Créé le: 14.07.2023
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Souviens-toi de Nantes

NouvelleMémoires 2023

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Bonjour ! D’après les chercheurs, les souvenirs olfactifs et gustatifs sont plus profondément ancrés que ceux créés grâce aux autres sens. Car ils sont reliés aux zones du cerveau qui gèrent les émotions. C'est pourquoi j'ai choisi le Petit-beurre.
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Nantes, 20 septembre

Chère Clara,

Tu me manques. Où es-tu ? Tu es partie si loin de nous, de moi… Tu t’es enfuie très loin, perdue, retranchée. Ailleurs. Oui, tu me manques, tu nous manques, Clara.

Aujourd’hui je suis dans ta ville à la recherche de tes souvenirs. Je suis venu à la rencontre de ton passé. C’est l’automne et la ville m’apparait floue, enveloppée d’une bruine insidieuse et incessante. C’est ainsi que tu l’as découverte, nimbée d’un camaïeu de gris, les arbres se dénudant, les feuilles rousses s’envolant et tourbillonnant sur les pavés du quai où m’ont mené mes pas. Tu l’as tout de suite aimée, cette ville secrète entourée de ses eaux lentes, de ses sables et de ses limons. Cette cité des vents aux couleurs du rêve et de la poésie.

Je me suis levé tôt et, depuis ce matin, je flâne le nez en l’air, tentant de capter la respiration, l’essence particulière de cette ville où « certains regards brûlent pour eux-mêmes de trop de feux », et qui avait inspiré André Breton parce qu’il avait l’impression que là, « un esprit d’aventure au-delà de toutes les aventures habite encore certains êtres ».

Je vais essayer de comprendre ce qui vous attirait là tous deux lorsque vous preniez la voiture certains week-ends avec une fébrilité et une attente joyeuse, qui me rendaient jaloux quand j’étais enfant. Et je vais tenter de te faire revivre ces moments.

Vous embarquiez pour un voyage qui certes n’était pas si éloigné mais qui ressemblait à une aventure à laquelle vous rêviez toute la semaine. Rappelle-toi, vous reveniez les yeux brillants, les bras chargés de livres que vous ne liriez peut-être pas mais qui possédaient une aura singulière et que vous rangiez précieusement. Vous aviez pris des photos de petits détails qui ne me parlaient pas mais qui vous enchantaient. Une enseigne ancienne, des fresques murales, une vigne rachitique, une grue jaune trapue drôle d’animal, des nuages emmêlés naviguant au-dessus de la tour LU, un visage flou se reflétant dans un canal nocturne, un arbre blanc lunaire en mémoire de Jules Verne, cet autre rêveur qui inventa une machine à remonter le temps.

Tout ce que vous aviez fait pendant ces deux jours paraissait merveilleux. Les regards que vous échangiez en y repensant, vos sourires sibyllins l’attestaient. Je me sentais exclu de cette complicité secrète qui n’appartenait qu’à vous deux et qui vous soudait. La ville s’en trouvait nimbée d’un mystère particulier qui la rendait désirable par le seul effet magique qu’elle avait sur vous, comme si vous étiez allés y puiser quelque philtre inconnu venu du fond de sa mémoire. Je sais que tu y as été heureuse et c’est pourquoi je veux te la raconter à nouveau. Qu’en penses-tu ?

Je vais te laisser pour aujourd’hui car il se fait tard. Une heure du matin, il est temps d’aller dormir ! Je t’embrasse tendrement.

Yann

 

Nantes, 21 septembre

Chère Clara,

Je reprends le récit de ma découverte de ta ville, ou plutôt le récit d’un lent envoûtement. Je ne visite pas vraiment, je m’imprègne de ta ville. Elle s’insinue en moi avec douceur, sans faire de bruit. Je pense à toi tout le temps, et à tout instant je rencontre une partie de toi dans mes errances.

Cela fait maintenant deux jours que j’arpente les rues de Nantes, Magellan contemporain cherchant inlassablement, obstinément, le détroit improbable qui me permettra de retrouver ton chemin, un passage ignoré de l’univers pour trouver mon trésor, ma route des épices. Fernão de Magalhães avait dû naviguer plus d’un an dans des conditions difficiles, descendant vers des climats de plus en hostiles, subissant mutineries et naufrages avant de le découvrir enfin. Combien de temps me faudra-t-il ? Combien de temps te faudra-t-il pour nous revenir ?

Nantes. Un centre-ville remodelé au fil des années mais qui se souvient de son histoire, qui a décidé de l’assumer. On y sent l’air du large. Je quittais la sévérité du granit rennais pour le tuffeau, cette roche crayeuse et tendre, laminée pendant des siècles par la Loire, et d’une blancheur lumineuse.

La Loire. Elle est présente partout, lente, paresseuse, aussi large que les quais et les avenues où circulent les trams. Bordée d’anciens hôtels particuliers à mascarons, balcons forgés et ornements fastueux témoignant de l’épisode peu reluisant de la ville qui a fait sa richesse et sa notoriété au dix-huitième siècle. Les maisons penchent légèrement qui ont poussé sur une ile dans la ville. Vont-elles finir par s’enfoncer, se dissoudre et rejoindre le fleuve qui charriera, roulera, malaxera, émiettera, drainera, transformera à nouveau ses pierres dans le mouvement pendulaire immémorial de ses eaux limoneuses ?

Dans la pâle lumière de ce matin, une brume s’élevait de la Loire immobile et envahissait lentement le paysage, enveloppant les bâtiments de l’Ile Feydeau qui semblait dériver. Pour un instant elle retrouvait son origine ilienne, vaisseau de pierre fantôme qui allait peut-être disparaitre vers ce large prometteur qui a toujours aspiré la ville.

Aujourd’hui, J’ai poursuivi mon errance rêveuse dans ta ville. Je me disais que la façon dont nous appréhendons un lieu, un paysage, une ville, est rarement neutre ou vierge de toute influence. On regarde à travers le prisme de nos souvenirs, de nos lectures ou de ce que l’on nous a raconté sur cet endroit. Bref, les lieux sont souvent chargés d’émotions. Nantes avait ce pouvoir sur moi. Je pensais si fort à toi que je ne voyais pas vraiment la ville.

Je suis allé dans votre café préféré. Une petite pièce lumineuse, quelques tables en bois sur un parquet usé, les murs envahis de plantes et de livres. J’ai commandé ce thé très fumé que tu adores. Tu me l’avais fait goûter un jour. Tu avais ri en voyant ma grimace. Le patron m’a ramené un bol en céramique et une petite théière noire en fonte, ainsi qu’un sachet de petits-beurre nantais. Il m’a conseillé de laisser infuser les feuilles trois minutes. Le breuvage avait une belle robe, entre l’ambre rouge et le caramel foncé, et dégageait des senteurs cendrées. J’ai retrouvé ces légères notes de goudron et de grillé qui m’avaient rebuté la première fois. Mais il ne s’agissait pas de moi aujourd’hui. J’avais rendez-vous avec toi. Savais-tu que la mémoire olfactive et gustative était plus puissante que celle liée aux images ou aux sons ? Les goûts et les odeurs renvoient à nos premières émotions, enfouies dans le labyrinthe de notre cerveau. J’ai trempé un petit-beurre dans le liquide fumant, une hérésie si les véritables amateurs de thé me voyaient. Aussitôt j’ai revu ton sourire fragile et ce regard habité lorsque tu évoquais ta ville.

J’ai pensé à la petite madeleine de Proust que tout le monde connait. Même ceux qui n’ont jamais lu une page de sa Recherche du temps perdu, découragés par la longueur des phrases alambiquées, infinies, tentant de retracer au plus près les moindres détails de sa mémoire, connaissent cet épisode. Souviens-toi : le narrateur, des années après avoir quitté Combray, sa ville natale, se voit proposer par sa mère une petite madeleine avec une tasse de thé pour le réchauffer un jour d’hiver. Il avait déjà vu des centaines de fois depuis son enfance cette même sorte de madeleine dans les devantures des pâtisseries, sans que cela n’éveille en lui quoi que ce soit. Et là, en la portant à ses lèvres, non seulement il s’est souvenu précisément des moments lointains où il dégustait ce petit coquillage de pâtisserie, mais en partant de la saveur retrouvée de ce minuscule bout de gâteau, un pan entier de son passé a repris forme, s’est reconstruit, pierre après pierre, fleur après fleur. La maison, le jardin, puis le village avec ses habitants. Petit à petit il a vu s’élever l’édifice immense du souvenir. Une ville tout entière était sortie comme ça de sa tasse de thé.

Certes, ce n’est pas très original. Tout le monde a ressenti cela un jour. Mais peu nombreux sont ceux qui ont mis tant de mots justes sur cet instant magique qui nous fait remonter le temps. Peu nombreux sont ceux qui ont palpé, retourné, creusé, malaxé ce petit grain de poussière remonté de l’inconscient jusqu’à ce qu’il révèle la cathédrale qu’il cachait enfoui dans ses minuscules replis. Mais Nantes alors, quel rapport ? Je me suis dit que c’était ta madeleine, Clara. Et c’est un peu devenu la mienne par transmission, transfusion, absorption inconsciente, enfin ce que tu veux. Quand j’ai débarqué à Nantes, je l’ai vue avec tes yeux, pas avec les miens. C’est comme si je reconnaissais la ville sans n’y avoir jamais mis les pieds. Et que je la reconstruisais en dévidant le fil de tes souvenirs… Le fleuve est toujours là qui me guide. Es-tu prête, Clara, à faire ce voyage dans le temps avec moi ?

Je t’embrasse.

Yann

 

Nantes, 22 septembre

Chère Clara,

Je ne sais pas si tu entends mes mots. Tant pis, je continue, en espérant faire revivre en toi ce pan de ta vie disparu.

Aujourd’hui j’ai quitté les bords de la Loire pour remonter vers le centre animé. J’ai traversé le passage Pommeraye, cet autre lieu emblématique de la ville. J’ai cru y voir la belle Anouk Aimée interprétant la Lola de Jacques Demy. Elle descendait légèrement, mince et lumineuse, dans sa robe blanche, les marches de bois poli et creusées par des années de passage du large escalier, soutenu par des piliers de fonte ouvragés où se cachent des dragons ailés. Encore une fois tes souvenirs se sont interposés entre mon regard et la volée de marches surmontées de statues allégoriques et d’enfants lampadaires. Je pensais aux photos que tu m’avais montrées, moisson d’un de vos week-ends à Nantes.

Avec le filtre du verre dépoli de la verrière, le passage prenait un aspect étrange, irréel. Était-ce une gare, les coursives d’un transatlantique légendaire comme le Titanic, ou l’une de ces machines sous-marines inventées par Jules Verne, l’enfant de la ville ? Où menait cet escalier qui sur la photo était déformé et s’étrécissait vers une issue floue ? Était-ce un passage illusoire pour communiquer avec un autre monde ? Ou bien encore un espace de transition, symbole des amours éphémères comme dans le film de Demy ? Il me semble me souvenir que si tu avais eu une fille, tu l’aurais appelée Lola…

Et voilà, tu es encore présente en moi. Décidemment il fallait bien commencer par Nantes. Je te retrouve partout. Tu as été impressionnée par cette ville, comme une image impressionne une pellicule vierge ou une plaque photosensible. Ballotée depuis l’enfance, sans racines, tu t’étais trouvé un port d’attache dans cette ville tournée depuis toujours vers le large, où par vent d’ouest on peut sentir l’odeur de la mer.

Envoûté, je faisais abstraction de la foule qui montait et descendait, chargée de paquets divers. Levant les yeux, je découvrais un décor complexe et kitsch avec des lianes et des paradisiers sculptés dans le stuc, un œil de bœuf cerné par deux chevaux ailés, et plus haut le ciel gris où les nuages glissaient comme des vagues. Je pensais à la nouvelle de Pierre de Mandiargues qui décrit le passage comme une caverne sous-marine où se tapissent des monstres inquiétants et me disais, fasciné, que l’homme-caïman ce pourrait être moi. J’aurais pu à mon tour suivre une créature à la longue chevelure de sirène onduleuse, que la lumière d’aquarium du lieu rend mystérieuse, mi-marine, mi-orientale, le long des entrelacs de ruelles désertes et inconnues pour me perdre dans un antre oublié, puis disparaitre pour toujours. On n’aurait retrouvé de moi que ces quelques feuillets attestant de mon existence. La ville m’aurait englouti…

L’arpentant depuis le matin, mon esprit se libérait, je perdais la notion du temps et je comprenais sa poésie et sa capacité d’envoûtement. Le soir est tombé, j’ai poursuivi ma marche hypnotique, déterminé à retrouver encore et encore tes traces dans les rues de Nantes. Un ciel de limaille nimbait d’argent le fleuve lourd, impénétrable. Je me laissais guider par le hasard. Je marchais mécaniquement, ne sentant plus mon corps qui s’était mis en pilotage automatique. Dès lors il laissait toute la place à mon esprit, dans lequel les pensées tournoyaient et s’entrechoquaient comme des particules chargées d’électricité en une sorte de mouvement perpétuel désordonné et vertigineux. Il fallait les arrêter sinon elles me rendraient fou. Ou pas. Les laisser vagabonder librement, à leur guise, et voir où elles me mèneraient dans cette odyssée mentale à la recherche de ta mémoire. Où es-tu à présent ? M’entends-tu ? Clara, si claire et si opaque à la fois.

Je t’embrasse encore et encore.

Yann

***

Rennes, 26 septembre

Mon cher Yann,

Depuis que tu es parti, je lis à Clara tes lettres quotidiennes. Jusqu’à présent, elle restait murée dans son absence, dans son refus au monde. Mais aujourd’hui, elle a semblé s’éveiller soudain d’un long rêve. Je lui avais préparé ce thé fumé dont tu parles, accompagné d’un petit-beurre nantais. En le dégustant à petites gorgées pensives, elle m’a regardé comme si elle me voyait pour la première fois et elle a souri. Elle m’a souri de ce sourire merveilleux qui l’illumine tout entière et qui m’avait lié à elle pour toujours ! Et, alors qu’elle ne parlait plus depuis l’accident, elle a prononcé ce mot « Nantes », comme un sésame.

J’ai compris qu’elle commençait à nous revenir. Comme le Nao Victoria de Magellan, tes mots ont réussi à tracer un chemin, ils ont découvert un détroit inconnu dans son esprit verrouillé.

Elle s’est levée, a pris son bloc de dessin, ses pinceaux et sa boite d’aquarelle et elle s’est mise à peindre tout ce que je lui avais lu. Tes impressions sur Nantes, elle se les réappropriait. Et devant moi surgissaient les ciels changeants de la ville de ses rêves, la cité de notre amour, le fleuve omniprésent, l’île Feydeau engloutie par la brume, les couleurs aquatiques du Passage Pommeraye, un pont transbordeur réinventé…

Clara, notre claire Clara t’a enfin entendu. Je crois bien que ton voyage est terminé mon petit. Un autre voyage aussi passionnant t’attend ici. Reviens mon fils. Reviens vite !

Papa qui t’aime.

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Webstory
02.08.2023

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