Créé le: 05.08.2024
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Poussière (Monologue des Orcades)
Chapitre 1
1
Un jour, le pire.
Une île.
Une femme.
L'essentiel, invisible.
Et si c'était un rêve?
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POUSSIÈRE
Monologue des Orcades
Tout va dans un même lieu ; tout a été fait de la poussière, et tout retourne à la poussière. Ecclésiaste 3 : 20
On va rester ici.
Pour un temps.
Toi et moi.
Jusqu’à ce qu’on oublie de compter les jours.
Que le temps qui passe nous oublie.
Il dit en me donnant la clé, c’est la maison rose parce que les murs sont roses. Il faudra payer l’eau et l’électricité et le chauffage qui est aussi électrique parce que sur l’île il n’y a pas de gaz, juste l’électricité.
Je voudrais qu’il parte maintenant que j’ai les clés, qu’il nous laisse tranquille. Je veux entendre le silence. C’est ce que je viens chercher, le silence, pour écouter ta voix dans ma tête.
Me mettre en repos des bruits du monde.
Être là avec toi.
– Vous devrez partir dans six mois. Le gardien de la réserve viendra compter les oiseaux migrateurs, il restera jusqu’à la fin de l’été, vous pourrez revenir après.
Six mois c’est loin.
J’irai marcher, on se parlera, j’essaierai d’écrire, trouver les mots qui ordonneront le chaos dans ma tête.
Et puis te laisser partir.
S’il le faut, je traverserai l’automne, le début de l’hiver, Noël et Nouvel An que je n’ai jamais aimé, sauf quand tu étais toute petite, que tes yeux brillaient si fort.
Ici avec toi ce sera bien.
Qui veut passer les fêtes au bout du monde dans le froid et le vent ?
– Il faudra faire attention à partir du bout de la route, la réserve commence avec les oiseaux qui nichent dans la lande, vous devez rester sur le sentier du littoral.
Je veux qu’il parte, besoin qu’il me laisse avant que ma tête éclate, que ma vue se brouille, ou me donne à voir cette myriade de mosaïques partout autour de moi.
Marcher dans la lande.
Toi et moi.
Je te porte sur mes épaules.
Je porte ma grande fille sur mes épaules.
Dans un vase.
Tu es lourde.
Pas toi.
Le vase qui te contient.
Pas un seul arbre.
Le sol dégorge une eau noire.
Couleur tourbe.
Après quelques mètres, chaussures imbibées, pieds trempés.
Chaque pas comme une ventouse.
Ça y est, tu la vois, la mer.
Celle du Nord.
Nuances de gris pour une palette de peintre.
Personne sur la plage.
Juste un point noir, tête de phoque.
Le vent siffle.
Les mouettes crient.
Si fort.
Toute la nuit
J’écoute le vent hurler,
Les volets claquer.
À l’aube, on se met en marche.
Faire le tour de l’île.
Par l’est, côté soleil.
À peine cent mètres après la route,
Pieds déjà trempés.
Continuer de marcher jusqu’à ce que la température de mon corps réchauffe l’eau à l’intérieur de mes chaussures.
Plus tard trouver des bottes.
Au loin, une forme couleur blanc sale, pas gris.
Tu vois comme moi ?
Un mouton.
À l’écart.
Il ne bouge pas.
Couché, la tête droite.
Loin des autres.
Pas un mouvement.
Tu crois qu’il est en vie ?
On le dérange peut-être.
Bonjour l’ami.
Tu sembles si vieux,
Au seuil de la mort,
Corps décharné.
Tu es venu jusque-là, c’est dans la nature des choses, tu es fort, tu es grave, tu es digne, tu lâches, on te regarde mourir, on ne se sent pas de trop.
Il nous dit des choses, comme une vibration d’âme à âme qui appartiennent à un grand Tout.
parle, hurle, réponds, dis, sussure, questionne, ajoute, réplique, conteste, raconte, évoque, remémore, chuchote, rappelle, argumente, crie, revendique, répète, invoque, prie, insiste, interpelle, redis, encore
Une heure plus tard, au même endroit.
Corps orienté à l’opposé.
Toujours immobile.
Comme si quelqu’un l’avait soulevé pour lui permettre un autre point de vue.
Laisse faire, même ici on meurt seul, paquet d’os et de chair qui retournera à la terre ou à la mer, parce que d’où tu es, en bord de plage, il suffira d’une tempête pour t’emporter et te dissoudre.
Je n’ai rien à lui dire de la vie et de la mort, c’est moi qui dois apprendre de lui.
Apprendre de toi
L’au-delà de toi.
Est-ce qu’un jour je saurai me mettre dans un coin, attendre la fin du souffle, laisser filer le dernier expir quand c’est l’heure.
Est-ce qu’on peut faire l’économie de l’angoisse.
Ne me dis rien.
Je ne veux pas savoir.
Pas maintenant.
Pas prête.
Je t’ai vue morte, teint jaune, visage reposé.
Vingt ans à peine.
Je ne comprends pas.
Comment tu as pu tomber.
Ta tête qui cogne.
– Elle a dû s’allonger après la chute et s’endormir, traumatisme crânien, a dit le légiste.
Est-ce qu’on pourra me dire comment pourquoi comment pourquoi comment pourquoi.
Quand on m’a rendu toi, t’a rendu à moi, toi, là,
Je ne t’ai pas reconnue.
Je n’avais pas pensé à refuser le maquillage.
J’avais donné ta robe de dentelle noire.
J’ai déposé sur le linceul le tissu bariolé qui recouvrait ton lit.
Quelques heures encore seule avec toi.
Et puis la fermeture.
Après l’enterrement où je n’ai vu personne, je suis partie.
Je t’ai emportée, dans une boîte.
Un vase.
Ils disent une urne.
Tu aurais dit quoi.
Vase urne boîte
Urne boîte vase
Boîte urne vase.
Tombeau.
Je suis venue ici pour la solitude avec toi.
Écouter le temps présent, regretter le temps d’avant, jongler entre les deux, habiter un espace-temps quantique qui contiendrait l’intégralité de notre histoire passée, présente et future, chaque événement ayant sa place déterminée. J’ai lu des articles là-dessus auxquels je n’ai rien compris, sauf cette idée d’intégration des trois temps et ça me va.
Je ne veux pas parler de toi.
Arpenter l’île, par le nord ou par le sud ou par l’est ou par l’ouest et recommencer en changeant de sens.
Et parler avec toi.
À chaque sortie de la maison rose, les points cardinaux nous regardent.
À l’intersection des quatre routes, je guette un signe qui m’indiquera le chemin du jour, un passage de mouette, un bêlement au loin, ou même une voiture qui remonte du port ou de l’aéroport, oui, il y a un aéroport dans un champ et des avions tous les jours et par tous les temps ou presque.
À l’extrême nord, la côte devient falaise, c’est là que les oiseaux nichent avant leur migration.
Des panneaux préviennent de rester sur le sentier du littoral.
Je marche et tu chantonnes,
Invisible, cœur lourd, chanson légère.
Ta voix résonne dans ma tête.
À la sortie de la villa, juste après l’orage / Tu as trébuché, j’ai démarré, on a pris le large / Quitter les rivages, quitter les indélicatesses /
Des oiseaux nous survolent, un puis deux.
Un couple sans doute.
Ils tournoient.
Larges cercles au-dessus de ma tête.
L’âme légère et sans personne pour nous tenir en laisse /
Coup sec à l’arrière du crâne.
Connard d’oiseau qui m’attaque par derrière.
Je cours comme une folle en rebroussant chemin.
Je brandis mon sac à dos au-dessus de ma tête et je ne le lâche plus jusqu’à sortir de la réserve du nord de l’île.
Toi dans mon sac.
Qui me protèges de ce connard d’oiseau.
– Faut pas se promener là-bas sans un bâton, me dit l’homme des clés de la maison rose. Personne ne se balade par là en automne ou en hiver. Le moindre dérangement, ils n’aiment pas, ils vous chassent.
C’est le cœur / C’est le cœur / C’est le cœur / du mystère / La beauté de l’amour/
Ce matin, toi et moi, on va rencontrer les morts de l’île.
L’église.
Perchée sur un monticule.
Pierres grises, cimetière en son flanc, vue sur la mer.
Je suis venue ici pour te laisser partir.
Dans les allées, j’erre d’une tombe à l’autre, au hasard des noms.
En quelques épitaphes, c’est la vie de l’île qui se raconte.
Peu de vieux.
Beaucoup de disparus en mer.
Plusieurs enfants.
Comment naître ici sans qu’il y ait des pertes.
Je cherche le dernier mort de l’île, sans le trouver.
Ailleurs, on se fie aux fleurs récemment coupées.
Ici, le vent est si fort que rien ne se dépose.
Je ne peux pas lire
Je ne peux pas parler
Je t’ai dans la tête.
Chuchoter, sussurer, confier, avouer, partager, murmurer, souffler
Et le visage de toi enfant me revient alors que tes cendres ne sont dans aucun lieu, j’ai voulu te garder, te prendre avec moi et peut-être, je ne sais plus, j’y ai pensé c’est vrai, te disperser ici dans la mer grise avec les mouettes et les phoques.
Disperser vider donner offrir rendre déposer semer déverser répandre saupoudrer
Je n’ai plus rien à vider ici, mes larmes ne coulent plus. Ou alors le vent les sèche au fur et à mesure et je ne m’en rends même pas compte.
Devant la porte de la maison rose, une mouette.
Ventre ouvert.
Intestins qui débordent.
J’ai toujours détesté les oiseaux morts.
Une nuit, tu te souviens, tu as hurlé dans la maison, je me suis précipitée dans ta chambre. Ton chat avait déposé une mésange morte sur l’oreiller à côté de ta tête.
Comment la prendre sans la toucher ? Fou rire. Je suis allée chercher la pelle et la balayette pour porter l’oiseau dans le jardin. Toi, en chemise de nuit, tenant une lampe de poche et invoquant le Dieu des animaux pendant que je creusais un trou.
Pour la mouette, pas d’enterrement.
Jetée dans la poubelle.
Envie de vomir.
Ici, tu es l’invisible.
Moi, je suis l’étrangère.
Je suis là pour passer mon temps avec toi et ce matin me baigner parce que j’ai besoin de me sentir saisie par le froid, souffle coupé, ne pas réfléchir, rester dans l’eau, ne pas céder à la pulsion de survie qui me ferait revenir à toute vitesse vers la plage, m’enrouler dans ma serviette, me frotter le corps jusqu’à ce qu’il devienne rouge, enfiler ma polaire et mon collant, rajuster mon sac à dos sur mes épaules, boire lentement du thé au citron brûlant en sentant le poids de toi dans mon dos, toi collée à moi.
Dans l’eau froide, je résiste, je dompte la panique, mes bras glacés accélèrent le rythme, fendent l’eau de plus en plus fort, comme s’ils voulaient couper les vagues.
Je respire fort, seule dans le froid de l’eau,
Et le silence en moi,
Mon regard sur toi dans mon sac sur la plage,
Moi dans l’eau,
La mer presque comme une caresse.
J’ai oublié ton odeur.
Je me demande comment tu aurais avancé, mûri, vieilli, quelles rides sur ton visage, quelle femme tu serais devenue.
Ton visage repart dans un coin de ma tête.
Je l’enferme dans un tiroir que j’ouvrirai peut-être dans quelques années.
Un jour je pourrai parler de toi.
Je retrouverai l’envie de me souvenir
Je saurai accepter l’inéluctable.
Je pourrai raconter ton chemin de vie bref mais joyeux.
Pas si bref au regard du grand Tout dans lequel on finit par disparaître.
Et j’attendrai mon tour en espérant te retrouver quelque part.
Cette nuit j’ai rêvé de toi.
De loin en loin, silhouette frêle sur un chemin.
Inaccessible.
Tu t’approches, cheveux en bataille et du sang dans la bouche.
Tu me fais un signe de la main, index levé vers le ciel, bras tendu au-dessus de la tête.
La terre est sèche, mélange de poussière et de cailloux.
Je te rejoins, mais plus j’avance, plus tu t’éloignes.
Tu marches vers la mer, tu défais le pagne noué à l’arrière du cou et entres lentement dans l’eau.
Le tissu flotte dans le clapotis des vagues qui lèchent le sable.
Ton corps nu s’enfonce dans la mer.
Tu ne te retournes pas.
Je ne vois plus que tes longs cheveux flottant pendant quelques secondes encore.
On est restées ensemble encore quelques jours.
Sans sortir.
Jusqu’au moment où.
Un éclair de soleil le matin.
Changement dans l’air.
Un je ne sais quoi.
Tu as pesé plus lourd.
Je ne t’ai plus parlé.
Comme si tu avais cessé d’être là.
Dans mon dos.
Caresser souffler glisser respirer sentir humer toucher effleurer regarder s’émerveiller retenir encore laisser aller encore laisser partir sentir encore humer toujours garder regarder encore laisser glisser s’en aller s’en aller s’en aller s’en aller
Pas de phoque ce matin
C’est mieux
Seules
Toi et moi
Rien à dire
Silence des mots
Contre le bruit du vent et de la mer et des mouettes toujours là partout au -dessus de nous
A deux mains
Qui tremblent
Je t’agrippe encore
De longues minutes
Toi dans le vase
Posée sur le sable entre mes cuisses
Image flash de ta naissance
Toi qui sors de mon ventre
Je retiens le temps pour te garder encore contre moi
Ne plus te parler
Accomplir les gestes décidés
Je me lève avec toi dans mes bras
Je te porte en offrande vers le ciel et les mouettes
J’entre dans la mer
Toi à bout de bras
Mes doigts dans les cendres de toi portées à ma bouche
L’eau si froide
Lentement je te verse dans la mer
Poussière grise qui s’envole
Nuée qui retombe
Dans l’eau
Bleue ce jour-là
Pas grise
Pas noire
Bleue
Intense
Toi
Devenue eau.
À présent il faut partir.
Quelque part.
Là d’où je viens ou ailleurs.
Tu me tiens.
Ton absence déborde.
Une force invisible m’engourdit.
Il pleut sans discontinuer depuis quelques jours,
Depuis le jour où toi,
Dans la mer,
Détachée de moi.
Je fais mes bagages.
Acharnement sur la fermeture éclair de mon sac.
Ça ne veut pas.
Je m’assois dessus.
Je me défais de quelques livres.
Sac fermé.
Je suis prête.
Ferry prévu en fin de journée.
J’abandonne mon refuge à regret.
– Je ne supporterai pas l’hiver ici.
– Le bruit des rafales de vent peut rendre fou.
L’homme aux clés de la maison rose égrène quelques noms, ceux qui ne se sont jamais habitués.
– Je préfère partir, même si c’est beau chez vous. Je sais que je n’y trouverai pas ma place, mais je reviendrai, c’est sûr, souvent, et peut-être définitivement quand je serai vieille et désœuvrée.
Mourir ici à l’écart comme les moutons.
On ne m’enterrera pas.
On ne gravera pas mon nom sur ma tombe.
On dispersera mes cendres dans l’eau un jour de soleil.
Dans une heure le bateau accostera.
À l’écart de l’embarcadère, petite plage de galets à l’abri des regards.
Je me déshabille.
En slip, j’entre dans l’eau froide, je me laisse glisser entre deux vagues, pour la première fois je ferme les yeux, en quelques mouvements rapides je descends vers le fond, quelques secondes, je touche des pieds le sable, j’ouvre les yeux, dans l’eau tout est sombre, dans ma tête je compte jusqu’à dix le plus lentement possible avant de me laisser remonter à la surface, en quelques brasses je retourne vers le rivage, je me précipite en grelottant vers mes habits que j’enfile maladroitement, corps poisseux pris dans le vent qui me sèche.
Je ris en regardant le vert foncé de tes yeux dans l’eau.
Toi et moi ensemble.
Commentaires (3)
Gustave Brand
06.08.2024
Magnifique texte. J'ai été profondément ému. Merci.
J. L. Martin
06.08.2024
J'ai été envoûté par votre texte. Merci.
Béatrice Anselmo (pseudo: beatrice.a)
06.08.2024
Oh ! Merci beaucoup pour votre message !
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