Créé le: 18.10.2015
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Suzanne justement

Musique, Nouvelle

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© 2015-2024 André Birse

J'écris trop, ça me passera. Là, sur un souvenir de "Suzanne" de Leonard Cohen. Relu et corrigé sur Webstory ici ou là au fil des ans, comme d'autres textes.
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Le silence même se voulait chaleureux, pénétrant, et demandait à être interrompu par une vibration de corde vocale ou de guitare ou de l’une et de l’autre, ensemble, accordées, surprenantes et saisissantes. Les sons de la guitare donnaient de la valeur à la voix qui rendait la pareille et donnait de la valeur aux mots. Quelqu’un, un jour nous donne à entendre. Entre jeunes, une amie d’adolescence ou le hasard d’un moment d’époque, de vie sociale, un disque à la radio, sorti du sommeil, en plein après-midi ou à l’occasion d’une soirée, proposée par lui ou elle, entre amis, d’ennui, de rencontre, au début de l’hiver, à la fin de l’été, attentif, excité, distrait, disponible. Je ne sais plus où ni quand j’ai entendu « Suzanne » de Leonard Cohen pour la première fois.

 

J’ai dû l’entendre puis l’écouter beaucoup vers 1971, avec les autres et seul. C’est comme ça que l’on grandit. Tout à fait avec les autres et absolument seul. La chanson leur faisait de l’effet ou lui faisait de l’effet, à lui ou elle, et je devins complice, partageur. Quelque chose comme ça. Suzanne, c’était leur chanson et ce devint l’énoncé de mon avenir. Le chanteur avait un regard bienveillant, triste et charmeur. Il apportait quelque chose, du miel, un miroir que tenait Suzanne, une rivière et une promesse d’amour. Ce qui ne se présentait pas dans les jours de la vie se proposait puis s’imposait dans la chanson. Ça valait la peine d’avoir quatorze ans. On se pose quelques questions essentielles à cette époque de la vie, par vibrations justement.

 

Corps, âme et voix. Un mystère indéchiffrable et puissant en émergeait et le corps le ressentait à ce point que tout était possible. Le possible se rendait immédiatement perceptible à la vue de l’émotion que provoquaient la voix et les mots de Leonard Cohen chez toutes les Janis Joplin ou les Joan Baez qui m’entouraient et chez celle dont je rêvais. Ce n’était pas gagné, ni perçu ou réalisé. Le mystère persistait, la langueur se faisait discrète. Suzanne n’était jamais très loin et moins encore accessible. C’était déjà vrai, c’est aujourd’hui admis, reçu, perçu.

 

Il est question de Jésus dans cette chanson, qui est un navigateur. Je n’étais pas prêt, non plus – et ne le suis toujours pas – pour cette image ou cette perception. Mais si le poète vous le dit c’est que Jésus navigue en lui et qu’il est « almost human », presque humain. Cette chanson entra donc en moi et j’engrangeai ces mots un à un, sans les comprendre tous, par la force et la délicatesse de la voix de Leonard Cohen qui ensuite disparu avec avec Suzanne dans les flots alors nouveaux du début des années quatre-vingt.

 

Le souvenir était là, comme celui d’une tristesse d’adolescence difficilement présentable et qu’il fallait mettre de côté dans la vie trépidante qui nécessairement devait être la nôtre. Les amoureux de Suzanne devaient à cette nouvelle époque taire leur mystère pour entrer efficacement dans l’âge adulte. C’est ce que je fis. La seule fois que je parlai de Suzanne à une femme qui lui ressemblait, selon, toujours, ma perception, je ne parvins à faire vibrer aucune corde sinon celles plus tendues de mon désarroi amoureux. Leonard Cohen se renouvelait dans son style et sa musique, discrètement. Il se faisait oublier et sa réputation de lenteur et de langueur accentuait cet oubli apparent.

 

Je ne crois pas avoir dit un jour, « j’aime les chansons de Leonard Cohen », les premières ou toutes ensemble. Non par crainte, plutôt par volonté de ne pas ennuyer. La seule personne qui est efficace dans ses relations en se prévalant de Leonard Cohen, c’est Cohen lui-même. Voilà l’un de ses mystères. J’ai peu réécouté « Suzanne » au fil des ans. Le souvenir de sa musique demeurait riche, agréable et fragilisant. Cette chanson s’apparentait avec le temps aux émois nubiles, à leurs déflagrations et leurs impasses, aux gouffres évités, aux profondeurs demeurées vierges, à la mélancolie quand elle revient. Puis Leonard Cohen septuagénaire est sorti de son monastère pour repartir en tournée à la fin des années deux mille. Un autre âge. Pour le monde, pour lui, pour nous. Il chaussa un chapeau, repris son micro et revint chanter « Suzanne » parmi ses autres, et remarquables, chansons, avec sa musique qui épouse le passage du temps ou son avancée.

 

Ce passage du temps, ou cette avancée justement, nous donne des images que l’on peut aller rechercher sur Internet. Ces derniers jours, je suis comme entré en studio avec Leonard Cohen. Je l’ai vu dans les années cinquante, poète sur scène et comique en représentation, puis à Woodstock, amaigri et barbu, à la BBC avec une jeune chanteuse folk, sur les plateaux télé d’Europe et ceux d’ Amérique avec Judy Colins qui la première chanta « Suzanne ». Toutes langueurs dissipées, j’ai réécouté Suzanne durant la semaine et ce matin, désormais capable d’en comprendre mieux le texte et suffisamment attentif pour l’étudier un peu, lui Cohen, avec sa carrière, sa personnalité, son évolution et l’évolution de son talent.

 

Le mystère ne disparaît pas tout à fait, mais à l’autre bout de la vie il y a parfois une seconde rencontre qui peu à peu se fait avec les vides et les richesses de la réalité. Suzanne n’avait pas tous les pouvoirs, le chanteur non plus, quelles que furent ses références mystiques et historiques. L’auditeur vivant, l’admirateur, vibrant, réécoute et revoit, s’empare des images et s’intéresse au passage sur les ondes de Suzanne avec celui qu’elle aimait, histoire d’esprit plus que de corps à ce qu’en dit le poète. Je n’aurais pas dû mêler espoir et mystère dans mon âme qui en reste un justement. La lucidité est une onde que la mémoire et le rêve font vibrer. J’y repense sans regrets lesquels pourraient, dans les présentes circonstances, être aussi abondants que le miel qui est substantivé en lumière du soleil ou comparé à elle dans la chanson. Loin de Suzanne, de tout mystère et de toute perfection, j’ai vécu et je vis encore tout ce ne dit pas la poésie de Leonard Cohen, ce qui est vrai pour chacun de ses admirateurs et pour les autres aussi. Ce qu’elle dit, je ne le vis qu’en l’écoutant, sans révéler à Suzanne que je n’ai plus d’amour à lui donner.

 

Genève, le 17 octobre 2015

Parfois relu et corrigé comme ce 13 mai 2023

 

Commentaires (1)

We

Webstory
04.12.2016

"J'écris trop, ça me passera..." Nous espérons que non, justement! Cher André Birse, continuez à nous offrir votre regard sur la complexité de l'âme humaine. A relire: Noires nouvelles du réel

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