Créé le: 12.06.2020
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Parenthèse 2020 …

Coronavirus, Nouvelle

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© 2020-2024 Hervé Mosquit

Chapitre 1

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29 février 2020, Luc vient de fêter, en montagne, l'anniversaire d'une cousine. Il regagne la plaine où l'attend son épouse Montse, de garde à l'hôpital ce soir là. Cette date un peu particulière du 29 février a quelque chose de prémonitoire pour eux. Ils l'ignorent encore...
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Nous étions le 29 février 2020 et fêtions en famille les 11 ans de ma cousine ou, devrais-je plutôt dire, ses 44 ans.

Cette date m’a toujours intrigué. Rationnellement, je sais très bien que nos ancêtres les romains avaient calculé que l’année complète comptait 365,25 journées.

Il leur avait semblé plus pratique à l’époque, d’instaurer des années bissextile à 366 jours pour éviter, au fil des siècles, un décalage par rapport à l’année solaire. Mais si le rationnel est une chose, le ressenti en est une autre. En effet, ce jour en plus, qui n’existe que tous les 4 ans et m’a toujours laissé une impression de bulle hors du temps, de bizarrerie injuste qui prive les natifs de cette date du trois quart de leurs anniversaires.

Ce jour-là, avec une dizaine d’autres personnes, nous avions rejoint en peaux de phoque ou en raquettes, un mayen appartenant à mes cousins,. A l’extérieur, il faisait glacial mais la neige était belle, la nuit étoilée et la lune dispensait une belle lueur qui nous avait permis d’économiser quelque peu nos lampes frontales

Le feu crépitait dans la cheminée, le vin coulait à flot, les chants et les éclats de rire devaient s’entendre loin à la ronde mais ne dérangeaient personne, même pas les marmottes entrées en hibernation depuis belle lurette. Ma cousine était ravie et les convives itou. Le lieu ne permettant pas d’y loger tous les invités, arriva le temps de prendre congé et de chausser les skis pour rejoindre la petite gare où nous attendait le dernier train de la soirée qui nous ramènerait en plaine.

La descente en ski se passa sans problème : nous connaissions le chemin, restions groupés et pouvions profiter sans réserve de cette atmosphère presque magique que procurait le fait de glisser sur une neige qui semblait constellée de petits diamants qui disparaissaient parfois sous le halo de nos lampes.

Nous arrivons enfin à la gare. Le train n’est pas encore à quai et je m’impatiente un peu : j’ai hâte de rentrer et de retrouver mon épouse, de garde à l’hôpital ce soir là et qui devrait arriver chez nous quelques instants avant moi.

Durant les 22  petites minutes que dure le trajet Le Trétien-Martigny, l’esprit  à peine embrumé par les effets de la Petite Arvine et de l’Humagne rouge, je me laissai bercer par le staccato  des rails et le cliquetis de la crémaillère tout en gambergeant sur le 29 février et la notion de temps qui passe.

Il est un temps qui s’étire, lent, gluant, adhésif dans l’attente d’une rencontre amoureuse, à l’approche d’un examen ou lors du mortel ennui suscité à l’écoute de cette symphonie de langue de bois que sont certains discours politiques. Il existe un autre temps, qui galope, qui s’écoule, cristallin comme un torrent joyeux, serpentant entre des rencontres ou des activités agréables ou passionnantes. Temps perdu ? temps retrouvé ? Temps jouissif ? Temps laborieux ? Temps triste ? Temps heureux ?

Ne sachant trop dans quelle catégorie situer ce fameux 29 février, je le voyais plutôt en temps suspendu. J’imaginais alors ce qui pourrait remplir ce vide temporel provisoire ou plutôt ce que deviendrait le film de cette vie trépidante qui caractérise notre époque si l’on pressait subitement sur la touche « pause ».

J’étais loin de prévoir que quelques jours plus tard une grande partie de la population mondiale allait se retrouver dans  une parenthèse temporelle faite d’oisiveté imposée, d’attente angoissante, d’impatience et de trépignements retenus ou sublimés, bref, dans une sorte de 29 février à grande échelle.

Que s’était-il donc passé ?

Suite aux amours douteuses d’un pangolin et d’une chauve-souris ou alors d’une éprouvette et d’un virologue maladroit, un petit virus répondant au charmant prénom de Covid19 avait vu le jour en décembre 2019.  Dans la tribu des virus, et particulièrement dans cette famille-là, il faut dire que ce sont plutôt de chauds lapins qui forniquent à tour de bras sans jamais se lasser, pour autant que l’on puisse forniquer avec les bras et que l’on puisse qualifier de bras les multiples excroissances que l’on peut apercevoir au microscope électronique sur ces minuscules créatures sphériques. Le fait est qu’ils donnent très rapidement naissance à des millions de leurs semblables.

En plus, comme ils adorent voyager, ils se sont répandus dans le monde en profitant de tous les transports en commun à leur disposition : touristes, hommes d’affaires, j’en passe et des moins confortables. Le résultat de cette migration intempestive fut que la moitié du monde s’est retrouvée infectée. Et comme personne n’a encore découvert de vaccin, il y avait panique à bord. Pour se débarrasser d’un virus il faut un médicament ou un vaccin et il n’y en a pas à ce jour. Une immunisation collective par contamination d’une majorité de la population peut aussi faire l’affaire.  Le problème était que cette engeance, cette saloperie de bestiole, en veut particulièrement aux personnes affaiblies ou âgées qui sont souvent victimes de complications graves et risquent de mourir par milliers.

Donc, pour éviter d’engorger nos hôpitaux et de faire imploser notre système de santé, il fallait à tout prix prendre des mesures étatiques pour freiner la propagation.  En conséquence, depuis début mars, les gens sont donc confinés à domicile pour raison de pandémie et tous les commerces ou entreprises qui ne fournissent aucun bien ou services indispensables sont fermés. Il est permis de sortir pour faire ses achats de première nécessité, aller à la pharmacie, chez le médecin, aider des proches ou alors aller travailler.

Travailler, c’est précisément ce que je m’apprête à faire ce lundi 30 mars. En effet, pandémie ou pas, je n’ai pas droit de me glisser dans cette parenthèse temporelle qui suinte l’incertitude, dégage des effluves de gel hydro alcoolique et stimule la paranoïa. Chauffeur pour le compte d’une grande enseigne de la distribution, je ne fais pas partie de cette partie de la population propulsée du jour au lendemain du stress à l’attente, de la promiscuité et de la convivialité professionnelle au télétravail solitaire.

Pour moi, rien n’a changé si ce n’est un trafic routier réduit à sa plus simple expression, ce qui m’arrange bien. Par contre, les heures supplémentaires dues à cette situation me plaisent moins. En effet, un vent de panique souffle dans la tête d’un bon nombre de  paranoïaques de la pénurie et de la disette. Et quand la crainte de manquer de quelque chose s’incruste dans leurs esprits perturbés, ces individus rivalisent d’égoïsme et d’agressivité. Ils stockent des marchandises aussi improbables que disparates comme le PQ, les boîtes de conserve, les pâtes, la farine et même la levure, des fois que tous les boulangers soient victimes du virus. En fait, il n’y a jamais eu de pénurie à part celle provoquée par ces têtes de linotte de consommateurs compulsifs. Mais le mal est fait et les succursales de la grande distribution doivent plus qu’à leur tour pondre des courriels ou passer des coups de fil pour commander ce qui leur manque en fin de journée. Donc, nous les chauffeurs, travaillons plus que de coutume.

Mon épouse Montse, qui est infirmière à l’hôpital cantonal, travaille aussi plus que d’habitude. Ce soir, par exemple, même si son horaire officiel se termine à 19 heures, je sais très bien qu’elle ne pourra pas regagner notre domicile avant 20.30 h. si tout va bien.

Après une tournée interminable, j’arrive enfin à la maison. Il est passé 20 h. Je suis épuisé et me sens un peu patraque. Je mets ça sur le compte de la fatigue due au rythme frénétique des livraisons du jour.

Quand Montse arrive vers 21.15 h. j’ai pris une douche, mangé une pomme, bu un thé, avalé une pastille de paracétamol et me suis couché. Je n’ai pas le temps de lui raconter ma journée qu’elle me prend la fièvre et grimace en voyant les 39,5 s’afficher sur le thermomètre. Elle passe aussitôt un coup de fil au numéro spécial dédié aux personnes présentant des symptômes pouvant être attribués au Covid19. Un rendez-vous est pris pour le lendemain matin. Je m’endors ensuite comme une masse. Au réveil, j’ai la désagréable impression de m’être assoupi sur une plage andalouse en plein soleil et sans parasol. Montse n’en mène pas large non plus et c’est quelque peu vacillants que nous prenons le chemin de l’hôpital pour y être testés. Quelques longues heures plus tard, nous recevons le résultat : nous sommes tous les deux positifs. Ils nous laissent renter chez nous non sans avoir établi une liste de toutes les personnes avec qui nous avons été en contact proche et prolongé les derniers jours.

Nous sommes donc de retour à la maison, condamnés à la quarantaine pour deux semaines et avec l’injonction de prendre immédiatement contact avec les services d’urgence en cas d’aggravation des symptômes. Chez nous, c’est une maison ancienne, retapée par nos soins, un peu à l’écart d’un village blotti contre les flancs d’une colline. Les natifs du coin s’offusquent quand je parle de colline. Mais ayant quitté mon Valais natal pour venir travailler dans la région, j’ai quelque peine à parler de montagne quand il s’agit d’une excroissance boisée dépassant à peine les 1000 mètres d’altitude.

Cela dit, nous avons la chance, ou la malchance c’est selon, de n’avoir aucun voisin proche et de vivre avec la nature, en particulier la forêt, quasiment à notre porte.

Mais ce jour-là, fiévreux, courbaturés, épuisés, nous regagnons notre domicile sans penser à la beauté du paysage environnan. Pendant que Montse se douche, je réussis à faire cuire un bouillon épaissi par des pâtes en forme de petites lettres qui me rappellent mon enfance, quand nous faisions, avec ma sœur, la course pour savoir qui aurait écrit en premier son nom sur le bord de l’assiette. Je gagnais presque à chaque coup : je m’appelle Luc, ma soeur Antonietta. Parfois, magnanime, par amour fraternel et pour la laisser gagner de temps en temps, j’étais d’accord de la laisser user de son surnom : Neta.

Nous avalons donc notre bouillon et nos pastilles de paracétamol presque sans un mot, le regard dans le vague, fébriles et la sueur au front. Le temps que je passe moi aussi sous le jet bienfaiteur de la douche, Montse s’est déjà endormie. Je me glisse dans le lit et rejoins Morphée illico. Il est à peine 17 heures. Nous dormons jusqu’au lendemain à 9 heures, d’un sommeil lourd, agité et peuplé de rêves épuisants.

Le lendemain, nous nous réveillons perclus de courbatures, fatigués et affectés d’un rhume carabiné qui met à mal notre stock de mouchoirs et emplit la maison de sons qui évoquent un profane s’essayant la première fois à la trompette. N’ayant plus le droit de sortir faire nos courses, nous engageons et dédommageons le fils de nos voisins les plus proches, un jeune adulte de 19 ans, afin qu’il se charge du ravitaillement. Il ira une fois par semaine au supermarché et à la pharmacie, pour les aliments de longue durée et les médicaments. Il se rendra chaque 3 jours chez les nombreux agriculteurs de la région pratiquant la vente directe pour y  acquérir légumes, fruits, œufs, huile et farine.

Le soir, pas encore très vaillants mais ayant de quoi tenir un siège, nous abordons ce confinement avec fatalité.

Nous laissons passer encore deux jours pour informer nos enfants de la situation, le temps de récupérer un peu et d’avoir une voix qui ne donne pas l’impression de venir d’outre-tombe. Nous avons 1 garçon et deux filles, tous de jeunes adultes dehors de la coquille. La fille aînée est professeur de biologie, mariée sans enfants et vit en Valais, à Sion. Le garçon termine ses études en linguistique dans la ville de son amie catalane, à Gérone. La cadette enfin, mécanicienne automobile, travaille au bord de la Baltique, à Kiel en Allemagne, où elle vit avec son amie allemande. Tous les trois nous incitent à la prudence et se proposent de rentrer pour nous soutenir. Nous les remercions, déclinons leurs offres et leur promettons de leur faire un message par jour et une rencontre virtuelle par semaine.

La première semaine, nous expérimentons presque tout ce que nous lisons sur les effets de ce virus : fièvre, fatigue, perte de goût et d’odorat mais sans leurs   aspects les plus graves comme la pneumonie et les graves difficultés respiratoires. Nous avons donc assez de souffle nous gaver de toutes les informations qui circulent sur les réseaux sociaux. Il y a les faits, le nombre de morts, les hôpitaux surchargés en Italie et la progression de la pandémie aussi chez nous.  Nous subissons également une tornade prises de position fantaisistes, complotistes, farfelues où d’aucuns s’autoproclament spécialistes en épidémiologie et profitent parfois de l’occasion et de cette tribune offerte pour cracher leur fiel et leur venin raciste et xénophobe.

Après quelques jours, gavés jusqu’à la glotte d’une pléthore d’informations souvent contradictoires et anxiogènes, nous arrivons à saturation. Nous décidons alors de ne plus suivre l’actualité ni de nous connecter à internet, excepté pour envoyer des messages à nos enfants et leur parler par vidéo-conférence, comme convenu, le vendredi soir.

Nous apprenons par nos enfants que la pollution et le CO2 ont reculé de manière spectaculaire un peu partout sur la planète. Il n’ y a presque plus d’avions dans le ciel et les routes sont devenues le rêve inatteignable qu’avaient en été les vacanciers en transhumance vers les plages du Sud ou les pendulaires aux heures de pointe. Nos enfants nous disent comment cette crise exacerbe les traits de caractère et dévoile les personnalités. Il y a bien sûr l’héroïsme des soignants, la solidarité entre voisins, les gestes d’entraide un peu partout dans le monde. Mais ils racontent aussi les fâcheux, les aigris, les chafouins qui profitent de la situation, les constipés du sourire, les égoïstes forcenés. Ils s’insurgent contre la mesquinerie et l’indifférence crasse face à tous ceux pour qui la lutte contre le virus devient l’autoroute vers encore plus de misère et de souffrances. Notre cadette nous rappelle les autres drames qui tuent bien plus encore que cette saloperie de petite bestiole : les guerres, les dictatures, la xénophobie, la faim, la scandaleuse injustice de la répartition des richesses.

Nous nous sentons un peu coupables. Nous ne faisons pas partie des gens gravement affectés : selon la formule consacrée, « notre pronostic vital n’est pas engagé ». Nous vivons dans une maison confortable en pleine nature et pas dans une banlieue surpeuplée ou dans un camp de réfugiés sur les îles grecques. Nous ne sommes pas riches mais largement à l’abri de la richesse et de la pauvreté. Bref, nous vivons un moment particulier, une parenthèse temporelle, spéciale certes, mais pas vraiment désagréable au point de se demander si la normalité d’avant la pandémie n’était pas en fait, si l’on se réfère à l’avenir de la planète, l’anormalité. Pour nous déculpabiliser, on a flingué notre budget vacances et fait des dons à des organisations qui soutiennent les plus précaires chez nous et les réfugiés dans les camps. Cependant, égoïsme ordinaire ou réflexe de survie, nous sentons le besoin de rester dans notre bulle.

Egoïstes, nous le sommes donc certainement aussi en oubliant très vite les propos de notre progéniture. Nous voulons garder ce temps arrêté. On nous y a contraints, c’est vrai, pour 15 jours. Mais de contrainte, cet ordre est devenu cadeau : c’est un moment hors du temps, rien qu’à nous, fait d’échanges. Echange entre nous d’abord mais aussi avec la nature qui nous entoure et nous berce de ses bruits, de ses odeurs, de ses couleurs. Partages aussi, de baisers, de caresses, de fluides corporels, d’émotions, de confidences, d’impressions, de ressentis.

A partir de là, je ne dis pas que c’est le paradis, mais ça y ressemble. Nous lisons, beaucoup. Nous faisons l’amour, souvent, partout dans la maison, à tout moment de la journée. Nous sortons, un peu, timidement, presque clandestinement, profitant de la situation isolée de notre demeure qui nous permet de rejoindre de petits sentiers forestiers avec un risque infime d’y croiser quelqu’un. Nous parlons. Nous écoutons le bruit du vent, le chant des oiseaux, le bruissement des feuilles et le craquement des branches. Nous regardons, les fleurs, les arbres, le ciel, les champs couverts d’une herbe déjà haute.

Et d’un seul coup, par une lettre de l’hôpital à l’intention de Montse et une autre de mon employeur, le courrier d’un vendredi matin vient casser cette douce quiétude, cette bulle hors du temps dans laquelle nous nous étions blottis une dizaine de jours, regrettant amèrement que cette quarantaine ne corresponde plus à sa définition originale, à savoir un isolement de quarante jours.

Lundi tout recommence, pour nous. Pour la majorité de la population, tout ou presque est encore à l’arrêt ou au télétravail. Mais, pratiquant des métiers dits « indispensables » nous repartirons « au front » comme se plaisent à le dire les journalistes qui semblent adorer ce langage un tantinet guerrier.

Nous ignorons encore ce qui va sortir de cette crise. Le monde va-t-il se replonger dans cette fuite en avant consumériste qui implique le saccage de notre planète, la captation de ses richesses par une toute petite minorité et l’accentuation des injustices ? Ou alors, forcés de ralentir, de revenir à l’essentiel, de pratiquer la solidarité au quotidien, va-t-on chercher d’autres manières de produire, de consommer, de partager ? Nous n’en savons fichtre rien mais ce que nous allons retenir à coup sûr, est cette envie de parfois arrêter le temps et réinventer notre vie.

Le 29 février n’a effectivement lieu que tous les 4 ans mais rien ne le distingue, en soi, des autres jours.  Et si l’on décrétait la nécessité d’une vraie parenthèse temporelle pour l’ensemble de la planète ?

Peut-on espérer qu’ainsi l’ensemble de nos expériences, de nos réflexions issues de cette bulle temporelle provisoire nous aiderait à repenser ensemble le monde que nous voulons léguer aux générations futures ?

Peut-on rêver que le fait de tout arrêter, ne serait-ce que quelques jours, nous fasse redécouvrir ce qui importe le plus, à savoir une vie décente et digne, un bonheur quotidien, simple et possible, vivable pour tous et partout ?

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