Une chambre blanche: quelques instantanées qui vont d'un soir d'été à une aube de printemps. L'amour jusqu'au bout de la route et au-delà.
[Texte co-lauréat en 1996 du concours littéraire lancé par le Journal de Genève "Une plume contre le SIDA". Conservé dans les archives du journal "Le Temps"]
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tu vis immobile
et tu souffres…
tes rêves sont partis en avant:
tu les regardes s’éloigner
et même en fermant les yeux
tu les vois se perdre à l’horizon
tu es l’ombre de toi-même…
qui pourrait te reconnaître
sans effroi
sans s’effondrer intérieurement ?
tu es un fil qui lutte encore
pour ne pas se briser
tu es ce regard intense
qui soutient tout ton corps
je te regarde sans bruit
tu n’as peut-être pas la force
d’ouvrir les yeux…
tu sens que je suis là,
tu souris et tu dis:
« ma p’tite femme »
il fait très chaud
ta fièvre est montée d’un coup à 41
il fait nuit
ton délire remplit le silence…
je vais tous les quarts d’heure
au bout du couloir sombre
chercher une compresse froide
pour ton front…
ce couloir est long
interminablement long…
la peur m’assaille
m’étrangle
je la fuis
en courant sans bruit…
ce couloir est une catacombe !
il fait chaud
il fait nuit
un feu te détruit
il y a dans tes yeux
les images de la mer bleue
du soleil
et du ciel
il y a dans tes yeux
l’instinct de beauté de la terre
qui se dispute
et fait la paix avec la mer
tu as des gestes lents,
rares et attentifs…
des gestes concentrés
pleins de précautions
comme si chaque objet
était en papier de soie…
tu touches chaque chose
avec concentration…
comme si tu en attendais
une nouvelle sensation,
une révélation
parfois tu parais étonné
que nous soyons là…
étonné
et incrédule
et heureux
en même temps
et confiant
comme un enfant…
d’autres fois
comme un enfant
tu dis « non »
farouchement,
en t’opposant à toute chose…
car toute chose
est déjà une douleur
ou le deviendra…
tu le crains,
tu le sais
tu t’y opposeras
malgré tout
pour te prouver
que tu vis…
tu me dis
« regarde… je suis
une leçon d’anatomie »
et tu ris
tu blagues sur toi
avec malice…
j’ai envie de te serrer
dans mes bras à mourir
et tu le sais
je vois que tu as mal
et j’ai mal aussi
j’ai mal avec toi
jusqu’à la dernière de mes cellules…
là où mon sang sonne le tocsin
dans ma tête
dans mon ventre
dans ma moelle…
cette douleur est un cri sans fin
qui remplit toute la chambre
c’est un cri muet
que personne n’entendra:
personne ne viendra…
toi et moi
nos mains enlacées si fort…
la nuit parfois est légère
elle est pour une heure ta complice
elle t’offre une trêve…
tu souris et tu plaisantes
tu taquines l’infirmière
tu la fais rire aux larmes…
heure magique où tu te retrouves
où tu bâtis un nouveau rêve
pour l’avenir…
oui, une trêve, un rêve…
l’été est immobile de chaleur
tu es immobile dans ta douleur
le temps s’arrête
cruel
nous fondons dans l’irréel
tes yeux brillent
en voyant venir Anita:
quel bonheur de la revoir
après si longtemps…
elle a le trac
mais tu ne le vois pas…
elle sert très fort mon bras…
tu es heureux
du bonheur des origines
heureux de cet instant
de cette présence
de ce don d’innocence
heureux de sauter avec elle
dans le temps des marelles…
ce bonheur est dans nos yeux:
nous rions comme des enfants
nous le sommes à cet instant
comme au seuil de l’éternité
comme si nous l’étions
depuis toujours
ton regard
traverse aujourd’hui
nos transparences…
tu me demandes
» ma p’tite femme,
tu m’oublieras ? » …
le jour se lève
infiniment lent
il s’habille peu à peu de lumière
le silence est aussi haut que le ciel
je n’ose plus respirer
de peur de te réveiller
car tu viens de t’endormir…
ton sommeil est émouvant
bouleversant
comme celui d’un enfant
j’ai envie de pleurer
je ne sais pas pourquoi
et je ne peux pas
depuis peu,
lorsque quelqu’un entre,
tu ne regardes plus du côté de la porte…
tu me demandes discrètement
« qui est-ce ? »
tu ne dis rien,
tu me donnes
le temps de comprendre
depuis que tes yeux ne voient plus
tu t’es enfermé dans le silence
un silence de béton
lourd
terrible
cruel
implacable
comme notre impuissance
à le traverser
je déteste qu’on dise de toi
que tu ne comprends plus rien !
j’ai en horreur cette bêtise
qui anéantit tout
qui ne connaît rien de l’amour…
lorsque tu es sûr
que je suis là,
que c’est bien moi,
tu me dis tout bas
dans un souffle de voix
« ma p’tite femme »
je t’entoure de mes bras…
tu te bats
et tu es seul dans ta bataille…
je t’ai accompagné
jusqu’à cette vitre invisible
qui m’empêche de te suivre…
seul mon regard reste à côté de toi…
à lui tout seul
il porte mon cœur
et tout mon être
jusqu’à toi…
tu épies le monde
par ses ombres
par ses secondes
par ces incroyables ondes
que les regards muets
diffusent à la ronde…
tu retournes vers moi
l’interrogation profonde…
comme toi je n’ai aucune réponse
le temps martèle
ses secondes
comme des bombes
dans ma tête…
je poursuis le fil perdu
de quelques pensées…
je reviens toujours à toi
à cette seconde de vie
supplémentaire
qui t’est donnée…
surtout ne pas la gaspiller
surtout être là
pour la saisir à côté de toi
en guettant la suivante…
tu m’avais dit un jour
« je suis perdu »…
et tes yeux mesuraient
l’incalculable hauteur
du grand plongeon…
je ne voulais pas
que nos vies bifurquent…
ce mal qui te terrasse
t’a jeté dans mes bras
comme un oiseau blessé
effrayé
de ne plus pouvoir voler…
comme un oiseau meurtri
qui me dit du fond des yeux
que tout est fini…
seul le silence de la nuit
est assez grand
pour contenir ce qui t’arrive
ce qui nous arrive
seul le silence est plus grand
que ton mystère
seul le silence à présent
peut t’envelopper
te bercer
t’embrasser
sans te blesser davantage…
j’ai cru
j’ai espéré
j’ai demandé
j’ai pleuré
j’ai supplié
j’ai prié
pour que tu vives…
pendant ce temps
tu te préparais au départ
sans rien dire
là
je suis cet oiseau écrasé contre la vitre,
anéanti dans son élan
par cette transparence incompréhensible…
et là, de l’autre côté,
inaccessible,
la piste sans fin de ton envol
et l’espace infini
où le temps a cessé d’être ton ennemi…
et toi… et toi…
il reste de moi ce regard,
que la distance approfondit
que le vide agrandit
Commentaires (2)
Emeraude (Christiane Antoniades-Menge)
27.12.2023
Je suis touchée par votre réaction et vous en remercie: les commentaires sont rares, donc d'autant plus appréciés.
Peter Pumpkin
24.12.2023
Un texte tout à fait poignant et émouvant. Merci
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