Créé le: 12.08.2015
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Rapport d’indigence

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© 2015-2024 André Birse

Bonne chance à tous les autres concurrents.
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Rapport d’indigence

L’écriture est une activité conseillée aux jeunes en difficulté. J’ai lu cela récemment sur les murs de la salle d’attente d’une maison de détention pour mineurs. Et j’acquiesce. J’en ai fait l’expérience. De l’écriture à coup sûr. De la difficile jeunesse, je ne sais pas. On verra. On saura. Il faut que j’écrive pour le découvrir. L’écriture est une enquête qu’elle soit ou non consacrée au roman policier. Une enquête sur soi, l’auteur, le témoin, la victime, mais une victime vivante, car écrivant, et rétablie, tout au moins partiellement, et désireuse d’écrire encore. Je comprends cette volonté d’écrire qui existe en moi comme une recherche de ce qui est réel. Ce qui est vrai, c’est différent. Là aussi, on verra. Mais la réalité. Cette suite infinie de faits, physiques, de pensées, de sensations, de présence dans le monde et face à lui. Ce tout perceptible ou non. Ce feu d’artifice continu avant, pendant et après les fêtes de Genève et d’ailleurs. Justement, les fêtes de Genève. Je m’étais donné cette date limite pour terminer la nouvelle en vue du concours d’écriture auquel j’ai plaisir à participer. Je ne regarderai pas les feux que j’ai vus quelques fois – dont la vision fait penser à l’univers et le bruit à la guerre – mais les considère surtout comme une bonne occasion pour m’éloigner de la ville et retrouver un coin de campagne.

Nous y arrivons. J’ai terminé ma nouvelle, mais je n’en suis pas content. Le concours fait appel à notre imagination, bien sûr. Si l’on se propose d’écrire, c’est que l’on accepte de mettre en œuvre notre imagination. Je l’ai fait. J’ai commencé par une référence à la grammaire, la question de l’emploi du verbe passer avec l’auxiliaire être ou avoir. Puis, j’ai imaginé deux passages devant le miroir qu’un antiquaire aurait exposé au-devant de sa galerie, dans la rue parmi les bibelots, les meubles et les serre-livres.

Un premier passage lors duquel je m’intéressais au miroir en tant qu’objet, puis un second, « dans la même journée », titre de la nouvelle, donnant lieu à une effervescence en moi suite à la vision de l’arbre dans le miroir. Je me suis alors laissé aller à une description haletante et brouillonne, à mon goût, de divers événements réels ou subjectifs qui me seraient revenus en mémoire à la vision de cet arbre dans le miroir. Deux passages. Le premier, « j’ai passé » et l’objet miroir m’a fasciné et surpris. Le second, « je suis passé » et l’image de l’arbre qui me décontenance par la force de ce à quoi elle me renvoie, un souvenir d’accident, des sensations d’enfance et de jeunesse, l’une ou l’autre référence à des textes de chansons pour aller jusqu’à l’évocation d’une séance d’hypnose médicale lors de laquelle j’avais choisi, à la demande du médecin hypnotiseur («pensez à un lieu essentiel et rassurant pour vous »), de me trouver en pensée au pied d’un arbre.

Poursuivant, sur deux paragraphes, je compare notre relation au miroir et à l’informatique avec une évocation de l’image de soi, dans le miroir ou par le selfie. Là encore, je me suis laissé surprendre par ce que j’écrivais. Des idées et des organisations de mots sont apparues dans mon texte comme dans une embuscade. Je ne m’étais ni méfié ni réjoui de leur présence dont je n’avais pas pleinement conscience.

Je reviens sur la fin du texte à la question grammaticale de l’auxiliaire constatant qu’elle ne peut être résolue autrement que par l’usage. J’ai trouvé mon feu d’artifice intéressant mais surfait et je n’avais guère de plaisir à le relire. Sur quoi, je décide de ne pas le proposer. Ça m’ennuie car j’apprécie participer à ce concours et je tiens à le faire. C’est un échange à distance d’idées et de création textuelle pour employer une expression qui peut-être me vaudra le Collège de France. Je suis attaché à l’idée d’y participer mais ne souhaite pas présenter mon texte trop irréel subjectivement et devant être à ce point revu que je préfère recommencer, différemment. Je ne souhaite pas non plus en faire une épreuve contraignante dont la vie nous pourvoit en large suffisance. Je me suis fixé un délai. Mis à part le premier texte, recalé en mon salon personnel des refusés, et les présentes lignes qui progressent, je n’ai rien.

Pourtant, j’ai beaucoup songé à ces possibilités narratives que génère l’image proposée. Un miroir ancien renvoie l’image d’un arbre dans une ambiance visuelle métallisée, gris, argent bronze. Je me figurais des événements vécus ou fantasmés, voire à la frontière de ces deux activités psychologiques. Arbre et femme. Oui, arbre et femme font bon ménage dans une fantasmagorie. Mais c’est vite douloureux. L’arbre seul. Il s’ennuie et moi aussi en l’évoquant.

Des ouvrages ou des chansons nous ouvrent les portes. « Mélancolie au miroir » de Jean Starobinski, sur Baudelaire. Brel et don Quichotte, son chevalier au miroir, “regarde, regarde, dans le miroir de la réalité”, Brassens « Auprès de mon arbre » et d’autres mirobolantes et arborescentes références. Il y a tant de souvenirs, de constructions, de superpositions à mettre en forme. Tout est là, en abondance. L’été passe et le feu d’artifice ne trouve pas sa nuit. Et puis la forme, justement. Laisser courir sa verve poétique en espérant qu’elle ne s’abîme pas dans le feu de l’action, l’action d’écrire. Ou reprendre son langage de tous les jours, le rendre plus précis, l’enrichir, l’affiner. Je me suis ainsi trouvé en difficulté. Le laisser-aller qui caractérise mon premier texte ne me convenant guère – j’ai déjà essayé d’écrire ainsi librement, c’est intéressant, je le ferai encore probablement, mais pas à cette occasion – il faut revenir à ce que l’écriture permet de faire pour décrire ce qui est vrai (mot qu’il me plaît d’utiliser ici approximativement pour dire ce qui est réel). Cette image du miroir et de l’arbre nous emmène très loin. Aux limites de l’être et du bien-être. Elle occupe mon esprit depuis que je me suis mis en tête de participer à ce défi, au sens non invasif du terme pour autant qu’on y veille.

L’arbre, quel arbre ? Il y en a tant dans une vie. Le miroir. Quel effet ? C’est vite, très vite, étourdissant. Je me réjouis de lire les autres textes, faisant confiance à mes concurrents. D’autres embuscades m’attendent mais avec leurs mots et non plus seulement les miens. Bonheur de l’écriture. Quelqu’un aura-t-il pu écrire une fortifiante nouvelle sans s’étourdir de cette affolante image ? J’en suis par avance curieux.

L’exaltation amoureuse, l’arbre et le miroir. Je n’y suis pas. La déception amoureuse, l’arbre et le miroir. J’y suis. Mais ne n’y resterai pas. Le rêve gris or argent ? Il faut avoir le génie de ne pas en faire un cauchemar. Les sujets sont là, s’imposent à nous, mais il faut pouvoir en jouer et non pas en être la proie. Les fêtes de Genève approchent et je ne respecterai pas mon plan. Celui de partir, oui, et dès lors de ne pas assister aux fameux feux du samedi soir. Je n’ai pas su être l’artificier de mon propre texte par indigence et par crainte de trahir le réel, ce qui est incompatible avec le métier d’artificier. Je n’aurai rien écrit d’autre que mon texte auto-censuré et dois donc me résoudre à passer à l’aveu, avec un minimum de poésie, en rendant compte de mon incurie. L’auteur, écrivain-artificier, qui sera parvenu à mettre en texte une belle histoire à partir de cette image du miroir et de l’arbre, ce n’est pas moi. Je serai le lecteur des autres histoires et le rédacteur du présent rapport d’indigence.

J’oserai à peine me présenter devant un miroir sachant que je n’ai pas su me faire l’auteur d’une histoire dont il aurait été l’acteur. Mais le miroir ne doit pas seulement miroiter, il doit comprendre aussi que, tout au cours d’une vie, son rôle dans l’imaginaire des gens est d’une insigne délicatesse en leurs fors intérieurs. Et s’il ne le comprend pas, ce qui est naturel, vu sa qualité d’objet, je le comprendrai pour lui, en ma qualité d’être pensant et écrivant, en l’occurrence fort difficilement.

Cette confrontation au miroir dont on ne peut pas parler sans parler beaucoup de soi, ni sans tourments, aura constitué un défi au-delà de mes capacités. Tenter laborieusement et sans succès de faire d’une image une histoire peut toutefois être relaté dans une chronique qui deviendra à son tour une histoire. C’est ce que je fais ici et je ne m’auto-censurerai pas sur ce texte-ci. Non, je ne le ferai pas car je suis moins mal à l’aise, et je ne le suis à la vérité pas du tout, à l’idée de me rapprocher, avec l’aide des mots, de cette réalité personnelle et saisonnière : celle de l’été lors duquel j’ai vainement tenté d’écrire une nouvelle sur la base d’une image qui m’aura questionné. La confrontation à toutes les réalités, miroitantes ou miroitées, est une activité moins conseillée que l’écriture, quels que soient l’âge ou le lieu ; et c’est peut-être au regard (reflété) de mon incapacité de distinguer, en silence ou par les mots, ces deux activités mentales que j’ai échoué dans mon premier texte.

Impossible au demeurant de dire si je me remettrai à l’hypnose. La vie le dira. Mais si je devais être amené à le faire, je choisirais l’arbre à nouveau et j’enlèverais le miroir qui est fascinant, reflétant, intimidant, cruel ou faussaire – d’où probablement mes difficultés -, alors que l’arbre est un autre interlocuteur qui propose un échange dans le complet silence. Un silence visuel, c’est-à-dire un silence qui ne serait pas noir, et un silence matériel, qui ne peut être perçu qu’au toucher.

Les fêtes de Genève, c’est dans deux jours. Quelques jours vers les forêts m’attendent, loin de la rade. Ma nouvelle est ainsi rédigée. Ce n’est pas de la fiction et je ne peux assurer qu’elle reflète strictement la vérité. Qui le fera ? Je conte ce qui m’est arrivé n’y arrivant pas. J’accepte ce texte. Je le rends, le propose. Il est ce que j’ai pu faire. Inventif ou descriptif, de l’auteur, de son actuelle réalité, le texte est le miroir brisé par la remarquable absence de perfection de l’existence et la tenace vérité du temps qui ne feint pas de s’écouler.

Parti en villégiature, j’ajoute ces quelques mots de conclusion pour surmonter toute sensation de brisure à l’ombre que me propose un jeune arbre qui ne paraît pas en difficulté. C’est appréciable.

Genève, les 5 et 7 août 2015

L’été a passé. Il n’est pas passé me dire bonjour. Il a bien passé, à sa manière, à sa façon, furtives l’une et l’autre malgré l’épaisseur de la chaleur. C’est réglé grammaticalement, ça l’est moins essentiellement. J’ai pris de la distance avec le miroir. La leçon est acquise. L’approcher avec des intentions littéraires est quelque chose de très délicat. Pour l’arbre, c’est différent. Les rendez-vous sont pris, la nudité ne sied à l’arbre que dans les froides saisons. C’est lorsqu’il se pare des habits que lui confectionnent sa sève, sa nature et le soleil, qu’il nous parle avec cette opposition de fierté et d’humilité qui nous font vouloir le toucher en silence.

Et l’arbre qu’il m’était difficile de regarder dans le miroir était un symbole d’éclatement de soi. Les éclats d’un miroir non brisé mais d’une image qui le devient. Un éclatement de la personne, dans le temps et dans tous les petits espaces-temps qui font qu’une vie est une vie et qu’elle fuit. La complexité de l’image qui m’a fait reculer est bien celle-là: la fuite éclatante de la vie et l’incertitude des reflets à venir. Certaines interrogations sont plus causantes que d’autres, une causerie intérieure, avec autant de prolixité que de silence et toujours quelques hésitations. Les mots ne surmontent pas tout et ne permettent pas de tout surmonter, mais ils nous permettent de mieux répondre que ne le fait le silence aux images qui interrogent aussi fortement et profondément l’éclatement de soi dans oubliettes du temps.

Je retournerai vers les jeunes en difficulté, mais aussi à l’ombre de mon jeune arbre apaisant. Vers les uns et vers les autres, expérience faite de l’embarrassante richesse d’un soi inconnu et anonymement reflété.

Genève le 29 août 2015

Commentaires (1)

Mouche
21.11.2015

Je t'ai trouvé formidable dans ce Rapport d'indigence... le français en est exquis, l'exposition de ton histoire (censurée) nous donne envie de la lire. Je planche ce soir sur un thème tout aussi con, et j'écris moi aussi (pour l'instant) un rapport d'indigence - ou d'incurie. Bref. Bravo.

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