Créé le: 12.10.2017
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Pas le bon jour

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Variations sur le thème "entendu au marché"
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Pas le bon jour

« Mais je te dis que ta femme, je l’ai connue avant toi ! »

Les mots étaient lâchés et plus personne ne bougeait. Ceux qui avaient quelque chose en bouche l’avait vite avalé, tout rond, pour éviter les bruits de mastication. Les mouches s’étaient empressées de se poser silencieusement. Dans les chopes, la mousse se rétractait craintivement sur elle-même. L’eau frémissant dans la marmite se retenait de faire des bulles. Les glaçons s’étaient liquéfiés de peur dans les whisky. Et même la porte avait cessé de grincer sous l’impulsion du vent, ou peut-être était-ce le vent lui-même qui se faisait discret.

 

A ce moment de l’histoire, les options sont encore variées et celui qui vient de prononcer cette phrase fatidique a encore quelques chances de rester en vie.

 

Par exemple, si cette histoire était un western et que la scène se passait dans un saloon, l’offensé se serait levé, aurait craché sa chique avant de lancer :  « Toi et tes flingues, rejoignez-moi dehors, on verra si tu seras encore vivant l’heure prochaine pour me manquer de respect. » Puis il aurait franchi les portes battantes.

L’autre aurait ajusté d’une main tremblante son ceinturon et se serait dirigé à tout petits pas vers la sortie, regrettant ses paroles. Ou alors peut-être était-ce ce qu’il souhaitait et il aurait gagné fièrement la rue, certain de sa victoire et de, par la suite, récupérer la-dite femme.

Ou encore, quelqu’un aurait averti le shérif qui serait arrivé juste à temps pour éviter le duel.

 

Mais ceci n’est pas un western.

Dans un roman à l’eau de rose, on aurait eu droit à un dialogue passionné (à défaut de passionnant) :

– Non, ne dis pas ça.

– Si, justement, je te le dis.

– Non.

– Si.

– Je ne te crois pas.

– Alors comment pourrais-je savoir pour son grain de beauté sur la fesse droite ?

– Tu aurais pu l’apercevoir par hasard, à la piscine.

– Et pour celui sur son..

– Ok, c’est bon, tu m’as convaincu. Mais pourquoi me dire ça maintenant ? Le jour de notre treizième anniversaire de mariage ?

– Parce que ça sera votre dernier. Ta femme et moi on s’aime et on va partir ensemble.

– Non, ne dis pas ça.

– Si, justement, je te le dis.

– Non.

– Si.

– Je ne te crois pas

 

On imagine aisément la suite (à défaut de vouloir la lire). Mais il y a rarement des marmites et de la bière dans ce genre d’histoire.

Dans un polar à la San Antonio, l’homme interpelé aurait terminé de boire son whisky, fait tourner son verre un moment pour s’assurer qu’il était bien vide, puis l’aurait posé sur la table dans un claquement sec. Alors il aurait lentement levé la tête vers l’importun, l’aurait longuement regardé de ses yeux bleu acier puis lui aurait rétorqué d’un ton dédaigneux : « Tu te crois spécial ? Tout le monde ici l’a connue avant moi, ma femme ! » Et toute la salle serait parti d’un fracassant éclat de rire.

 

Encore une fois, ce n’est pas dans ce genre d’histoire que l’on se trouve. Pas plus que dans une série juridico-policière où l’interpelé aurait demandé une preuve de ce qui était avancé.

– Elle a un grain de beauté sur la fesse droite.

– Ouï-dire, n’importe qui l’ayant vu à la piscine le saurait.

– A condition qu’elle fasse sa natation en string.

– Vous savez comme moi que les slips de bain ont tendance à glisser autour des fesses, un coup d’oeil au bon moment et le grain de beauté est visible. Votre preuve ne tient pas la route.

– Et son autre grain de beauté ? Celui qui est…

– Aparté !

L’homme glisserait alors la suite à l’oreille de l’interpelé. S’ensuivrait un long silence, avant le verdict.

– Je ne puis que m’incliner devant cette preuve irréfutable. Soyez assuré que j’interrogerai mon épouse ce soir pour corroborer vos dires. Ensuite j’agirai en conséquence. Elle a peut-être une bonne explication.

– Il n’y a pas que l’explication qui soit bonne…

– Comment ?

– Non, rien votre honneur.

 

Quel aurait été le destin de notre bavard dans une histoire de mafieux ?

 

Don Vitriol rétorquerait « Je connais le passé de ma femme, je sais ce qu’elle a dû endurer avant de me connaître, notamment avec des vermines de ton genre. Tu crois que c’est facile pour elle ? Tu as beaucoup de chance de t’être adressé à moi alors qu’elle n’était pas là. Sinon, je t’aurais fracassé la cervelle, pour peu que tu en aies une, avec une batte de base-ball. Mais comme elle n’est pas là, je vais être magnanime. Je vais même t’offrir une nouvelle paire de chaussures, du genre solide et bien compacte. Et ensuite, on fera un petit test, histoire de voir si tu peux marcher sur l’eau avec. »

Don Vitriol ferait un signe à ses hommes qui se saisiraient du bavard et l’emmèneraient avec eux, ses supplications s’estompant au fur et à mesure qu’ils s’éloigneraient dans l’allée bordée de chênes de la résidence de leur patron.

Certes, dans ce cas-là, notre bavard aurait eu peu de chance de s’en sortir vivant. Mais on ne sait jamais ce qui peut arriver en chemin, un agent des stups en planque, un brusque revirement des hommes de mains, ou encore une pénurie de ciment.

 

Dans un roman de psychologie à deux balles, notre homme n’aurait rien risqué si ce n’est une grosse migraine.

– Vous faites preuve, monsieur, de beaucoup de courage, ou de bêtise, pour venir m’annoncer, en face, une chose pareille.

– Non, je veux juste t’insulter.

– Et vous avez choisi de vous en prendre à ma femme ?

– Je me suis dit que ça te blesserait.

– Effectivement, c’est blessant, pour peu que ce soit vrai. Mais la vérité n’est pas importante dans votre démarche, je me trompe ?

– Je veux juste te blesser.

– Je vois. Et ne serait-il pas plus blessant, à votre avis, de vous servir d’un fait réel ?

– …

– Vous pourriez, par exemple, me traiter d’alcoolique, puisque je bois un whisky…

– Espèce d’alcoolique !

– …encore que, un whisky de temps en temps ne fait pas de moi un alcoolique.

– Alors quoi ?

– Un buveur occasionnel, je dirais.

– Je veux juste te blesser, espèce de buveur occasionnel.

– De moins en moins convaincant. Vous étiez plus percutant avec votre première attaque. Mais peu importe. Pourquoi vous en prenez-vous à moi ?

– Parce que tu m’embrouilles toujours avec tes phrases.

– Ha, je vois, un complexe d’infériorité qui s’exprime.

– Je ne suis pas un complexe de férité !

– Ou alors est-ce le syndrome du père qui surgit. Quel âge avez-vous, monsieur ?

– Marcel Butin et je t’emmerde.

– Oui, effectivement, vous commencez à m’agacer. Je pense que vous devriez retourner d’où vous venez.

– Je vais où je veux, c’est pas toi qui va me donner des ordres.

– C’était une simple suggestion, mais bon, si vous choisissez de rester là, on peut commencer une séance, je prends 300.- de l’heure, payable en début de session, il va de soi.

 

Là encore notre protagoniste s’en serait sorti, avec cette lourde migraine annoncée, et probablement plus léger de quelques francs, mais vivant néanmoins.

 

Malheureusement, il n’eut pas cette chance, car à peine eût-il prononcé cette phrase, qu’il se retrouva réduit à l’état d’un petit tas de cendres.

Celui qui avait dit ces mots fatidiques s’appelait Vilmer. C’était un vagabond qui ne possédait pas grand chose, si ce n’est son odeur qui généralement le protégeait, tel un rempart olfactif. On évitait de le bousculer de peur d’être contaminé par la puanteur et on lui donnait souvent une pièce pour le faire déguerpir et sauver ainsi ses narines. Mais son fumet ne lui servit à rien cette fois-ci.

 

L’homme à qui il s’était adressé n’était autre que Falazar, haut sorcier, conseiller du roi, maître de la guilde où se formaient tous les futurs magiciens et connu dans tout le royaume pour son calme légendaire.

 

On se demande ici pourquoi Vilmer eut plus de chance face à un cow-boy ou un mafieux que face à ce magicien de réputation paisible. Il est plus que temps de mettre un terme à cette digression des possibles et d’en venir à l’histoire, telle qu’elle se passa en réalité.

 

Il y avait une sorte de pari qui courait à propos de Falazar : celui qui parviendrait à le faire sortir de ses gonds remporterait une jolie somme qui n’avait fait qu’augmenter depuis le temps que beaucoup s’employaient à la gagner sans y parvenir. L’envie de se mettre quelques bonnes pièces dans la main, manger à sa faim, s’habiller d’autres choses que de guenilles, se défaire de son odeur et peut-être même trouver une petite chambre où reposer ses guêtres, tout cela avait semblé très tentant à Vilmer. Surtout qu’il ne risquait rien, car justement, le sorcier était connu pour être bon et placide. Jamais il n’avait levé la main sans une bonne raison, jamais il n’avait fait de mal si un autre moyen se présentait, n’utilisant la violence qu’en dernier recours. Jusqu’à présent.

Au moins Vilmer eut l’honneur d’être l’exception qui confirma la règle.

 

Que s’était-il passé pour que Falazar crame sur place ce pauvre ère ? Pour comprendre, il faut procéder à un petit retour dans le passé.

 

Une semaine plus tôt, le roi l’avait envoyé auprès des nains des collines pour les aider à se défaire d’un dangereux troll.

Arrivé sur place, Falazar avait constaté qu’il s’agissait en réalité d’une troupe de cinq gobelins qui pillait quotidiennement les réserves de nourriture de l’auberge du Lard, lieu de beuverie favori des nains des collines.

Falazar avait horreur des gobelins, toujours prêts à jouer des mauvais tours et friands de plaisanteries qu’eux seuls trouvaient drôles. Il aurait pu les anéantir, eux aussi, d’un simple geste. Mais ils étaient une espèce protégée dans le royaume par le caprice d’une princesse des temps lointains qui les trouvait rigolos.

Le magicien dut donc user de patience et de ruse pour délivrer les nains des fauteurs de troubles. Après maints essais infructueux, il réussit à les piéger. Il remplit un radeau de nourriture et le poussa à l’eau dès que les cinq plaisantins commencèrent leur festin. Ils dérivèrent certainement longtemps car le fleuve était large et le courant fort, et, c’est bien connu, les gobelins ont horreur de l’eau.

L’opération coûta tout de même à Falazar trois centimètres de sa barbe, que les gobelins taillèrent alors qu’il se reposait, ainsi que la couleur originale de sa robe qui passa du brun sombre au rose bonbon.

Pour le remercier, les nains offrirent à Falazar une nouvelle robe bien brune, quoique un peu courte, ainsi qu’une retouche de barbe. Pas de coupe, fit promettre Falazar. Les nains promirent et le magicien repartit dans une robe d’où dépassaient ses mollets et avec six centimètres de moins à sa barbe, taillée à la mode des nains, soit à plat, au lieu de la pointe caractéristique aux magiciens.

 

Si Vilmer avait lancé son insulte à ce moment-là, il n’aurait eu droit qu’à un haussement d’épaules fatigué et il aurait perdu le pari, pas la vie. Mais le magicien avait encore de la route à faire et des déconvenues à subir avant de se retrouver face à lui.

 

Sur le chemin du retour, Falazar laissait à son cheval le soin d‘assurer ses pas. Il réfléchissait à cette loi qui protège les gobelins, cherchant un moyen de l’abroger. Soudain son cheval se cabra et le désarçonna avant de partir, au triple galop, à travers champs. Falazar se maudit de ne pas avoir prêté plus d’attention au chemin et de s’être fait surprendre de la sorte. Il repéra la vipère qui avait effrayé sa monture et la transforma en lapin avant de la figer et de l’attraper. Au moins il aurait un repas chaud ce soir. Quand à son cheval, soit il reviendrait vers lui, soit il regagnerait son écurie, ce qui semblait plus probable vu comment s’imbriquaient les événements ces derniers temps.

Faire un feu n’était pas un problème pour le magicien, par contre il ne put rien contre la pluie qui s’abattit sur lui à peine avait-il avalé une bouchée. Il continua sa route, à pied, car effectivement son cheval ne remontra pas le bout de ses naseaux.

Un peu plus loin, alors que le soleil se refaisait une place dans le ciel, il croisa un groupe de marchands. Vu sa mise, sa robe trop courte, sa barbe droite et son allure très mouillée, il subit les colibets du groupe, usant encore un peu plus sa patience légendaire. Quand il se retrouva à nouveau seul, il utilisa un peu de magie pour sécher sa robe et l’allonger à la bonne taille. Pour sa barbe il ne pouvait rien faire malheureusement, sa magie n’opérant pas sur sa pilosité.

Après deux jours de marche, il arriva, fatigué, à la capitale. Il regagna sa maison et s’empressa de prendre un bain bien chaud pour se remettre d’aplomb.

 

A ce stade de l’histoire, le pauvre Vilmer aurait eu une chance de s’en sortir vivant. Falazar disposait encore d’un petit capital patience et l’eau le revigorait. Bien évidemment, les incidents ne s’arrêtèrent pas là.

 

A peine le magicien avait-il plongé dans la bassine que Rigur, son serviteur, apparut devant lui, non par magie, ce n’était pas un sorcier, mais en ouvrant la porte, tout simplement.

– Mage Falazar, le roi vous demande séance tenante au château.

– Je suis en train de récupérer de la dernière mission qu’il m’a confiée.

– Je ne fais que transmettre le message, mage.

Falazar soupira et sortit du bain. Il s’habilla d’une belle robe, toujours brune, mais d’un tissu agréable, pas comme le torchon rêche que lui avaient filé les nains.

Arrivé à la cour du roi, il dut attendre plus d’une heure que le souverain ait fini d’honorer quelques jeunes filles faciles. Falazar en compta huit qui sortirent une à une des appartements du roi. Puis il patienta encore une bonne demi-heure avant d’être reçu.

– Mon cher Falazar, as-tu fais bon voyage ? As-tu réglé le problème de nos amis nains ?

– Oui, sire, mais…

– Très bien, très bien. Combien étaient-ils ?

– Cinq, sire. Mais, vous m’aviez dit que c’était un troll.

– J’ai dit ça moi ? Peu importe, l’essentiel c’est que tu aies réglé le problème.

– Certes, sire, mais…

– Trêve de bavardages, heureusement que tu es de retour, j’ai un souci de la plus haute importance.

– De quoi s’agit-il, sire ?

– Demain je reçois le seigneur Lougal, du royaume voisin. Dois-je m’habiller de bleu, qui est la couleur de mes armoiries, ou de rouge, pour signifier que je suis le plus puissant ?

Falazar se demanda s’il avait bien entendu. C’était pour l’aider à choisir une tenue que le roi l’avait fait sortir de son bain tant mérité après une semaine cauchemardesque pour ensuite le laisser poireauter pendant pas loin de deux heures, tout occupé à ses frivolités.

– Je sais, poursuit le roi absolument hermétique au désarroi du magicien, c’est un choix difficile, c’est pourquoi j’ai vraiment besoin de tes précieux conseils.

– Peut-être pourriez-vous trouver un moyen de marier les deux, sire, pour souligner à la fois votre appartenance et votre supériorité.

– Excellent ! Quelle idée génialissime, je savais que je pouvais compter sur toi pour me tirer de ce mauvais pas. Tu peux disposer maintenant.

– Mais, sire, à propos des gobelins…

– Tu peux disposer, j’ai dit.

 

A ce moment-là, on aurait pu entendre un grand fracas, comme un mur qui s’effondre ou un drap qui se déchire, ça aurait été l’ultime once patience de Flazare qui s’effritait. Mais ces choses là ne font pas de bruit, ni ne laissent de traces visibles sur la personne qu’elles affectent.

Vilmer ne se doutait de rien alors qu’il s’avançait vers le magicien, occupé à se calmer les nerfs en buvant une bière avec trois de ses collègues.

Le pari qu’allait malheureusement remporter Vilmer tenait depuis de nombreuses années, comme on l’a déjà dit. Par contre, il est utile ici de préciser que la personne à l’origine dudit pari était Selucome, un magicien qui s’était vu ravir la place à la tête de la guilde par Falazar. Tous deux étaient d’éternels rivaux et prononcer le nom de l’un en présence de l’autre était fortement déconseillé.

Falazar savait bien que l’odorante personne qui l’insultait n’était qu’une victime du pari de Selucome. Mais sa patience avait fait long feu, et Vilmer se retrouva en petit tas de cendre.

 

Dans la taverne, une fois la surprise dissipée, les activités reprirent leur cours, comme si rien ne s’était passé.

 

Ainsi périt Vilmer qui aurait certainement préféré se retrouver dans un mélodrame affligeant ou souffrir d’une migraine après une séance chez le psy. Mais cette histoire n’est pas encore finie, même si Vilmer l’est, lui, cette histoire requiert encore une conclusion.

– Envoyez ces cendres à Selucome, dit Falazar à une serveuse, qu’il offre à ce pauvre fou une tombe avec l’argent qu’il a gagné du pari.

– Oui, mage, ce sera fait comme vous demandez.

 

Un coup de balai plus tard et les cendre emportées dans un bocal, Falazar sentit sa tension baisser d’un cran, signe que son indice de patience était en train de remonter.

– Ok, je reconnais que je me suis un peu emporté sur ce coup-là.

– Un peu ? répond le premier magicien.

– Oui, bon, complètement emporté. Mais, avouez que, tôt ou tard, ça risquait bien d’arriver. Au moins c’en est fini de ce stupide pari.

– Le pauvre, il ne s’attendait pas à ça, dit le deuxième magicien, on ne va plus pouvoir t’appeler Falazar le patient, maintenant.

– C’est le dernier de mes soucis !

Le troisième jeta un regard embarrassé aux deux autres avant de dire d’une petit voix :

– Euh… Falazar… il y a un petit truc que tu as oublié.

– Quoi ?

Le ton sec les fit sursauter. Après une hésitation, le troisième poursuivit.

– Falazar, tu n’as pas de femme…

– Et alors ? C’était pas le bon jour pour venir m’embêter.

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Webstory
17.02.2021

En histoire du jour le 17.02.2020 et partagé sur Twitter

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