Histoire éternelle… De deux inconnus Qu'un geste imprévu Rapproche en secret Et soudain se pose Sur leurs cœurs en fête Un papillon rose Un rien pas grand-chose Une fleur offerte (…) C'est étrange de voir Comme parfois on change Sans même y penser… (extrait de "La Belle et la Bête")
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Depuis plus de 10 ans tous les matins il se rendait sur son lieu de travail accompagné de son chauffeur. Dès que Jean exerçait une légère pression sur son avant-bras Mathias levait le pied pour attaquer les sept marches qui l’amenaient dans le couloir conduisant à son bureau. En s’y rendant il répondait sobrement au salut de l’un ou l’autre des employés croisés. Et ce matin une main venait d’effleurer discrètement son épaule, celle de Rose. Il l’avait reconnue avant même qu’elle ait fait le geste, son parfum subtil de rose musquée l’avait trahie. Il huma avec volupté cette bouffée fleurie et sourit intérieurement, heureux de constater que Rose réintégrait son service après plusieurs jours d’absence.

Il déposa sa canne dans un coin dédié de son bureau et retrouva sous ses doigts le sous-main légèrement granuleux qu’il caressa, rituel quotidien, avant de s’asseoir. Tiens, il avait sans doute un peu de retard, l’arôme du café emplissait déjà la pièce. Delphine devait être agacée, comme chaque fois que tout n’était pas dans l’ordre exact où elle le voulait, il le devinait à sa manière de déplacer l’air ambiant. Elle avait beau évoluer très silencieusement, Mathias la connaissait par cœur et lorsqu’à son passage l’air semblait courant d’air c’était mauvais signe!

Néanmoins il savoura une première gorgée de café avant de saluer sa secrétaire.

–        Bonjour Delphine.

–        Bonjour Monsieur.

Le ton était sec. Contrairement à son habitude Delphine semblait incapable de gérer son impatience.

–        Tout va bien?

–        J’aimerais pouvoir vous dire oui, Monsieur, mais non, tout de va pas bien. Vous êtes en retard.

Il s’étonna, en temps normal jamais elle ne se permettait une telle remarque.

–        Que se passe-t-il, Delphine? Quelque chose vous contrarie?

–        Monsieur, vous êtes attendu à la direction. Le grand PDG est venu spécialement pour vous voir et vous êtes en retard.

Mathias fronça les sourcils. Pour quelle raison le convoquait-on?

–        Donnez-moi ma canne et accompagnez-moi, je vous prie.

Delphine saisit nerveusement le bras de son supérieur et l’entraîna plus qu’elle ne le guida jusqu’à l’ascenseur. Arrivés au douzième étage elle le laissa devant le bureau du président, frappa un double petit coup sec à la porte et s’esquiva.

–        Je vous attends dans le salon visiteur. A tout de suite, Monsieur.

Un quart d’heure plus tard Mathias sortait de son entretien. Il avait l’air perdu. Le voyant, sa secrétaire bondit jusqu’à lui

–        Tout va bien Monsieur?

–        Je vous répondrai plus tard, Delphine, retournons à mon bureau. Vous réunirez mes affaires, s’il vous plaît.

–        Pour… pour quoi faire?

–        Pour mon déménagement.

Incrédule elle demanda où il déménageait.

–        Chez moi, Delphine. Vous avertirez Jean qu’il vienne me chercher.

–        Qu’est-ce que vous dites…?!?

–        Le PDG vient de me remercier. La nouvelle direction m’a fait savoir qu’il n’est pas envisageable, dans l’entreprise, d’avoir un cadre en situation de handicap.

Il entendit Delphine s’offusquer et s’emporter. Elle lui rappela qu’il était là depuis dix ans! Que tout fonctionnait à merveille avec lui, que c’était inadmissible et totalement injuste…

–        Vous pouvez aller le leur dire, Delphine. Moi, je m’en vais.

Il s’assit à son bureau, posa ses doigts à plat sur le buvard du sous-main et resta silencieux pendant que sa secrétaire réunissait ses affaires en soliloquant à mi-voix.

La rudesse du choc l’anéantissait. Jamais il n’aurait imaginé un jour être licencié. Pourtant il venait de l’être, sur le champ, et pour de très mauvaises raisons. Il se sentait vide, incapable de raisonner. La faille qui s’ouvrait subitement sur sa route l’empêchait d’avancer. Il pensa à Rose et aussitôt son parfum emplit ses narines. Etonnant! A la simple évocation de cette femme Mathias respirait mentalement sa fragrance. Il ne la rencontrerait plus… Cette pensée l’affola. Il se leva dans l’intention d’aller lui faire ses adieux. Ne plus la voir lui était insupportable. Il ne put s’empêcher de sourire à ce paradoxe: ne plus la voir. En contournant son bureau son cœur s’emballa, Rose était là. Les effluves de son parfum n’étaient pas une hallucination. C’était la première fois qu’elle pénétrait dans son bureau. Ce serait la seule…

–        Monsieur Mathias, dites-moi que j’ai mal compris, que c’est…

–        Rose…

Le ton qu’il mit en disant ce prénom révélait plus qu’il ne voulait laisser paraître.

–        Rose, il y a parfois des situations que l’on ne peut pas changer.

–        Mais ce n’est pas juste!

Elle s’était approchée et lui avait pris les mains ce qui fit instantanément accélérer le rythme cardiaque de Mathias. Elle perçut son trouble et le lâcha en bredouillant « Je… je suis confuse, excusez-moi ». Elle rougit violemment et se surprit à penser « heureusement qu’il ne me voit pas! » Honteuse, très vite elle chassa cette pensée. Elle ne trouva rien à ajouter et bafouilla

–        Dé… désolée, Monsieur Mathias. Au revoir… bon… vent!

Il sourit et d’un geste malhabile voulut la retenir. Elle était déjà sortie, seul son parfum flottait encore autour de lui…

 

***

 

Le lendemain, accompagné de son chauffeur, il pénétrait dans le hall de Pôle Emploi. Dans sa grande mansuétude le PDG avait autorisé qu’il le conduise une dernière fois; après, bien sûr, il devrait se débrouiller autrement.

Jean guida son chef de service jusqu’à un siège, tira un ticket et lui souffla le numéro inscrit pour qu’il puisse répondre lorsqu’on l’appellerait. Il ajouta quelques mots d’encouragement puis le remercia chaleureusement pour toutes ces années passées à ses côtés. En prenant congé Jean conseilla à Mathias de commander un taxi, l’entretien terminé, car il ne pourrait plus s’occuper de lui désormais.

Dans la salle d’attente Mathias patienta longtemps jusqu’à ce qu’il entende appeler son numéro. Quand ce fut son tour il se leva et resta immobile. Une voix répéta avec agacement « le 52! »

–        C’est moi.

–        Eh bien qu’est-ce que vous attendez? Que je vienne vous chercher?

Oui, c’est bien ce qu’il aurait voulu cependant personne ne vint.

–        Alors? C’est pour aujourd’hui ou pour demain?

Mathias se dirigea dans la direction de la voix et se retrouva, face à une paroi entre deux guichets.

–        Non mais qu’est-ce que vous faites? Vous êtes aveugle ou quoi?

–        Oui, je suis aveugle.

L’autre murmura entre ses dents « Manquait plus qu’ça! » Puis il lança « La chaise est à droite. » Mathias se déplaça sur sa droite.

–        À droite ! Vous ne différenciez par votre droite de votre gauche?

–        Ah… à votre droite.

–        Ben oui!

L’employé en remuant la tête marmonna « Ça va pas être simple pour lui trouver un poste à celui-là »

–        Bon alors, qu’est-ce que vous espérez être en mesure de faire?

Mathias présenta son dossier, résuma son curriculum vitae, énuméra ses compétences, nombreuses, et attendit. L’employé fit deux ou trois grimaces, autant pour vérifier que son interlocuteur était bien non-voyant que pour faire s’esclaffer ses collègues, soupira et émit quelques interjections.

–        Bon ben… ouais… ouais…! Tiens, peut-être ça, oui… oui!… Ah ben non!…  Alors, alors, alors… voyons voir… Ah, ah!… Ah ben là non plus… Il soupira et demanda: Et vous, vous vous voyez dans quel domaine, cela dit ?

Mathias se garda de répondre qu’il ne « se voyait pas », le type en face ne devait pas avoir le sens de l’humour. Il relata une nouvelle fois ses aptitudes.

–        Bon ben vous m’aidez pas beaucoup… Je vais voir ce que je peux trouver pour vous mais, vu que vous avez été licencié pour faute grave…

–        Pardon! J’ai été licencié pour un tout autre motif: mon handicap.

–        C’est bien ce que je dis!

L’espèce d’abruti qui lui répondait n’entendait rien. Mathias ironisa:

–        Il aurait mieux valu que je sois sourd ?

–        Effectivement, hurla l’autre.

Décidément rien ne sortirait de cet entretien. Mathias l’abrégea en se levant, prétextant un malaise. À l’affolement qui suivit, il devina aisément l’embarras du bonhomme qui bondit de derrière sa vitre pour retenir Mathias. Il ne tenait pas du tout à le voir s’effondrer, là, devant son guichet. Il cria à ses collègues « faut venir m’aider! » et emmena Mathias à l’écart.

–        Asseyez-vous et appelez pour qu’on vienne vous chercher rapidement.

Comme il ne répondait pas l’employé demanda en articulant exagérément:

–        Vous voulez un verre d’eau?

« Non un coup de rouge, imbécile! » pensa Mathias avant de dire

–        Oh oui ! volontiers un verre d’eau.

Il entendit l’employé s’éloigner aussi il lança très fort « Fraîche, l’eau! Bien fraîche! » Il jubilait intérieurement et savourait sa petite vengeance.

L’autre ajouta dans sa barbe « C’est ça! Tu veux pas que j’aille te chercher des chips pendant que tu y es? » et à voix haute:

–        Ne bougez pas! Je reviens tout de suite.

Qu’est-ce que tu crois? Que je vais m’enfuir en courant, sauter dans ma bagnole et démarrer en trombe pour épater la galerie? Quel crétin ce type! Il allait comprendre comment pouvait se comporter un homme qui est responsable d’une faute grave simplement parce qu’il est non-voyant.

De retour, l’employé lui tendit le verre d’eau. Mathias l’attrapa et le laissa volontairement échapper.

–        Oh! je suis désolé!

« Quel con! » murmura l’autre dans sa barbe.

–        Qu’est-ce que vous dites?

–        Rien! Bougez pas je vais chercher de quoi éponger.

Mathias fit mine de vouloir partir.

–        Oh! Je viens de vous dire de ne pas bouger! Vous risquez de glisser en marchant sur la flaque d’eau!

–        Ah? Il y a des fuites d’eau ici ?

–        Restez assis, merde! Ce disant il le força à se rasseoir. Vous risquez de tomber!

Mathias se releva aussitôt et haussa le ton:

–        Qu’est-ce que vous faites? Laissez-moi tranquille!

–        Quoi ? j’vous ai rien fait! Hervé, je vais chercher un chiffon le « 52 » a mis le souk! il faut que tu viennes t’en occuper. Et vous, asseyez-vous! beugla-t-il.

Le dénommé Hervé avait suivi la scène de loin, il fit patienter son client et prit place près de Mathias.

–        Mon collègue s’occupe de vous, monsieur, il vous a apporté un verre d’eau que vous avez renversé.

–        Moi? Pas du tout! C’est lui qui l’a renversé. C’est facile de mettre la faute sur quelqu’un qui ne voit pas. C’est honteux!

–        Monsieur… il ne l’a certainement pas fait exprès.

–        Vous n’allez pas le défendre? Il n’en vaut vraiment pas la peine.

Sur ces mots Mathias remercia vaguement Hervé et, balayant largement de sa canne tout ce qui se trouvait sur son passage, partit, content de lui, sans tourner la tête ni saluer personne.

Mais sitôt arrivé dehors une vague de tristesse l’envahit. Il se sentait perdu dans sa ville, sans travail, coupé des autres, inutile. Pire: handicapé. Longtemps il resta pensif près de la porte refermée derrière lui.

Comment vivre maintenant? Son travail c’était sa vie, sa famille! Seul, tant de barrières lui défendraient de construire ce dont il rêvait… Une fenêtre s’ouvrirait-elle dans sa nuit?

Il était fatigué. Oh! Dormir. Dormir! S’évader vers un pays lointain… et disparaître en oubliant de se réveiller. Voilà ce qu’il voulait.

 

Non. Non! Il devait réagir. Se secouer!

Il marcha jusqu’à un arbre, s’y appuya et chercha, sur son téléphone en braille, avec qui partager ses déconvenues. Rose… c’est à elle qu’il pensa. Cette femme l’attirait plus que de raison, il devait le reconnaître, et penser à elle le rassérénait. Il se laissa aller à imaginer sa bouche, ronde, rouge et douce, rire, chanter… Cette divagation le tira de sa torpeur: bien sûr! Sa lumière, son soleil, sa terre promise, c’était Rose! C’est près d’elle qu’il voulait vivre! L’attirer contre lui, sentir la chaleur de sa peau, l’embrasser. Voir à travers ses yeux, entendre la musique de ses mots déchiffrer pour lui le ciel, les étoiles…

C’était une évidence! Galvanisé par cette perspective, Mathias trouva le courage d’appeler Rose. Il l’invita à le retrouver au café-restaurant jouxtant le cabinet où elle travaillait, ainsi ni elle ni lui ne seraient dépaysés. Son cœur cessa de battre durant les interminables secondes qu’elle laissa s’écouler avant de lui répondre. Il crut qu’elle allait refuser… Elle accepta.

Il exultait! Echafaudait déjà le projet de l’emmener au bout du monde, au bout de son monde. La joie le submergeait. Lui, le malmené par la vie, il allait enfin pouvoir exister vraiment!

Ce qu’il ignorait c’est qu’elle allait l’emmener loin, très loin, bien au-delà de ce qu’il pouvait envisager… Peut-être pas tout à fait dans le sens qu’il prévoyait.

 

***

 

Deux jours plus tard, seize heures, Mathias sortait d’un taxi. Le chauffeur l’avait arrêté juste devant le café Bellevue – le bien nommé ! – afin qu’il puisse prendre place sur la terrasse où il avait rendez-vous. Il voulait être le premier pour ne pas avoir l’air pataud devant elle. Il s’installa à une table et attendit. A l’intérieur du restaurant, Rose, près d’une fenêtre, avait suivi la scène. Elle observa Mathias tout à loisir et, à l’heure prévue, se dirigea vers lui pour toucher son épaule.

–        Bonjour Rose!

–        Bonjour Mons… Mathias! Je ne suis pas en retard, j’espère?

–        Non, non! je viens d’arriver.

Elle s’assit face à lui. C’était la première fois qu’ils se retrouvaient seuls en dehors du bureau. Un silence gêné, qui leur paru à l’un comme à l’autre durer une éternité, s’invita à leur table. Ce fut Mathias qui le rompit. Après l’échange de banalités la discussion s’établit timidement jusqu’à ce que la tension entre eux s’apaise et qu’ils s’engagent dans une conversation plus personnelle. Elle osa même lui demander s’il était aveugle de naissance. Ce n’était pas le cas, sa cécité provenait d’une maladie contractée à l’adolescence lors d’un voyage et dont les complications, ajoutées au manque de soins adaptés, lui avait fait perdre la vue.

Enhardie par la tournure que prenait leur entrevue, elle rapprocha discrètement sa chaise. Il ne l’entendit pas, seul d’imperceptibles changements l’alertèrent: son souffle légèrement plus proche, la chaleur émanant d’elle amplifiant son parfum et, dans le même temps, sa cuisse frôlant la sienne tandis que sa main se posait sur son poignet. Il perdit pied. Elle le perçut immédiatement. Pour cacher son trouble Mathias inspira longuement et se décala légèrement dans le sens opposé pour reprendre ses esprits. Rose ne perdait pas une miette de son comportement et elle profita de la situation pour se pencher vers lui.

–        Mathias, je vous en prie, emmenez-moi loin d’ici. Je n’imagine pas vivre sans vous voir.

Il n’y croyait pas: Rose était attirée par lui… Elle enchaîna avec une gaîté dans la voix qu’il ne lui connaissait pas:

–        Soyons fous! Oublions tout et partons!

Elle s’avança plus encore pour lui murmurer à l’oreille « seulement vous et moi ».

Comment était-ce possible? Cette femme avait les mêmes aspirations, les mêmes désirs que lui? Tous les sens en émoi il voulut l’attirer contre lui mais, anticipant son geste, elle recula et ajouta très vite:

–        Si vous êtes d’accord, bien sûr.

–        Si je suis d’accord? Oh! Rose si vous saviez comme cela me réjouis, jamais je n’aurais pensé connaître un jour un tel bonh…

Ses paroles furent interrompues par le déplacement bruyamment d’une chaise. Rose s’était levée. Elle resta immobile, derrière lui. Il s’affola.

–        Rose ! Où êtes-vous ?

A peine se fut-il retourné qu’elle se jetait sur lui et l’embrassait goulûment en même temps qu’une de ses mains glissait dans son dos et que l’autre s’aventurait sous la chemise le long du torse. Décontenancé par une telle fougue il ne se fit pourtant pas prier pour lui rendre son baiser. Elle se détacha de lui aussi farouchement qu’elle s’y était plaquée.

–        Reste-là, lui intima-t-elle, je reviens très vite. Ne bouge pas!

Le ton péremptoire et le tutoiement étonnèrent Mathias mais il mit cela sur le compte de l’impatience de sa dulcinée. Il entendit le frémissement de sa robe s’éloigner et resta seul sur la terrasse. Pour calmer sa fébrilité il se remémora ce qu’il venait de vivre et se délecta pleinement de ce moment entre rêve et réalité.

 

Une demi-heure passa. Puis une autre, et une autre encore. L’inquiétude commençait à le gagner lorsqu’il sentit son parfum la devancer.

–        Me revoilà! J’ai fait au plus vite. Tu viens, on s’en va. Tu as payé les consommations mon lapin?

Ebahi autant que ravi par ce petit nom dont elle le gratifiait, il s’acquitta de l’addition et elle le prit par le bras.

–        Je serai ta canne blanche désormais, où j’irai tu iras, lui dit-elle en se collant à lui.

–        Au bout du monde, ma Rose, avec toi j’irai au bout du monde!

–        C’est incroyable, toi et moi nous avons les mêmes envies, mon nounours! Alors ne tardons pas et allons préparer tes bagages.

–        Mes bagages? Pour quoi faire?

–        Eh bien justement : pour aller au bout du monde! Nous partons ce soir.

–        Ce soir ?? Et ton… ton travail ?

–        Tout à l’heure, quand je t’ai laissé seul, c’était pour aller me libérer de ce boulot qui n’a plus aucun sens pour moi puisque tu n’es plus mon chef.

–        Tu as donné ton congé!?!

–        Oui mon chat, pour me consacrer à toi corps et âme, sans plus aucun fil à la patte.

–        Mais… n’est-ce pas un peu précipité?

–        Tu ne le regretteras pas, mon renard. J’ai réservé un vol « last minute » pour l’autre bout du monde, comme tu le souhaites.

–        Où ?… demanda-t-il dépassé par les événements, dis-moi où, ma Rose!

–        C’est une surprise, mon loup! Et elle l’embrassa.

Complètement bouleversé dans ses habitudes il n’avait pourtant pas d’autre alternative que la suivre, c’est elle qui portait sa canne.

 

Ils se rendirent chez lui pour réunir à la va-vite quelques affaires en vue de ce voyage et se retrouvèrent à vingt-deux heures à l’aéroport. A vingt-trois heures trente ils avaient embarqué à destination des îles Fidji et, dix jours plus tard, tandis que sa Rose se prélassait sur le sable doré, Mathias réalisait, en tentant de retirer de l’argent pour subvenir aux besoins de son amie, que son compte en banque était à sec…

Atterré, il recalcula les dépenses effectuées depuis son licenciement et dû se rendre à l’évidence: celles-ci excédaient largement ses revenus. Comment était-ce possible?

Jason, le chauffeur de l’hôtel qui relayait souvent Rose pour escorter Mathias ici ou là, nota l’embarras de son client et lui demanda ce qui le tracassait. La situation se résumait en trois ou quatre mots: il n’était plus à même de subvenir à ses besoins ni à ceux de sa compagne, une Rose de plus en plus épineuse, envahissante et dépensière…

–        Ne vous faites pas de souci, Monsieur, je pense avoir la solution à votre problème.

–        Comment ça?

–        Un job qui vous irait à merveille.

–        Jason, vous êtes adorable, mais je vous rappelle que je suis aveugle.

–        Je ne l’ai pas oublié, Monsieur, et j’insiste: c’est un travail fait pour vous et extrêmement bien payé. Le moyen parfait pour vous renflouer.

–        Je vous suis très reconnaissant de votre proposition, mais je ne crois pas être en mesure de vaquer à quelque besogne que ce soit sous ce climat tropical. Je ne suis pas habitué, comme vous l’êtes, à cette touffeur.

Jason attendit une poignée de secondes avant d’ajouter:

–        Vous n’aurez rien à faire, Monsieur.

–        Un travail où il n’y a rien à faire? Ça existe?!

Mathias rit de bon cœur. La vie dans les îles n’avait décidément rien à voir avec celle du continent. Jason enchaîna:

–        Oui, Monsieur, et je vous assure qu’aucun autre emploi à Lautoka, et même sur toute l’île de Viti Levu, ne pourrait être mieux rémunéré et moins contraignant.

Dubitatif, son client posa toutefois la question :

–        Jason, j’aimerai en savoir un peu plus. Est-ce un travail physique?

–        Oui… et non.

–        Ah bon ?… Et c’est réellement compatible avec mon handicap?

–        Tout à fait, Monsieur.

–        Vous me tentez! Mais il y a tout de même un problème.

–        Lequel, Monsieur?

–        Entre nous, Jason, je ne peux pas avouer à mon amie que je suis à court d’argent, elle le prendrait très mal.

–        Soyez sans crainte, vous n’aurez rien besoin de lui dire.

–        Rose n’est pas stupide! Si elle me voit partir chaque matin elle va se poser des questions.

–        Je vous rassure, vous n’aurez rien à changer dans votre manière de vivre et la mégè… la dame qui vous accompagne n’y verra que du feu.

–        Vous m’intriguez, Jason… Allons! au point où j’en suis, dites-moi en quoi consiste cet emploi.

–        Il s’agit de tester de nouveaux médicaments, Monsieur.

–        Ah je comprends!… D’accord. Mais c’est dangereux?!

–        Je vous arrête tout de suite, Monsieur, vous ne risquerez absolument rien. Ces médicaments ont été testés sur des animaux et pas le moindre effet secondaire ou fâcheux n’a été constaté. Avec tous les noms de bestioles dont vous affuble votre… amie, vous êtes assuré de n’avoir aucun effet indésirable!

Mathias ne releva pas le ton moqueur de son chauffeur. Il s’octroya un temps de réflexion et finit par dire:

–        Parfait, Jason, j’accepte.

 

Lorsque les deux hommes regagnèrent l’hôtel, Rose arpentait la terrasse de long en large. Elle congédia le subordonné d’un revers de main et apostropha son compagnon

–        C’est pas trop tôt! Tu étais où? Ça fait presque cinq minutes que je poireaute! On avait bien dit seize heures vingt, mon fennec, non?

–        Si, si, ma Rose, je suis en retard mais tout va bien, je suis là! Le chauffeur m’a conduit à la banque et il y avait du monde.

Mal à l’aise dans le mensonge il se demanda si elle était dupe. Les mots qu’elle grommela le rassurèrent:

–        C’est bon, c’est bon! Allons! qu’est-ce que tu attends? On y va!

–        … ? Où ça ?

–        À la plage! Où veux-tu qu’on aille? Il faut que tu marches dans l’eau, c’est excellent pour toi. Tu le sais!

–        Oui, ma fleur des îles, mais pas maintenant, je suis fatigué…

–        Eh bien ça va te requinquer!

Mathias refusa d’obtempérer. Il désirait remonter dans leur suite et le fit savoir à Rose.

–        Tatatata! Allez, viens, ne te fais pas prier mon lynx, tu sais que j’ai horreur de ça!

Ne trouvant plus d’arguments assez convaincants pour s’opposer à cette maîtresse-femme, il la suivit. Que pouvait-il faire d’autre? Comme chaque fois qu’elle sentait qu’il lui résistait, elle lui confisquait sa canne, prétextant qu’elle – sa Rose – était beaucoup plus fiable que ce bout d’aluminium blanc et encombrant.

 

***

 

A huit heures, le lendemain, Mathias invoqua l’excuse d’un petit footing sur le littoral, Jason lui ayant proposé de courir une heure avec lui chaque matin, avant qu’il fasse trop chaud, « ainsi votre amie pourra faire la grasse matinée sans s’inquiéter » avait-il préciser.

–        Tu vois ma belle de nuit, je trouve que c’est une bonne idée. Lorsque je suis avec lui tu es rassurée et tu peux, toi aussi, faire ce que tu as envie…

Un grognement lui répondit de sous les draps. Il sortit de la chambre.
A la réception de l’hôtel, dans sa tenue de chauffeur, son complice le précéda pour ouvrir la portière de la voiture, puis, ayant lui-même prit place, il démarra.

 

***

 

Plusieurs semaines s’écoulèrent sans que Rose ne s’aperçoive du manège des deux compères. Elle se prélassait dans ses draps de soie jusqu’à dix heures du matin et appelait, systématiquement dès la fin du petit-déjeuner, pour qu’on lui apporte dans la chambre « son café et une coupe de Champagne ! » Elle goûtait avec volupté ces moments de liberté totale. Lorsque l’employé, chargé de sa commande, frappait à la porte, Rose le recevait en déshabillé de dentelle, outrageusement provocant. Elle était belle, elle le savait et les regards furtifs du groom la confortait dans cette certitude. Son plaisir était d’être désirable et désirée… mais inaccessible.

Ce n’est que vers onze heures trente qu’elle rejoignait la plage et retrouvait Mathias, installé sur un transat qui, de loin, semblait « regarder » la mer.

Au début elle ne prêta pas attention aux mouvements sporadiques qui agitaient son amant mais au fur et à mesure du temps, elle le trouvait de plus en plus nerveux. Il avait des sortes de tics qui le secouaient tout entier, des gestes désordonnés comme des réflexes incontrôlés. D’abord elle s’en amusa mais, au fil des jours, chaque fois qu’elle s’avançait dans sa direction elle notait des réactions de plus en plus incohérentes et violentes. Elle ne riait plus. Cet homme, de dos, gesticulant tout seul sur fond d’azur ne lui plaisait plus du tout.

Elle réfléchit à ce qu’elle allait faire et envisagea sérieusement de partir en le laissant se débrouiller seul. Après tout, elle le trouvait agréable, oui, mais il manquait de fantaisie. Et puis elle en avait fait le tour. De toute façon elle n’allait pas passer sa vie avec un aveugle! C’était une expérience pittoresque, certes, mais pour un temps. Elle échafaudait son projet de départ lorsque Mathias l’appela.

–        Rose, rejoins- moi !

Elle était loin derrière lui et resta interdite, comment avait-il pu humer son parfum? La brise, sans doute.

–        Tu viens ma colombe ?

Elle ne bougea pas. Elle l’observait. Elle aurait bien aimé comprendre cet extraordinaire sixième sens qu’il possédait. Mais probablement fallait-il être aveugle pour le développer… et elle ne l’était pas!

 

Mathias se leva en s’appuyant sur l’accoudoir de sa chaise longue, sa main droite ramassa son indispensable aide de marche et il se dirigea vers sa compagne. Elle était restée immobile, absorbée par ses pensées plus ou moins charitables. Elle ne prit pas garde qu’il marchait plus vite que d’habitude et que ses gestes saccadés s’étaient aggravés. Le coup qu’il lui asséna avec le bras gauche la laissa abasourdie, si bien qu’elle n’anticipa pas le second coup, frappé cette fois avec le bras qui tenait la canne. Elle vacilla sous le choc. Mathias la retint de sa main libre. Son but n’était pas de la faire tomber, non, juste lui donner une petite leçon. Etourdie, elle se frottait encore la joue lorsqu’il lui dit:

–        Allons prendre un cocktail, ma fauvette

Elle ne répondit pas et s’éloigna sans lui tendre le bras, il la suivit sans hésitation.

Mathias se sentait bien. Evidemment cette incoordination des gestes n’était pas très agréable mais, s’il le voulait, il arrivait à se maîtriser. Il fallait simplement qu’il soit plus attentif et plus prudent pour que Rose ne se rende compte de rien. En tout cas sa décision était prise: il continuerait le traitement.

Devant la terrasse de l’hôtel trois marches séparaient celles-ci de la plage.

–        La marche ! dit-elle sèchement sans se retourner

Il avait anticipé son avertissement.

 

Ils s’installèrent à une table, face à l’océan. A peine assis le serveur déposa devant eux une assiette de kokoda – poisson cru mariné dans du jus de citron vert agrémenté de lait de coco, de piment rouge, d’oignon et d’eau de mer. Ce plat typique, traditionnellement servi à l’apéritif, précédait toujours leurs cocktails favoris à base de rhum et de fruits exotiques, l’un, blanc laiteux, pour lui et l’autre, bleu lagon, pour elle.

–        Comme d’habitude, messieurs-dames, ou je vous apporte la carte ?

–        Comme d’habitude, acquiesça Mathias.

Rose n’avait pas desserré les lèvres depuis l’incident, ce qui réjouissait Mathias. Enfin elle lui fichait la paix! Il fallait trouver un moyen de se débarrasser d’elle. Qu’elle quitte les lieux et le laisse jouir tranquillement de ces instants hors du temps. Il ne savait pas encore si les effets du médicament qu’il prenait depuis plus de trois semaines perdureraient, mais si cela ne devait pas être le cas, il voulait en profiter pleinement sans cette harpie à ses côtés qui, il est vrai sentait toujours aussi bon, mais dont la laideur d’âme l’écœurait. Lui le doux, le tendre, le gentil, il ne la supportait plus. Rose l’avait asservi, bridé sans qu’il puisse se défendre. Comment aurait-il fait dans un environnement étranger et la plupart du temps privé de l’aide vitale de sa canne blanche? Les choses allaient changer. Il commençait à voir la réalité en face…

 

La trêve n’avait pas duré longtemps, la voilà qui reprenait son leitmotiv quotidien:

–        Tu ne manges pas? C’est délicieux le kokoda. Je ne comprends pas que tu refuses d’y goûter. Tu pourrais faire l’effort, au moins une fois. Allez, ouvre la bouche !

En guise de réponse Mathias fit un geste imprévisible qui envoya valser la fourchette et le morceau de poisson.

–        Non mais ça n’va pas?! Contrôle-toi! aboya Rose.

–        Oh! Excuse-moi ma tourterelle, je n’ai pas fait exprès.

–        J’espère bien! C’est la troisième fois depuis tout à l’heure. Je ne sais pas ce que tu as, tu es bizarre depuis quelques temps. Et puis cesse de m’appeler par des noms d’oiseaux, c’est ridicule!

Mathias ne répondit pas. Un sourire flottait sur ses lèvres, serein, il appréciait son Piña Colada en fixant l’horizon.

 

* * *

 

Le lendemain matin, saisissant l’opportunité du trajet menant au laboratoire où avait lieu le protocole, Mathias fit une demande très précise à Jason. Etonné, ce dernier crut avoir mal compris. Il répéta afin d’être sûr d’avoir bien entendu et, confirmation faite, conclut l’affaire: « Parfait, Monsieur, vous aurez ce que vous me demandez dans la matinée »

 

Peu avant onze heures le chauffeur retrouva son client au bord de l’eau. Il lui glissa discrètement un petit paquet dans la main.

–        Voilà ce que vous m’avez commandé Mathias. Vous permettez que je vous appelle par votre prénom maintenant?

–        Bien sûr, Jason, bien sûr. Merci!

 

Lorsque Rose arriva sur la terrasse aux alentours de onze heure trente, Mathias était déjà là, devant un plat de kokoda. Le serveur s’empressa d’apporter les deux cocktails, il déposa le bleu, au Curaçao, vers madame et le blanc à portée de main de monsieur en souhaitant une bonne journée à la nouvelle venue.

–        A ta santé, ma sitelle.

–        A la tienne, mon kangourou.

Elle but une gorgée et se rua sur le plat de poissons. Mathias, tête droite, dégustait à la paille son délicieux breuvage et se délectait de la vue.

Rose avala la première bouchée sans mâcher puis une deuxième. Elle grimaça, le poisson avait un goût amer. Mécontente elle s’en plaignit au garçon qui lui assura que cette spécialité était faite de la même manière chaque jour; ça devait être une impression… « C’est ça, prends-moi pour une idiote! » bougonna-t-elle. Elle tendit un morceau de Mahi-Mahi* à Mathias

–        Tiens, goûte, dis-moi si ça a le même goût que d’habitude.

–        Tu sais bien, ma colombe, que je n’aime pas le poisson cru. Je n’y ai jamais touché, comment pourrais-je comparer?

Elle repoussa le plat avec hargne, souffla bruyamment pour bien signifier son agacement et tourna le dos à son compagnon. Il ignora son geste d’humeur et continua de déguster son cocktail.

 

Rose ne tarda pas à piquer du nez. Mathias se leva, ferma le parasol et, sans l’aide de sa canne, se dirigea vers la véranda climatisée, laissant la jeune femme ronfler en plein soleil.

Il était midi passé lorsque, rassuré par les ronflements réguliers, il s’assit dans un fauteuil d’où il pouvait surveiller la plage. La une du journal posé sur le guéridon de la véranda l’interpela : Les effets pervers et insoupçonnés sur les humains d’un médicament en phase expérimentale. Il feuilleta précipitamment le quotidien pour lire l’article. Sur l’île, plusieurs volontaires sont les victimes d’un médicament – précédemment testé sur les animaux et considéré comme totalement inoffensif  – qui s’est révélé dangereux sur les humains. Si les essais étaient très prometteurs en laboratoire, cette molécule entraîne malheureusement des conséquences graves sur… Le journaliste donnait moult détails qui firent froid dans le dos à Mathias. Absorbé par sa lecture, il ne remarqua pas que le silence avait remplacé les ronflements de Rose. Son parfum l’alerta: elle était devant lui, livide.

Une décharge électrique le traversa, d’un bond il fut debout, pris en flagrant délit…

–        Monsieur, s’il vous plaît, aidez-moi… je me sens tellement mal, je vois trouble… tout devient de plus en plus flou et… et mes jambes ne me portent plus… S’il vous plaît…

Mathias pétrifié la dévisageait: ses cheveux noirs, ses lèvres appétissantes, ses pommettes saillantes et le vert profond de ses yeux. Elle était d’une beauté indéniable et jamais il n’aurait pu le savoir sans ces fichus comprimés qu’il allait devoir arrêter. Merde!… D’un autre côté elle s’était révélée tellement méprisable qu’il ne savait plus quoi penser. Tout se bousculait dans sa tête: son amour pour elle, la folie de l’avoir suivie au bout du monde, son handicap, son expérience avec ces nouveaux médicaments, les risques encourus et, par-dessus tout, cette mauvaise idée qu’il avait eu de vouloir empoisonner sa trop belle enquiquineuse.

Elle continuait de le supplier…

–        Monsieur… Monsieur, je vous en prie, appelez mon compagnon, il est aveugle… s’il vous plaît aller le chercher…

–        C’est moi, ma rose, tu ne me reconnais pas ?

Elle ne répondit pas, elle venait de perdre connaissance, il eut juste le temps de la retenir pour lui éviter la chute.

 

* * *

 

Rose, allongée sur un lit, sortait doucement de son inconscience. L’infirmière entra dans le box des urgences pour vérifier la perfusion de la patiente lorsqu’elle ouvrit les yeux.

–        Vous voilà réveillée, chère madame, dites-moi comment…

–        Où suis-je?

–        A l’hôpital Lautoka.

–        A l’hôpital? Mais qu’est-ce qu’il m’est arrivé?

–        Vous avez été empoisonnée par un poisson cru.

–        Oh, mon Dieu!… et je suis tirée d’affaire?

–        Oui, madame, rassurez-vous tout va bien. Heureusement vous étiez sur l’île où se trouve notre hôpital, vous avez été amenée à temps dans nos services. S’il avait fallu vous transporter en hydravion depuis une autre île vous ne seriez probablement plus avec nous.

–        Donc j’ai eu de la chance.

–        Oui, on peut le dire: beaucoup de chance!

–        Tant mieux! Est-ce que vous pouvez m’enlever le bandeau que j’ai devant les yeux, ça me gêne.

–        Euh… Un instant je vais voir avec le médecin.

L’infirmière sortit et revint un quart d’heure plus tard avec le chef de clinique. Il s’assit sur le bord du lit et expliqua avec des mots choisis la situation: le poison ingéré pouvait laisser des séquelles plus ou moins graves, entre autres des altérations de la vue. Dans de rares cas il risquait d’entraîner la cécité. Mais il ne fallait pas dramatiser, ces effets étaient rarissimes et parfois même réversibles. A ce stade il était très difficile de se prononcer. Cependant elle devait savoir que dans son cas, puisqu’elle souffrait déjà de gros problèmes de vue… Rose le coupa

–        Mais je n’ai aucun problème de vue! Enfin, c’est insensé! Ôtez-moi ce bandeau, ordonna-t-elle.

Le médecin échangea un regard entendu avec son assistante.

–        Alors vous pouvez m’expliquer, chère madame, ce que fait votre canne blanche dans la chambre?

–        Ah! Mais ce n’est pas la mienne! C’est celle de mon compagnon.

–        Votre compagnon?… Le monsieur qui se prénomme Mathias?

–        Oui, c’est lui!

–        Mais… il n’est pas aveugle.

Un silence assourdissant emplit la chambre et figea l’instant.

L’arrivée de Mathias rompit le sortilège.

–        Bonjour mon alouette, comment te sens-tu aujourd’hui?

–        Mathias! Où es-tu? Je ne peux pas te voir avec ce truc…

–        Je suis là!

–        Je ne te vois pas! Aide-moi, je t’en prie, aide-moi à enlever ce bandeau qui me cache la vue!

–        Ecoute-moi, mon hirondelle, écoute-moi, tu n’as pas de bandeau sur les yeux… Tu es aveugle.

–        Non! Non!! Ce n’est pas possible! Fais quelque chose, implora-t-elle. Oh! mon koala, s’il te plaît!

Elle le chercha de ses mains et s’accrocha à lui.

–        Toi tu sais ce que c’est, mon panda, explique au docteur qu’il fait erreur! Que nous ne pouvons pas être tous les deux aveugles!! Il s’est trompé de personne, celui qui ne voit pas clair, c’est toi.

–        Détrompe-toi, le médecin dit vrai, je ne suis plus aveugle, moi.

–        Si, bien sûr que tu l’es! Je sais tout de même ce que je…

Il lui coupa la parole.

–        Non, ma mésange, je suis guéri! Un médicament expérimental que j’ai eu la bonne idée de tester m’a rendu la vue.

–        Qu’est-ce que tu racontes? Je ne comprends pas…

–        Je t’expliquerai en détail plus tard, pour l’instant sache seulement que l’effet secondaire qui s’est révélé – sur le cobaye que j’ai accepté d’être – était totalement imprévisible mais miraculeux pour moi puisque depuis ces essais, je vois à nouveau!

–        Non…

–        Si, ma belle! Et je vois doublement parce que tu m’as, toi aussi, ouvert les yeux… d’une tout autre façon.

–        Non, non! C’est un cauchemar. Oui, bien sûr, je vais me réveiller, c’est juste un cauchemar!

–        Pas sûr mon oiseau des îles, pas sûr… Mais prends ça comme une opportunité: tu pourras développer et aiguiser tous tes autres sens. Une véritable chance, crois-moi. Et ne t’inquiète pas, ma cane, désormais je serai la tienne !

 

 

 

* Mahi-Mahi : poisson d’eau chaude (océan Pacifique, Indien, Atlantique) appelé aussi Dorade coryphène, composant principal du Kokoda, plat fidjien par excellence.

 

 

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