Créé le: 09.09.2021
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Quand la Garonne sort de son lit

Contes, Nouvelle

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© 2021-2024 Thierry Villon

08:00 Arrivée

1

Defoé, lui-même inspiré par un fait divers, paru en feuilleton dans le journal puis de Tournier, suivi par beaucoup d'autres, tous ont mis leurs pattes dans l'histoire du marin abandonné sur son île. Ce concours suggérait de le rapprocher un peu de nous.
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Matilda s’énerve contre son mari et crie dans l’habitacle de la vieille 2CV : “Mais enfin, Robin, on ne voit bientôt plus la route, tellement il y a d’eau, on ferait mieux de ne pas insister.
-Arrête, tu me déconcentres, on va finir dans le fossé, répond son mari, en continuant d’avancer sur la petite route de campagne détrempée.
Au petit matin, la radio avait averti que la Garonne débordait et inondait toute la région. Mais Robin a insisté pour aller chez un client, assez proche de leur domicile. Leurs ennuis ont commencé, dès qu’ils ont quitté la départementale. L’inondation les a obligés à changer plusieurs fois leur itinéraire.
Et quand c’est un arbre tombé qui leur barre le route, Matilda ricane :
“Tu es content, cette fois-ci, on n’ira pas plus loin, n’est-ce pas ?
– Papa, papa, on va s’en sortir, pas vrai ? s’inquiète à l’arrière Zoé, huit ans.
– Bien sûr que oui, je dis toujours qu’il y a une solution à tous les problèmes et qu’on n’a qu’à compter sur soi pour s’en sortir, la rassure Robin.
– Autrement, si on n’y arrive pas, il y a les anges… tente Zoé.
– Suffit comme ça, ce n’est pas le moment, les coupe Matilda, irritée et de plus en plus inquiète. Robin s’efforce de calmer le jeu :
– Voila ce qu’on va faire : vous voyez le gros bâtiment avec des tours, là-bas sur la gauche. C’est le château de mon client. Je vais y aller à pied. Matilda, tu crois que tu arriveras à retourner à Marmande ?
– Oui, ça devrait aller, et toi ?
– Je m’arrangerai pour rentrer, dit-il en prenant sa valise de travail.”
Le château semble flotter, tant ses fossés débordent. Robin parvient complètement trempé devant l’entrée, actionne la cloche, mais n’obtient aucune réponse. Il maugrée : “Zut, il ne manquait plus que ça. Jamais, depuis que je viens ici, le propriétaire n’a été absent.” Il sonne encore, puis entre carrément et appelle : “ Y’a quelqu’un, je suis Robin, je viens pour l’accordage”

08:30 Étonnante rencontre

2

Provenant du salon, un air de violoncelle, que Robin reconnaît, le surprend dès l’entrée. Il se débarrasse de son manteau. Dans le reflet d’un miroir, il aperçoit celle qui joue avec passion, la tête renversée en arrière, des cheveux blonds s’échappant de son foulard. Elle doit sentir le regard de Robin sur elle, car elle s’interrompt brusquement et demande sur la défensive :
“Mais qui êtes-vous ? Je ne vous ai pas entendu entrer, que venez-vous faire ici ?”
Robin lui désigne le grand piano à queue :
“Je viens régulièrement l’accorder, selon mon contrat avec le maître Cordato Ceppi. Est-il dans la maison ?
– Non, ils sont partis tôt ce matin, lui et Jordan le chauffeur.
– Ah! Je crains qu’ils peinent à revenir par ici, le niveau de l’eau n’arrête pas de monter.
– Bon je vous laisse travailler, conclut-elle, en haussant les épaules.”
Durant les heures suivantes, le grand salon ne résonne plus que des notes du piano. Robin lui donne la sonorité que son client exige. Il ignore où est passée la violoncelliste, s’il pourra repartir, et surtout comment rassurer les siens. La musicienne réapparaît un peu plus tard avec un plateau chargé de fruits secs et de sandwiches. Elle pose le tout sur la grande table, en disant :
“J’espère que cela vous conviendra.”
Puis elle s’assied devant le piano, en joue quelques notes et siffle entre ses dents :
“Cordato va être enchanté, beau travail, vous êtes vraiment très doué, monsieur…?
– Merci, je m’appelle Robin.
– Moi, c’est Freya et on se tutoie entre musiciens, sourit-elle.
– D’accord. Pour être franc, quand je t’ai vue jouer tout à l’heure, j’ai cru voir un ange.
– Peut-être que j’en suis un, après tout, rigole Freya.
– Cette sorte de lumière autour de toi, c’est là tout le temps ?
– Oui, oui, ne t’inquiète pas, ce n’est rien.
– Mais qu’est-ce que tu fais toute seule ici ?
– Je suis une muse, répond-elle avec sérieux.
– La muse de qui ?
– De Cordato, et voilà, rien d’autre à dire.
– Et pourquoi ne t’a-t-il pas emmené avec lui, ce matin ?
– J’avais besoin de travailler ce morceau d’Offenbach.
– Redoutable partition, ces larmes de Jacqueline. C’est pour un concert ?
– Oui, avec Cordato, dans deux mois, à Toulouse.
– Donc, tu es muse et violoncelliste.
– Exact.

11:00 Dans la salle des cartes

3

Pendant que Freya débarrasse le plateau, Robin réfléchit en faisant les cent pas. Il est dans la salle des cartes, la pièce qu’il préfère dans la demeure. Il y discute souvent avec son client. Les rayons de la bibliothèque qui débordent de livres à couverture de cuir le font rêver à des découvertes d’îles inconnues. Et il reste toujours béat devant la maquette 1/85 du fameux voilier Cinque Ports, sur lequel aurait navigué Robinson Crusoé. Navigation, eau, un déclic se fait soudain dans son cerveau : il lui faudrait une embarcation pour quitter l’endroit…
Freya le tire de sa réflexion et lui fait remarquer son air soucieux. Robin lui apprend que son épouse est repartie avec leur fille en voiture, après l’avoir déposé à quelques centaines de mètres de là et qu’il se demande si tout s’est bien passé.
– Ah! Et t’inquiéter va arranger la situation ? tente mollement Freya.
Robin renonce à rétorquer vertement, quand il la voit tellement pâle, qu’elle en est presque transparente. Il demande : “Tu n’as pas l’air bien, toi, qu’est-ce qui t’arrive ?
Après hésitation, elle répond : “C’est parce que je manque d’eau de rose.”
Devant l’air incrédule de Robin, elle explique : “ Tu as bien entendu, l’eau de rose est la seule chose qui me permet de rester visible aux humains. Alors vite, trouve-m’en, sinon Freya disparue. Pfft!”
Un peu sceptique, Robin fouille les placards de la cuisine. Du coin de l’oeil, il surveille la musicienne. Elle a tendance à disparaître dans une sorte de flou et finit par n’être plus qu’un vague halo. Il se penche pour lire l’étiquette d’une bouteille de verre bleu qui, soudain portée par une main invisible, quitte d’elle-même l’étagère. Il entend un glouglou significatif et, comme si elle avait été repeinte d’un coup, Freya se tient face à lui, tout sourire et lance :
“Si tu voyais ta tête…je sais, ce n’est pas très ordinaire…mais, s’il-te-plaît ferme la bouche, tu ressembles à un poisson !
– Whouahou! répète Robin en boucle.
– Voilà, tout est réglé, je garde la bouteille, dit Freya en lui tapotant l’épaule.”

12:00 Découverte

4

De retour au salon, ils constatent que l’eau a encore gagné du terrain et ne tardera pas à franchir le seuil de la demeure, après avoir monté les marches de pierre. Robin se tourne vers Freya :
“Écoute, je veux filer d’ici. Tu ne saurais pas où je pourrais trouver quelque chose qui flotte ?
– Je te le dis à une condition, rétorque Freya.
– Quelle condition ?
– Tu m’emmènes avec toi, je ne veux pas rester seule ici.
– D’accord, à quoi penses-tu ?
– Dans la remise derrière, j’ai vu un canot, est-ce que cela irait ?
– On y va, je te suis.”
Freya ouvre la marche, la bouteille bleue à la main et Robin marche derrière, sa valise contre sa hanche. D’une porte à l’arrière du château, elle lui montre un canot de bois retenu par des cordes contre le mur en pierres brutes d’une remise. Robin y pénètre en marchant dans une dizaine de centimètres d’eau sale. Il peste à haute voix, parce que le canot semble lourd et qu’il va falloir le décrocher du mur. Freya lui demande s’il connaît les noeuds.
“Quelques-uns, j’essaie de me souvenir.
– Fais vite, alors.”
Après un quart-d’heure à patauger et à s’échiner, ils réussissent à poser le canot sur l’eau glaciale. Freya se hisse à bord en premier, tandis que Robin empêche l’embarcation d’être emportée par le courant. Quand enfin il parvient à monter, le canot tangue et manque se retourner. Le courant le fait tourner sur place, avant que Robin ne parvienne à le lancer hors de la remise, en s’arqueboutant sur les rames de toutes ses forces. Les remous font tourbillonner la petite embarcation qui résiste. Freya se cramponne. Totalement concentré, Robin met toute son expérience du canoë dans la balance. Il parvient de justesse à éviter toute collision avec les débris nombreux que charrie le courant. A bonne distance du château, ils finissent par se retrouver dans le lit normal de la rivière. Les deux passagers peuvent se détendre. Robin annonce :
– “Jusque là, c’est allé. Maintenant , il va falloir jouer serré et compter sur la chance… ou sur les anges, comme dirait ma chère fille Zoé.”
Freya approuve de la tête avec conviction, geste que Robin ne voit pas, les yeux rivés sur la plaine inondée, à perte de vue.

13:00 Mauvaise rencontre

5

Ils naviguent ainsi durant une bonne heure. Robin commence à sentir des crampes gagner ses bras. Il songe à trouver un endroit pour s’arrêter, quand tout à coup son coeur s’accélère : sa 2CV gît, renversée contre un mur de soutènement. Robin croit défaillir et hurle les noms de sa femme et de sa fille. Aucune réponse ne lui parvient. Il lutte de toutes ses forces et fait s’échouer le canot tout contre le véhicule. Il est vide. Freya voit Robin pâlir de frayeur. Au même instant, deux policiers en uniforme surgissent de nulle part et bloquent le canot d’un geste autoritaire. Robin demande s’ils ont vu quelqu’un sortir du véhicule. Le plus costaud répond, mi-sérieux, mi-goguenard :
– Pourquoi ? on aurait dû ?
– Mais enfin, c’est ma femme et ma fille qui étaient dans cette voiture.
– Tu les as vues, toi ? demande-t-il à son coéquipier.
– Naon, pas vu, répond le maigrichon et, devenant agressif: et puis qu’est-ce qui nous prouve que c’est bien votre voiture, hein ?”
Robin sent confusément que les choses prennent un tour bizarre. Il a de sérieux doutes sur les deux types et se souvient qu’à d’autres occasions, de faux policiers ont sévi, profitant de la situation pour arnaquer les survivants. Il reprend ses rames et fait mine de repartir. Le plus gros s’interpose, brandissant un revolver qui semble tout droit sorti d’un stock de la guerre 14-18. Robin donne un violent coup de rame en plein sur l’arme qui tombe à l’eau. Le gros flic bondit pour la récupérer, pendant que le canot lui file sous le nez. Robin leur crie :
“Vous entendrez très bientôt parler de la vraie police, messieurs.
– Si on vous retrouve, toi le métis, tu es mort et la gigasse blonde, on s’en occupera aussi, pas vrai, Lucien ?”
La réponse se perd dans le bruit des flots. Le canot file à toute allure vers l’autre rive. Freya se veut rassurante :
“Tu vas retrouver ta femme et ta fille, ne t’inquiète pas, je suis sure qu’elles sont à l’abri quelque part. Peut-être chez vous, tout simplement.”

Retrouvailles

6

Tard dans la soirée, Robin se cale dans son fauteuil. Assise en face de lui, son épouse presse un peu leur fille de terminer son récit.
“Tu te rends compte, papa, la 2CV s’est renversée et a fini toute cassée contre un mur. Après, maman m’a prise sur ses épaules et l’eau nous a emportées toutes les deux. J’ai eu la peur de ma vie. Heureusement, on a été aidées.”
Matilda lance un léger coup d’oeil à son mari, semblant dire : “Alors, ta belle théorie selon laquelle on devrait toujours se débrouiller tout seul dans la vie, est en train de voler en éclats.”
“Vous suivez toujours, les parents ? interroge Zoé qui enchaîne sans attendre la réponse : Donc, je m’accrochais aussi fort que je pouvais au cou de maman, elle est super forte, elle a évité tous les troncs d’arbres qui flottaient. Tout à coup, on a été englouties sous l’eau sans pouvoir remonter pendant longtemps. Je pleurais très fort, mais je n’ai pas ouvert la bouche. Après, je n’ai plus trop compris, j’ai senti comme une main hyperpuissante qui nous tirait et nous faisait voler au-dessus de l’eau.”
Devant notre étonnement, elle hésite un peu, avant de lever sa petite main pour conclure : “Et là, juré que c’est vrai, une belle femme aux cheveux blonds, avec plein de lumière autour d’elle, nous soutenait pour pas qu’on coule. Mais dès qu’on a été tout près de la barque des sauveteurs, je ne l’ai plus vue, disparue, pfft !”
Matilda serre sa fille dans ses bras et la félicite.
Et dès ce jour, Robin crut Zoé, quand elle lui parlait des anges.

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