Créé le: 13.11.2018
1742 2 0
Sous « la corde raide »

Nouvelle

a a a

© 2018-2024 Hervé Mosquit

"La corde raide" était le thème du concours de nouvelles de l'AVE auquel, même sans être vaudois, j'ai participé. Je n'ai rien gagné mais voulais partager avec vous la nouvelle que j'ai soumise et qui m'a permis d'aller écouter les résultats du concours et d''entendre la lecture des nouvelles primées (de belles choses, surtout chez les jeunes!).
Reprendre la lecture

“Sous la corde raide”

 

– Là, Louis, vous allez trop loin ! Prenez garde ! Vous êtes sur la corde raide !

 

Ainsi parle mon employeur à chaque fois que je me permets ne serait-ce que l’ombre d’une remise en question de ses décisions. Ce quinquagénaire à l’ego gonflé à l’hélium promène sa calvitie naissante, son quintal triomphant, sa pingrerie et ses certitudes avec une arrogance féroce qui découragerait le plus motivé des chômeurs à postuler dans sa petite entreprise, au demeurant florissante, qui commercialise des fruits secs.

 

La corde raide ? Qu’est-ce donc que cette expression absurde ? La sémantique de cet assemblage de mots m’apparaît pour le moins douteuse et tirée par les cheveux ! Une corde n’est jamais raide.Tous les grimpeurs vous le diront: une corde c’est solide certes, mais avec ce soupçon d’élasticité nécessaire pour amortir les chutes. Même les funambules ne marchent jamais sur une corde raide mais sur un un câble qui présente un minimum d’amplitude dans ses mouvements verticaux.

 

Bref, je n’aime ni ne comprends cette expression. Il aurait pu me dire qu’il ne fallait pas pousser mémé dans les orties ou bêtement que j’exagérais. Là , à défaut d’approuver son attitude, j’aurais au moins compris.

 

Il est vrai, je dois le reconnaitre, que je n’y étais pas allé par quatre chemins pour lui dire le fond de ma pensée. Cela fait vingt ans que je tiens quotidiennement et scrupuleusement sa comptabilité. Je m’efforce aussi, dans les limites de la légalité bien entendu, de lui éviter un redressement fiscal. J’ose même, parfois lui faire part de mes doutes quant à des investissements que j’estime hasardeux. En général, il balaie mes hésitations en quelques phrases, plus éructées que prononcées. Je dois me contenter de comptabiliser et m’abstenir de suggérer.

 

Mais cette fois, quand il a voulu racheter à un homme d’affaires turc une entreprise de conditionnement de pistaches en territoire syrien, confisquée à une communauté kurde du Rojava, lors de l’invasion de cette région par l’armée turque et ses supplétifs jihadistes, mon sang n’a fait qu’un tour. Je ne pouvais pas approuver l’acquisition d’un bien issu d’un vol brutal, doutais de la légalité de cette transaction et l’ai dénoncé aux autorités compétentes qui ont bloqué l’affaire.

Connaissant le caractère explosif de mon patron, le sachant fortement contrarié par le blocage de son achat et, depuis peu, cocu et conséquemment enclin à broyer du noir, j’ai préféré éviter l’affrontement verbal. Je lui ai donc écrit tout le mal que je pensais de son projet, l’ai informé de ma dénonciation en terminant la lettre par ces mots : «Veuillez agréer, Monsieur le directeur, l’assurance de mes sentiments dont je vous laisse le choix… ». Peut-être aurais-je dû m’en abstenir ?

 

Mais ce qui est fait est fait et je ne regrette rien. Ce monsieur m’a convoqué dans son chalet ce samedi matin, «en terrain neutre» comme il dit, pour ce qu’il a défini comme une franche explication. Je subodore plutôt une annonce de licenciement immédiat ou une ultime tentative de me convaincre de me dédire auprès des autorités. C’est donc avec une appréhension certaine que je me rends au rendez-vous.

 

Je laisse ma voiture sur la place de parc à la sortie du village: la petite route bétonnée qui mène à sa propriété est à l’usage exclusif du propriétaire. Je m’engage donc à pied dans la pente et ouvre mon parapluie, la météo du jour étant, pour couronner le tout, exécrable.

 

Il pleut sans discontinuer. Le ciel est plombé de gros nuages noirs qui éternuent des éclairs dans un bruit d’enfer. Le vent n’arrange rien et les gouttes de cette pisse céleste qui tombent en rangs serrés m’attaquent méchamment, piquant mon visage, ruisselant sur mes lunettes. Une eau brunâtre coule sur la petite route et s’échappe parfois dans le lacis de ruisselets qui se forment sur les bas côtés, vers la forêt. Les champs alentour, saturés de liquide, peinent à déglutir leur eau.

 

J’évite de poser les pieds en dehors du bitume : je l’ai fait une fois, pour couper un virage. J’ai peiné alors à retirer mes chaussures qui ne se sont finalement et péniblement extirpées de cette gangue de boue qu’avec un horrible bruit de succion. Ces borborygmes glougloutants, déclenchés par la traction verticale de mes pieds cherchant à se libérer, engendrèrent subitement ma peur viscérale d’obscures forces chtoniennes, ces monstres souterrains et infernaux de la mythologie grecque, tentant de m’aspirer dans les sombres entrailles de la terre. Je continue donc mon chemin en faisant le maximum pour éviter les talus et ces ersatz de sables mouvants.

 

Je parviens enfin devant cette bâtisse en pierres blanches, entourée de colonnades et de fioritures en tous genres, toutes aussi laides et dispendieuses les unes que les autres. Le seul détail comportant éventuellement quelques réminiscences de chalet réside dans la porte en mélèze massif dont la présence me semble aussi incongrue dans cette maison que le serait un escalier roulant à l’entrée d’un raccard.

 

Je sonne. Personne ne répond. Je me hasarde à ouvrir la porte et j’appelle. Pas de réaction. Je me risque à entrer et c’est là que je vois ces jambes qui se balancent doucement devant mon nez, avec, au-dessus, le reste du corps de Monsieur mon patron.

Je me précipite en haut de la mezzanine à laquelle est arrimée la corde. Je tente de défaire le nœud mais, d’une raideur à toute épreuve due à la traction de plus de cent kilos d’orgueil blessé et de désespoir, la corde ne permet aucune manipulation.

 

Je redescends, empoigne une chaise et tente en vain de soulever le pendu dont je ne peux que constater le décès. Je renonce, appelle les secours et m’assoie, désespéré, non pas sur, mais sous la corde raide. A mes pieds, sur le parquet, je constate la présence d’un billet griffonné.

 

Je m’en empare et le lis ces mots qui me remplissent d’une culpabilité aussi inutile qu’envahissante: « je vous l’avais dit Louis, que la corde était raide… »

Décidément, je déteste cette expression !

Commentaires (2)

Eloïz
04.07.2021

Histoire bien écrite et grinçante à souhait, merci pour ce bon moment de lecture!

Hervé Mosquit
04.07.2021

Merci beaucoup ! Ça fait toujours plaisir de savoir que j’ai offert un bon moment de lecture à quelqu’un !

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire