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© 2021-2024 Thierry Villon

Chapitre 1

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Lecture audio par Thierry Villon pour Webstory

Et quand enfin les coeurs auront épuisé toutes les raisons de haïr, peut-être que... Souhait pour la journée internationale du 22 août.
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Bonjour, je m’appelle Peter-Soghomon Neyomian, mon nom ne vous dit peut-être rien, puisque nous ne nous sommes jamais rencontrés. Moi, au contraire, je sais qui vous êtes et où vous vivez. Je vous explique pourquoi je vous écris et pourquoi j’espère que vous me lirez jusqu’au bout.
C’est dans la ville de Mardin, Turquie, où vous habitez, qu’en 1915, la vie de mes ancêtres qui vivaient là en paix depuis des siècles, a basculé. Comme des milliers d’autres Arméniens, ils ont été trahis et massacrés comme des animaux, selon le plan des autorités pour les éliminer.
Or, selon des informations dignes de foi, j’ai appris que vous habitez et prospérez dans la propriété qui a jadis appartenu à mes ancêtres. Ils l’avaient bâtie à la force du poignet, y avaient planté des vergers et des vignes, élevé les bâtiments dans lesquels vous demeurez aujourd’hui. À peine le massacre terminé, votre famille s’est emparée de cet endroit et a joui indûment du rude travail que ma famille y avait accompli. Quant aux descendants arméniens qui ont échappé à ce qu’il faut bien appeler un génocide, leurs vies d’exilés ont été longtemps misérables. J’entendais très souvent mes parents pleurer leur misère et maudire tous les Turcs de la terre.
Vous pourriez penser que ni vous ni moi n’étions nés, quand ces horreurs ont été commises et qu’il est temps de tourner la page. Mais nous savons tous les deux qu’il est impossible à tant de laideur de s’effacer d’elle-même. Même un siècle après, l’odeur du sang flotte encore. Je me suis demandé si chez vous, on dit avec crainte : cent ans de malédiction, ou si tel gouffre silencieux au milieu de la montagne vous semble retentir encore des hurlements des suppliciés, ou si les berges de telle paisible rivière continuent de vous évoquer les fantômes des êtres humains atrocement démembrés qu’elle a charriés.

 

De mon côté, j’ai été élevé dans la haine absolue de votre nation. Les bouches, longtemps fermées par l’horreur subie, ont commencé à s’ouvrir, témoignant du sort des familles arméniennes, la liquidation abjecte des hommes, la déportation sans espoir des femmes et des enfants mourant de faim, de soif et d’épuisement, les viols, l’esclavage et les mariages forcés des jeunes filles. Je ne pourrai jamais oublier ces récits et le désir de vengeance qu’ils suscitaient en moi. Quand j’ai demandé autour de moi pourquoi les Turcs avaient agi ainsi, il m’a été répondu : parce que les Jeunes Turcs prétendaient purifier leur nation, la rendre turque et musulmane, et parce que les Arméniens n’étaient ni l’un ni l’autre, il leur fallait les liquider.
Chaque année, le 24 avril, nous commémorions le malheur qui nous avait atteints. Nous nous repassions certaines vieilles photos. Ça attisait en moi le feu de la vengeance et me laissait plein de rage, mais aussi avec cette question lancinante : quel monstre je deviendrais, si j’agissais comme mes ennemis ? Nous vivions aux USA et mon père m’a emmené à Fresno en Californie, pour nous recueillir sur la tombe de Soghomon Tehlirian, un héros arménien dont le courage nous servait d’exemple. Il avait exécuté dans une rue d’Allemagne, Talaat Pacha l’un des plus cruels organisateurs du génocide, qui avait fui la Turquie, pour échapper à la sentence de mort qui avait été prononcée contre lui.

 

Peut-être avez-vous encore parmi vous des aïeuls en vie qu’une sourde culpabilité empêche de parler de cette époque et qui cherche en vain la paix du coeur ? Moi, j’avais une tante prénommée Knar qui, par miracle, avait échappé aux massacres perpétrés à Mardin. Elle y avait vu vos grands-parents s’emparer de la propriété dans laquelle elle avait passé son enfance. Elle a vécu jusqu’à cent ans passés, comme un des rares témoins oculaires restant. Les autres membres de la famille la disait traumatisée, probablement un peu folle. Pour dire vrai, à leurs yeux, elle avait trahi la cause, en parlant trop de pardonner.
Dans ma naïveté toute enfantine, il m’arrivait de lui promettre d’aller là-bas récupérer nos biens pour qu’elle puisse à nouveau vivre dans ce qui nous appartenait de droit. Elle avait alors un doux sourire et me demandait comment j’allais m’y prendre. Je répondais que la déesse Némésis m’aiderait, comme elle avait aidé Soghomon Tehlirian, lors de l’opération contre Talaat Pacha. Ma tante me répondait que la haine était une grave épidémie qui infectait le coeur de tous les êtres humains, sans distinction. Pour elle, si cette Némésis avait vraiment le pouvoir de manifester la justice divine, comme le prétendait le mythe grec, elle aurait eu autre chose à proposer qu’encourager les humains dans leur vengeance.
Quand, devenu adolescent, j’objectais qu’il n’y avait pas d’autre chemin pour faire régner un peu de justice en ce bas monde, de sa voix cassée par l’âge, avec un petit clin d’oeil, elle me disait : “Si tu as de l’amitié seulement pour ceux qui en ont pour toi, que fais-tu de si exceptionnel ? N’importe qui est capable d’en faire autant. Si tu veux sortir du lot, voilà comment faire : Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s’il a soif donne-lui à boire, ne réclame pas ton bien à celui qui te le vole.” Quand je levais vers elle un regard étonné, elle insistait : “Bénis et ne maudis pas, car c’est ça la vraie justice divine.”

 

Plus tard, comme membre des forces aériennes, j’ai été envoyé sur un théâtre d’opérations en Syrie. J’ai cru alors que je tenais une occasion de vous faire payer ce que votre famille nous avait fait souffrir. J’en rêvais la nuit, Némésis m’aidait, me soufflant :“Tu haïras ton ennemi et par mes griffes acérées, tu accompliras la justice divine en le détruisant”. Aux commandes de mon chasseur-bombardier, je dérivais de mon plan de vol, je quittais l’espace aérien de la Syrie pour vous expédier une copieuse pluie de bombes. Mais au moment d’appuyer sur le bouton, la voix douce de ma tante résonnait dans mes écouteurs: “la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu.” A mon réveil, encore plus acharné que dans mon rêve, le combat continuait dans mon esprit, m’encourageant à ne pas laisser plus longtemps ces horreurs impunies.
Un évènement survient parfois qui fait tout basculer. Cela s’est produit durant un vol d’observation au-dessus de la Syrie. Ce qui aurait dû être une opération de routine a tourné au cauchemar, quand une grave avarie moteur nous a ôté la capacité de rester en l’air. Aux commandes, je cherchais désespérément à reprendre de l’altitude. Mon copilote était blanc comme neige et je l’entendais dans mes écouteurs dire une prière : “Ô Dieu notre Père, pardonne-nous nos offenses, comme nous le faisons à ceux qui nous ont offensés.” Je faisais tout mon possible, en vain, je voyais le sol s’approcher et, comme en surimpression, j’ai revu tout à coup ces milliers de cadavres d’Arméniens alignés dans un verger, le sang coulant comme un ruisseau, puis la ville de Mardin et votre maison exploser sous les bombes. Mon coeur battait à tout rompre, le souffle me manquait, ça sentait la fin. Puis, inattendue, une piste au milieu du désert nous est apparue soudain, prête à nous accueillir. En attendant les secours, je me suis repassé le film des événements. J’ai su que l’instant était arrivé de briser la chape de haine qui m’enfermait le coeur, et pour cela, en mon seul nom, vous pardonner à vos ancêtres et à vous.

 

J’ai tout pesé et je suis maintenant un vieux monsieur apaisé. Pour rien au monde, je ne voudrais quitter cette vie, avant de vous avoir dit, du fond du coeur, ceci :
“Que vos champs, vos vignes et vos vergers, soient remplis d’abondants fruits. Que votre descendance soit nombreuse et heureuse. Que dans votre maison habite la paix. Que vous ayez une très longue vie en pleine santé. Que vos mains et celles de vos enfants soient pures de tout sang versé, comme je le désire pour moi-même et les miens.”

Commentaires (8)

Webstory
28.11.2021

Félicitations à Thierry Villon, coup de coeur de la Fondation du Château Mercier (Sierre) pour le concours d'écriture Webstory 2021

Thierry Villon
28.11.2021

Merci à Webstory de m'avoir offert l'opportunité de participer à cette aventure unique.

André Birse
24.11.2021

Félicitations pour votre (nouveau) prix et pour votre constance stylée d'écriture. Vous excellez en concours et hors concours, c'est une façon de jouer hors catégorie, mais vous n'y prétendez pas, si l'on se réfère à la douce modestie qui ressort de vos textes. Tel ce texte «Entre vous et moi» pour lequel je donne mon vote perso.

Thierry Villon
28.11.2021

Merci André de si bien saisir ce que je tente d'apporter au-travers des textes que je publie ici, et de leur accorder votre bienveillance.

L.
29.08.2021

Pardonner est un acte de courage. Bravo, vous y êtes arrivé !

Thierry Villon
30.08.2021

Et merci à L. de cette appréciation. Question indiscrète : L. un rapport quelconque avec D. de Vigan - D'après une histoire vraie ?

Thomas Poussard
24.08.2021

Le pardon. Important mais difficile. C'est grandiose d'être parvenu à avoir le coeur en paix.

Thierry Villon
30.08.2021

Un grand merci Thomas, de cette appréciation

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