Créé le: 20.09.2017
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Rapt

Entendu au marché... 2017

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Un écatotien n’oublie jamais...
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Rapt

Le signal lumineux qui pulse sur le tableau de bord ramène Samsa à la réalité. C’est tellement facile de se laisser aller à la rêverie quand on voyage.

– Chéri, cette fois on va vraiment devoir la changer, cette pièce. Plus moyen de retarder l’échéance ou c’est la panne.

– Ok, je cherche la station la plus proche.

Samsa observe son mari qui pianote sur l’ordinateur de bord pour trouver une destination. Les aléas du voyage. Elle ne regrette pas d’avoir troqué leur vie bien rangée pour partir à l’aventure, explorer de nouveaux lieux, rencontrer des personnes de tous les peuples imaginables. C’est un grand enrichissement pour eux, et pour Iliano, leur fils qui, même s’il n’a que cinq ans, gardera de cette période un souvenir impérissable. Car comme ses parents, Iliano a une très bonne mémoire.

– J’ai trouvé.

– C’est Astarté ? demande Samsa qui guigne sur son épaule.

– Oui, malheureusement.

– On aurait vraiment dû s’en occuper lors de notre dernière escale.

– Je sais, mais ce mécanicien ne m’inspirait vraiment pas confiance. Et il avait une mauvaise réputation sur le forum.

– Mais ça aurait pu tenir jusqu’à ce qu’on ait le choix.

– Ou ça aurait pu lâcher et on se serait retrouvé perdu au milieu de nulle part et dans l’espace, personne ne vous entend appeler au secours…

– Sauf qu’on peut demander de l’aide avec le transpondeur laser. Mais tu avais raison de ne pas faire confiance à ce vendeur. C’est juste que là, c’est Astarté. Et tu sais ce qu’ils font à nos enfants là-bas.

Fédo regarde sa femme qui frissonne malgré la température agréable de la cabine. Ils ont utilisé une partie de l’argent récolté par la vente de leurs biens pour s’acheter cette navette. Sûre et confortable, rapide et dotée d’un puissant bouclier de protection et surtout furtive, pour voyager à travers l’espace sans craindre les pirates. Et pour plus de sécurité, ils choisissent des itinéraires et des destinations sûrs.

Astarté n’est pas à proprement parler mal fréquentée. C’est juste que, par le passé, les humains qui y résident ont enlevé les enfants de leur race pour en faire commerce et Samsa, comme Fédo, redoutent qu’Iliano tombe entre leurs mains.

– On fera très attention, dit Fédo pour rassurer sa femme. On le gardera toujours avec nous, sous nos yeux.

– On pourrait rester avec lui dans le vaisseau, suggère Samsa.

– Tu sais qu’on ne peut pas rester pendant la réparation. Et puis on doit faire quelques provisions.

Samsa acquiesce à contre-coeur. Elle sent une boule se former au creux de son estomac alors que son mari met le cap sur la station.

Quelques heures plus tard, le vaisseau est entre les mains d’un mécanicien visiblement compétent. Iliano est bien sanglé dans la poussette, emballé dans des châles et couvertures pour ne pas attirer l’attention.

– Tu as bien mis la ceinture à reconnaissance d’empreinte ? demande Samsa.

– Oui.

Cette ceinture leur a coûté une petite fortune, mais c’est un investissement qu’ils n’ont pas hésité à faire au moment de leur départ car ils savaient qu’un jour où l’autre ils se retrouveraient dans une situation qui exige des mesures de sécurité extrême. Et justement cette ceinture est totalement inviolable, impossible à couper et seules les empreintes de leurs index peuvent l’ouvrir. On ne peut pas éviter tous les dangers, mais au moins prendre toutes les précautions.

Ils ont trois heures avant que le vaisseau soit prêt et qu’ils puissent quitter ce lieu. Ils rejoignent le comptoir marchand, en quête de quelques denrées exotiques. Les mains de Fédo sont crispées sur la poignée de la poussette et Samsa étudie chaque visage de chaque personne qu’elle croise afin de ne pas louper un signe suspect.

Mais rien de fâcheux ne se passe. On les ignore même.

– Je t’avais dit que c’était mieux que le glisseur à coussin d’air, dit Fédo en désignant la poussette.

– Oui, en adoptant leurs habitudes, on se fond dans la masse. Mais ils devraient nous reconnaître, on est quand même plus grands que la moyenne.

– Mais on est adultes, donc pas le moins du monde intéressants pour eux.

C’est vrai que les adultes écatotiens ont la particularité d’être recouverts de poils drus et ne représentent que peu d’attrait pour les humains. Ils pourraient être recherchés pour leur force, mais personne n’oserait s’en prendre à eux en plein jour au milieu de la foule.

Samsa et Fédo goûtent des aliments de différentes planètes, achètent les spécialités qui leur plaisent le plus. Ils se détendent, profitent même de l’ambiance joviale du marché, de la diversité des articles proposés.

Soudain, reportant son attention sur la poussette après une négociation, Samsa se fige, une expression d’horreur sur son visage. Fédo sent son sang se glacer et se retourne, redoutant ce qu’il va y trouver, à savoir : rien.

– Non, lance-t-il dans un cri de désespoir et d’impuissance, les mains tournées vers le ciel.

– Comment c’est possible ? On le surveillait à chaque instant.

– J’ai tourné la tête trois secondes à peine pour prendre une pomme. Il était là.

– J’avais la main sur la poignée, j’ai rien senti d’inhabituel.

– Puisque je te dis qu’il était là il y a deux minutes ! Il doit toujours y être.

Aussitôt il plonge les mains dans la poussette, jette rageusement châles et couvertures à terre, cherche encore, mais c’est juste parce qu’il ne peut pas accepter l’inéluctable : on leur a enlevé leur fils. La sangle est ouverte, pas sectionnée, simplement ouverte. Pourtant il faut leurs empreintes. Il ne comprend pas comment c’est possible.

Samsa se plie en deux et vomit devant un marchand de légumes qui l’observe d’un œil mauvais, elle s’excuse mollement. Fédo la prend par les épaules.

– On va le retrouver.

– Non, on ne retrouve jamais les enfants volés par des humains. Ou alors il est trop tard.

A ces mots, elle vomit le peu de bile qui lui reste dans l’estomac. Fédo l’éloigne du marchand qui les fusille du regard. Il remet les affaires dans la poussette tout en s’adressant à sa femme.

– Il faut qu’on agisse vite, si on veut avoir une chance de le récupérer.

– Mais ils vont lui…

– N’y pense pas. On va le retrouver, mais on n’y arrivera que si tu te ressaisis. J’ai besoin de toi, notre fils a besoin de toi.

Samsa hoche la tête, elle a compris. Ça vient d’arriver, donc ils ont peut-être une chance. Les femmes de son espèce ont la capacité de sentir l’aura de leur enfant. Après qu’il soit passé quelque part, il subsiste une empreinte de lui, mais elle s’estompe au fil du temps et ici, avec tout le remue-ménage du comptoir, elle ne va pas rester longtemps.

Samsa se concentre, fait abstraction du bruit, des odeurs, des gens et cherche la trace de son fils. Elle la perçoit, déjà en train de s’affaiblir, mais reconnaissable entre mille. Elle s’élance sur son sillage. Fédo la suit. Il n’a pas cet instinct particulier des femmes et s’il perd Samsa dans cette foule, il ne pourra pas la retrouver. Maintenant qu’elle est lancée, elle ne s’arrêtera pas.

Ils quittent le comptoir marchand et se retrouvent dans le quartier des entrepôts. Samsa ralentit et attend que son mari la rejoigne. Il y a moins de monde ici et la trace est plus facile à suivre. Ils avancent à travers un dédale de ruelles étroites.

– L’empreinte est plus forte, ils ne sont pas loin, dit Samsa.

– Il faut contacter le service de sécurité, pour avoir de l’aide.

– Pas la police humaine, il nous faut un organisme neutre.

– J’ai vu l’enseigne des Gardes Galactiques pas loin, eux doivent pouvoir nous aider.

– Parfait. Mais il faut d’abord localiser Iliano.

Après avoir parcouru encore quelques ruelles, Samsa s’arrête et désigne un bâtiment en béton de deux étages.

– C’est ici. Iliano est là dedans.

– Je reste pour surveiller. Toi, tu vas chercher les Gardes.

– Mais s’ils bougent, je peux les suivre.

– Moi aussi, maintenant qu’on sait où ils se trouvent. Et si je dois les suivre, toi tu pourras nous retrouver.

Samsa reconnaît qu’il a raison. Elle laisse à contre-coeur son mari et gagne le QG des Gardes. Elle est très inquiète des conséquences de l’enlèvement sur son fils. Il a beau n’avoir que cinq ans, il en gardera un souvenir, car les écatotiens ont une très bonne mémoire, ils n’oublient jamais.

Elle arrive au QG, cinq Gardes sont là, un couple de véoyens à la peau verte et au nez absent, un silorien avec ses grandes oreilles, une colissine recouverte d’écailles, ainsi qu’un humain. Ils comprennent tous l’inquiétude de Samsa. Même l’humain qui doit savoir encore mieux que tous les autres le sort que réservent ceux de sa race aux enfants écatotiens.

– On va tout faire pour le retrouver, madame, dit-il.

– Il ne faut pas perdre de temps, dit le silorien, chaque minute compte pour sauver votre enfant.

Ils se mettent aussitôt en route et arrivent rapidement devant le bâtiment que leur désigne Samsa. Mais elle ne sent plus la présence de son fils, et son mari n’est plus à l’endroit où elle l’avait laissé. Elle est prise d’un mauvais pressentiment, elle se sent soudain vide, persuadée qu’elle ne les retrouvera plus.

La main bizarrement douce du Garde humain se pose sur son épaule.

– Il ne faut pas baisser les bras, tout n’est pas perdu.

– Mais je ne les sens pas.

– Ça ne veut pas dire qu’on ne va pas les retrouver, c’est notre travail ça, vous pouvez nous faire confiance.

Il la regarde de ses yeux étrangement resserrés autour d’un nez allongé propre à son espèce. Elle a, durant une fraction de seconde, l’envie de lui éclater sa face d’humain. Et elle voit qu’il en est conscient, mais il ne bouge pas, ne change pas d’attitude face à elle. Alors elle se reprend, esquisse un vague sourire d’excuse et fait signe qu’elle est prête.

Elle pénètre à leur suite dans l’entrepôt. La première chose qui les frappe, c’est l’odeur de fauve en cage qui y règne. Puis, ils voient qu’il y a effectivement des cages, des rangées et des rangées de cages qui, à juger leur état, on été vidées de leurs occupants peu de temps avant leur arrivée.

Dans l’une d’elles, Samsa trouve un bout du vêtement que portait d’Iliano, elle le reconnaît à son aura car il est tout sale et déchiré. Elle ne laisse pas son esprit imaginer ce qu’ils ont pu lui faire, de crainte de sombrer dans la folie.

– Par ici, des traces de lutte.

Tous se dirigent vers la colissine qui désigne des marques de sang par terre.

– Fédo, s’exclame Samsa en reconnaissant, au milieu des tâches, la pierre qu’il porte toujours à son cou.

Elle se jette à terre pour la récupérer, la ramassant avec mille précautions comme si elle était son mari blessé. Elle remarque alors quelque chose d’autre sur le sol, quelque chose que son mari a laissé là volontairement car cet objet est caché dans un recoin bien précis de son habit, d’où il ne peut tomber par inadvertance.

– Qu’est-ce que c’est ? demande le véoyen.

– Le passe qui permet d’ouvrir notre vaisseau. Il n’a pas pu le perdre. Il me laisse un message.

– Peut-être pour que vous puissiez regagner votre vaisseau, suggère la colissine.

– Je n’en ai pas besoin, j’ai mon exemplaire avec moi.

– Où est votre vaisseau ? demande l’humain.

– En réparation.

– Chez Tom Répare Tout ?

– Oui.

Les cinq Gardes se regardent avec connivence.

– Vite ! On y va, on vous expliquera en chemin, répond l’un des Garde alors qu’ils courent déjà vers la sortie.

Ils sortent du bâtiment et une navette estampillée GG se pose devant eux. Ils y prennent place pendant qu’une troupe de Gardes investit les lieux.

– Ça fait un moment qu’on a Tom dans notre collimateur. On le soupçonne de faire partie d’une organisation qui s’adonne au trafic d’êtres vivants. Mais on n’a jamais pu le coincer.

Samsa n’écoute plus vraiment, comme elle ne voit pas le comptoir marchand défiler sous ses yeux par la fenêtre de la navette. Ça lui paraît évident maintenant. Le réparateur, Tom, il a pu trouver le code d’urgence pour ouvrir la sangle dans leur vaisseau, et voler son fils. Elle imagine Iliano entre les mains de ses ravisseurs, vidé soigneusement de son sang, puis de tout ce qu’il a à l’intérieur pour en faire une adorable fanfreluche dont raffolent les petits d’homme, un teddy bear, comme certains les appellent. Il faut dire que si les adultes écatotiens ressemblent à des wookies mal léchés, leurs enfants sont d’adorables boules de poils aux couleurs pastel qui font la joie des enfants humains. Il faut attendre la puberté pour qu’ils soient nettement moins adorables, que leurs poils deviennent plus drus, adoptant un mélange de bruns, gris ou noirs, et dégageant une odeur nécessitant un toilettage régulier pour rester supportable. Il y a quelques décennies, des humains faisaient commerce des enfants écatotiens, et Astarté était leur base principale. On y a même découvert, avec effroi, un élevage.

Bien sûr, la Garde Galactique a mis fin à tout ça. Ces événements remontent à bien longtemps et depuis Astarté essaye de se racheter une conduite, mais visiblement les mauvaises habitudes ont la peau dure.

Son esprit s’éveille quand elle aperçoit l’entrepôt de Tom Répare Tout. Elle se précipite hors du vaisseau, mais on la retient.

– Vous devez rester ici.

Elle lutte de toutes ses forces pour s’assoir, contrairement à ce que lui hurlent son corps et son instinct.

– On va vous les ramener sains et saufs.

C’est tellement incongru que ce soit justement l’humain qui lui dise ça, alors que son espèce est responsable de toutes ces horreurs, que ça l’apaise.

Elle reste assise toute droite à la fenêtre de la navette, tendue à se briser les nerfs, observe les Gardes, maintenant au nombre de seize, se rassembler devant le hangar de Tom Répare Tout, ouvrir la porte, lancer une grenade (un gaz soporifique inoffensif lui a-t-on expliqué peu avant), attendre qu’il agisse, pénétrer dans le bâtiment et puis plus rien. Le calme plat qui s’ensuit est nettement plus angoissant que les cris et les coups de feux qu’elle pensait entendre lors de l’assaut.

L’attente est insoutenable. Samsa a l’impression de manquer d’air, que son corps devient tout léger et qu’il pèse une tonne à la fois.

Soudain un bruit fracassant se fait entendre et le sol se met à trembler. A l’arrière du hangar, Samsa voit avec horreur un vaisseau décoller et s’enfuir aussi vite que ses réacteurs le permettent. Aussitôt une alerte retentit et des Gardes accourent vers le vaisseau.

– Vite, ils s’enfuient, dit le véyen.

– Il faut les intercepter avant qu’ils sautent en hyper-espace, dit le silorien, sinon on ne les retrouvera jamais.

Ils font descendre Samsa  et s’élancent à la poursuite du fugitif. Samsa se dit que cette fois-ci c’est vraiment fini, elle ne reverra plus sa famille, son fils finira en nounours pour une petite humaine avec des couettes et son mari déplacera des cailloux au fond d’une mine jusqu’à la fin de ses jours. Une immense boule lumineuse envahit alors le ciel. Elle crie et s’effondre en pleurs.

– Ce sont les voleurs, lui explique la véoyenne, ils n’ont pas répondu à nos sommations.

– Vous les avez abattus ? demande Samsa atterrée.

– Oui, bon débarras !

– Mais…

Samsa est au bord du gouffre, son fils, son mari… Voyant sa détresse, la véoyenne lui demande :

– Personne ne vous a dit ?

– Dit quoi ?

– Votre mari et votre fils, ils n’étaient pas dans ce vaisseau, ils sont sains et saufs. Les braconniers ont tenté de s’enfuir, mais ils ont laissé leur butin ici. Des animaux de diverses planètes et quelques autres personnes qu’ils allaient vendre comme esclave, voire pire, ajoute-t-elle en une référence muette aux ours en peluche. Ils n’ont pas eu le temps de les embarquer durant leur fuite.

– Je peux les voir ? dit Samsa qui n’ose encore y croire.

– Bien sûr, suivez-moi.

Elle les retrouve, dormant comme des bienheureux à cause du gaz, Iliano plus sale que jamais, son mari avec des croutes sèches agglutinées dans ses poils, mais vivants tous les deux. Elle s’assied à leur côté et pleure doucement de soulagement. Quelqu’un lui amène une gourde. Samsa boit lentement, réalisant que le cauchemar est enfin fini. Elle espère que son fils ne sera pas traumatisé par les événements.

 

                                                                                                          *  * * * * * *

 

Quinze ans plus tard, il s’en souvient encore. Le séjour en cage, les animaux autour de lui dans un état pitoyable, la détresse de son père qui supplie de laisser son fils tranquille, le regard froid des ravisseurs quand ils le rouent de coups. Et lui qui savait, malgré son jeune âge, ce qui l’attendait. Il était terrorisé.

– Iliano, tu viens ?

Iliano sert ses mains sur son fusil-harpon et sort du vaisseau avec ses six compagnons. C’est la troisième chasse à laquelle il participe sur cette planète hors de toute juridiction. Et il y prend un plaisir tout particulier. Car les proies ne sont pas choisies au hasard. Ce sont des humains et ils n’ont aucune chance. Quand Iliano les croise, il est sans pitié. Pour lui, chaque mort est une vengeance.

Un écatotien n’oublie jamais.

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