver s’il venait à découvrir la vérité ! Il avait un peu honte en imaginant Max en train de lire tranquillement au salon de leur maison à Belfaux alors que lui se trouvait en compagnie d’un homme, dans sa garçonnière, et qu’ils attendaient ensemble la visite d’une prostituée…

–       Rassure-toi, je n’en dirai rien. C’est un secret contre un autre. Même si le tien me paraît bien mince à côté du mien !

–       Il y a une chose que je ne comprends pas, reprit Franz : tu m’avais dit que depuis trois ans tu n’avais plus jamais trompé ta femme suite à une promesse écrite que tu as faite après cet événement foireux du Carnaval ?

–       En fait, c’est bien plus qu’une promesse écrite, c’est un véritable contrat notarié ! Après les « événements », comme tu dis, elle voulait que je quitte le domicile conjugal en abandonnant toute prétention sur sa fortune. Tu imagines ? Je me serais retrouvé sans le sou ou presque puisque seuls la moitié de la maison et la moitié de nos économies acquises en commun me revenaient. Mais je l’ai suppliée, tout en promettant que je me tiendrais dorénavant à carreau et que je ne la tromperais plus. A force d’insistance, elle a fini par céder. Cependant, afin de se prémunir de tout risque de rechute –comme si elle ne pouvait pas avoir confiance en moi !- elle avait tenu à établir cet espèce de contrat que nous avons signé ensemble et déposé chez le notaire. En gros, si je la trompais encore, je devrais abandonner tout, y compris ma part ! Tu penses bien que depuis, j’ai filé droit ! Enfin jusqu’à ce jour…

–       Justement, là j’y comprends plus rien : comment oses-tu prendre soudain un pareil risque, alors que tu t’es tenu tranquille ces trois dernières années ?

Toni ne put s’empêcher d’éclater de rire devant la moue réprobatrice et les propos moralisateurs de son ami. Afin de le rassurer, il lui expliqua plus précisément les termes du « contrat ». Rédigé comme un bail, celui-ci précisait que, en gros, le mari renonçait à tromper sa femme, faute de quoi tous les biens du couple appartiendraient définitivement à l’épouse, sans contrepartie et sans possibilité de réclamer une quelconque rente ou indemnité.

–       Mais… dans ce cas, pourquoi ce soir prends-tu un tel risque? Si elle devait le découvrir, tu serais ruiné !

–       Attends, je ne t’ai pas tout dit. Il y a une petite faille dans le contrat. Le notaire a cru bon d’y ajouter une clause temporelle  -c’est habituel et obligatoire, semble-t-il- précisant le début et la fin possible de l’arrangement. Donc, il a ajouté : « Le présent contrat débute à la date de la signature pour une durée de 365 jours. Il est renouvelable tacitement d’année en année, sauf préavis de deux mois de l’une ou l’autre partie. »

–       Je ne vois pas où est la faille ? l’interrompit Franz…

–       Le contrat a été signé le 1er mars 2017…

–       Et ?

–       Donc il a été renouvelé tacitement en 2018 et en 2019, à chaque fois le 1er mars. Et toujours pour 365 jours. Donc, demain il sera renouvelé pour une année puisqu’on sera le 1er mars… Et tu sais quel jour on est aujourd’hui ?

Quelque peu déboussolé, Franz réfléchit un moment à ce qui lui paraissait être des propos incohérents sortis tout droit de la bouche d’un Toni qui devait commencer à perdre la boule. Soudain, il comprit et, tout en ouvrant de grands yeux, il s’exclama :

–       Oh ! Le vilain ! Quel enfoiré tu fais ! Tu es un véritable truand, tel que le suggère ton costume ! On est le… 29 février ! Donc, ton contrat s’est terminé hier, le 28, et se renouvellera automatiquement demain, le 1e mars. Donc…

–       Donc, j’ai gagné un jour complet sans risquer la ruine ! Et j’en ai déjà profité, crois-moi ! Hier, on avait déjà répétition de théâtre qui s’est terminée assez tard, vu que ce soir elle a été annulée et qu’on joue dans 15 jours. Ensuite on est allés entre copains boire un verre dans un bar où j’ai réussi à emballer une nana qui paraissait, disons, « ouverte » à la discussion. J’ai attendu minuit pour être le 29 et on a fini dans ma voiture… Ensuite, cet après-midi, j’ai enfin pu satisfaire ma collègue de travail qui me faisait les yeux doux depuis longtemps et qui ne comprenait pas mes réticences. On a passé à l’acte dans mon bureau, après le départ des autres. Elle a compris que c’était juste pour une fois et accepté qu’il n’y aurait pas de remake. Du moins pas avant 4 ans…

–       Ben dis donc, mon salaud, t’as pas chômé ! C’est presque une reprise de « 24 Heures chrono » en version hard ! Et si malgré tes précautions ta femme…

La sonnette d’entrée interrompit Franz dans ses réflexions. Alors qu’il se levait pour aller répondre, Toni l’en empêcha et l’invita d’une geste de la main à rester assis.

–       Laisse, je vais l’accueillir. Tu peux rester pour les présentations, mais après tu te barres dans ta chambre pour nous laisser… euh… travailler !

–       Oui papa… De toute façon, tu sais bien qu’il n’y a aucun risque que je te la pique !

Il se rassit tandis que son ami quittait le salon pour se diriger, tout excité, vers l’entrée. Il entendit la porte s’ouvrir, puis quelques éclats de voix, un grand « Plaf ! » et la porte se refermer… Puis plus rien pendant de longues secondes, comme s’il n’y avait plus personne dans le hall. Ne le voyant pas apparaître et n’osant pas trop bouger de son fauteuil, craignant le pire, il l’interpella :

–       T’es là, Toni ?

Ce dernier lui répondit d’une voix étouffée:

–       Est-ce que par hasard tu avais commandé une pizza chez « Allo Sicilia » ?

–       Ah ! Oui, j’ai oublié de te dire. Tu peux la déposer sur la table de la cuisine.

–       Trop tard, lui répondit Toni en apparaissant au coin du salon, tenant un carton plat à la main et la tête recouverte de ladite pizza qui complétait son costume par ce chapeau improvisé et quelques jolies touches de mozzarella et de tomates sur son gilet et ses pantalons…

Franz se leva précipitamment pour l’aider à se débarrasser de ce surplus de déguisement, tout en le questionnant sur ce qui avait bien pu arriver :

–       Qu’est-ce que tu as foutu encore ? Et ta girl qui va arriver d’une minute à l’autre ! T’as vu ton état ?

–       En fait, la fille était aussi là, en même temps que ta livreuse de pizza qui portait un masque d’hygiène. Elles sont reparties toutes les deux sans demander leur reste, si j’ose dire…

–       Explique-moi, j’y comprends rien, à ton histoire !

–       Quand j’ai ouvert, j’ai d’abord vu la cover-girl, une magnifique blonde, habillée très sexy, mini-jupe, bottes à hauts talons et pull cachemire décolleté jusqu’au nombril. La bouche en cœur, elle me faisait les yeux doux, annonciateurs d’une soirée prometteuse… Puis mon regard s’est porté sur les yeux de la livreuse qui, juste au dessus du masque, semblaient me transpercer par des éclairs annonciateurs, eux, plutôt d’un violent orage. Elle a levé le couvercle du carton et m’a retourné la pizza sur la tête, en ajoutant d’une voix tonitruante, avec un léger accent italien : « Bonsoir, chéri !! ».

 

 

 

Commentaires (2)

Daniel Bovigny
19.09.2020

Merci! Je me suis un peu lâché, là, j'avoue! En fait, cette histoire est la suite (et peut¨être fin?) d'une histoire que j'ai écrite il y a une quinzaine d'années et qui avait reçu un prix. Cela s'appelait "Nu Toni" (j'y fais référence, d'ailleurs). La nouvelle avait été publiée dans un collectif appelé "Fribourg, la secrète". C'était dans le cadre des 750 ans de la fondation de la ville.

Mouche
19.09.2020

oh purée, pauvre Toni ! Là il est mal !! J'adore, bravo pour l'imagination et la qualité de l'écriture.

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