Créé le: 02.07.2023
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Par-delà les vagues

Fiction, NouvelleMémoires 2023

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© 2023-2024 Bartolomee

Certains rêves se noient à quelques brassées des côtes. 36°04' N, 5°24' W
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La solitude des poissons dans le lac m’enivre

je les regarde quitter la rive et traverser la baie,

espérer qu’en face l’eau déborde de vivres

ce soir je quitte mon oasis déserté par la paix

 

Ce pays de violences où j’agonise

sous le regard d’une lune voilée, analphabète et humiliée

Je rêve d’une maison avec marquise

un endroit où je pourrais enfanter

 

Il pleut des montagnes, chacun s’entasse, se ramasse,

l’embarcation s’envole comme un rapace

Mes larmes gonflent l’océan

qui les absorbe, presque innocent

 

Le silence éclabousse la coque colorée

jaune, bleue, orange délavé

dispersée entre deux lointains qui se rapprochent

dans ma bouche, un goût soufré de roche

 

Terre d’exil, terre d’accueil

réfugiée, déracinée, migrante

une sourate pour éloigner le mauvais œil

des prières rassurantes

 

Dans mon ventre, les flots s’amplifient

je dépose ma main… bientôt petit, bientôt

Le voyage est long mais au bout la vie

la sens-tu contre ma peau ?

 

Un cri puissant crève l’océan

souffle d’eldorado dans le vent

mes compagnons se lèvent impatients

l’embarcation perd ses ailes et se fend

 

Notre fragile assemblage de bois

tangue et chavire

le rivage est à quelques pas

il brille comme un saphir

 

La panique,

le naufrage,

la nage vers la côte hispanique

un impossible sauvetage

 

Je serai hébergée par les étoiles

compagne d’une petite âme

notre idylle prend fin

je ferme les yeux, ne serai jamais écrivain.

 

 

Il referma le livre et le déposa sur ses genoux. Il se souvint de cette journée à Grenade. Son passage dans la petite librairie du quartier de Zaidin.

Il cherchait un recueil de Federico García Lorca, lorsque son sac avait heurté un livre sur une table. La chute l’avait surpris. Il l’avait ramassé et feuilleté. Il ne connaissait pas Ibrahim Alaoui mais les premiers vers le troublèrent. Au fur et à mesure de sa lecture, son cœur dérailla, jusqu’à perdre des battements.

Il acheta immédiatement l’ouvrage qu’il ne cessa de relire. Entre ces lignes, le reflet trouble de son histoire.

Il enleva ses lunettes qu’il déposa, avec le livre, sur la table basse. Il fit quelques pas jusqu’à la cuisine et ouvrit l’armoire des friandises. Il saisit une boîte en métal, seule sur l’étagère. Sa paume caressa les contours et les reliefs du dessin. Dans sa bouche un léger goût d’eau salée. C’était toujours la même sensation qui l’envahissait à la vue de ce coffret.

Son regard s’échappa par la fenêtre entrouverte. Les amandiers fleurissaient. Son verger respirait l’hiver méditerranéen. Le Guadalquivir continuait à irriguer ses plantations en dépit de la sécheresse pénible. Malgré son âge, il travaillait sans relâche, tel un animal acharné. Il lui devait bien ça, non ?

 

Il attrapa un Petit-Beurre qu’il laissa fondre sur sa langue.

 

L’écume frappa la coque. L’agitation gagna l’embarcation. Des cris de joie résonnèrent. La côte se dessinait au large. Plusieurs passagers se levèrent, tapèrent des mains et se prirent dans les bras. Le bateau pneumatique ne résista pas à l’euphorie et chavira d’un coup sec. La mer était agitée et l’eau glacée. La panique s’infiltra en chacun. Certains luttèrent contre les vagues, le vent fouettant leurs visages trempés. Ceux qui savaient nager firent quelques brasses, espérant rejoindre la côte. Les autres s’épuisèrent rapidement et s’enfoncèrent dans le silence.

Espoir enseveli par une mer impitoyable.

Elle, elle savait nager. Son père l’avait jetée toute petite dans le Drâa. Très vite elle avait compris que de petits mouvements suffisaient à la maintenir à la surface.

Son ventre alourdi l’attirait vers le fond mais elle résista jusqu’à ce que des gyrophares et des sirènes illuminent le ciel. Lorsqu’elle aperçut la bouée, elle s’y accrocha comme une tique sur un tendre mollet. Son corps fut soulevé dans les airs et toucha le sol dur du navire. Ses tympans vibraient et son ventre se contracta douloureusement. Elle le caressa tout en regardant ces hommes armés aux gilets de sauvetage criards qui s’affairaient autour d’elle. Ils braillaient des paroles incompréhensibles. Elle avait échappé à la noyade mais pas à l’effroi. A ses côtés, ses compagnons de traversée s’amassaient. Des lampes puissantes balayaient les alentours, des prières se murmuraient. Son ventre se durcit encore. Elle ressentit une vive douleur puis s’évanouit.

Il croqua une autre bouchée qu’il laissa fondre contre son palais.

Il était né dans le service des urgences d’Algésiras, en Andalousie. Sa mère avait succombé quelques instants après l’accouchement. Une histoire banale.

Il avait passé plusieurs mois dans un centre d’accueil pour migrants, puis avait été adopté par un couple d’arboriculteurs qui ne pouvait enfanter. Juan et Carmen lui avaient transmis l’amour de la terre promise, la ténacité et l’indulgence. Petit, il se souvient qu’à certaines périodes, la solitude lui dévorait les parois de l’estomac qui s’effritaient, inexorablement. Il se nourrissait alors uniquement des galettes beurrées conservées dans la boîte au coin de son lit. Chaque semaine, Carmen la remplissait car elle savait que ce parfum le réconforterait.

Sa famille racontait que lorsqu’elle l’avait adopté, à l’âge de dix-huit mois, il ressemblait à une amande dont la coque ne durcirait jamais. Sa peau était veloutée, pâle et duveteuse. Ils choisirent ce fruit immature avec, pour seul bagage, une boîte en métal, une djellaba et un cahier gonflé par l’humidité dont l’écriture avait disparu, avalée par les vagues.

 

Il attrapa un autre sablé qu’il croqua. L’amertume revint dans sa bouche. Ses papilles frissonnèrent.

 

Elle quittait son Maroc natal d’un pas rapide. Elle regretterait les ruelles de Chefchaouen, ces raccourcis, ces façades bleutées, ces dédales et ces pots de fleurs colorés qu’elle connaissait mieux que son propre corps. Elle longea le cimetière et tourna à gauche. Elle enserra le petit baluchon contenant une boîte pleine de biscuits qu’elle avait dérobée en refermant la porte de la maison familiale ainsi que son cahier d’écrivain. Elle savait que la route serait longue. Le soleil ne s’était pas encore levé. Les rues étaient calmes, l’air tiède. Le minibus, garé sur la petite place déserte, attendait.

Un individu, très mince, un mégot entre les lèvres, était appuyé contre la calandre. Lorsqu’elle s’approcha, il lui tendit la main, sans un mot. Elle déversa la somme prévue dans sa paume. Il compta rapidement puis lui ouvrit la portière arrière. Il restait une toute petite place. Elle se cala entre deux hommes qu’elle eut à peine le temps de percevoir. Puis la porte claqua et ils furent encerclés par l’obscurité. Elle sentit le bébé bouger au moment où le véhicule démarra. Une larme s’écrasa sur sa poitrine et sa gorge se raidit. Elle fuyait pour qu’il vive. Elle venait d’avoir seize ans.

Six mois auparavant, Amir l’avait embrassé derrière la mosquée Gharouzim à l’extérieur de la médina. Elle avait senti ses joues roussir, ses jambes grelotter et son cœur se déchainer. Ils s’étaient allongés sous un olivier, cachés par les hautes herbes. Leur corps avaient rythmé à la même allure jusqu’au coucher du soleil. Ce soir-là, lorsqu’elle franchit la porte de sa maison, le souffle de l’étreinte l’avait métamorphosé.

Elle garda le secret de cette journée jusqu’à ce que son ventre s’épaississe. Puis, elle eut peur. Imaginant le visage muré de son père, les phrases humiliantes de sa mère, les questions méprisantes de ses frères ou le regard blâmant de sa grand-mère. Elle le cacha également à Amir. Elle savait déjà ce qu’il allait lui rétorquer et elle ne le supporterait pas.

Dans son cahier, elle écrivit : « Je rêve d’une maison avec marquise, d’un endroit où je pourrais enfanter ». Une vie s’enracinait dans son corps. Elle sentait la chaleur d’un vent intérieur se déchaîner et une multitude de sensations éclore. Elle désirait.

Elle organisa sa fuite en quelques jours. Elle savait où ses parents cachaient leurs économies. Elle contacta un passeur qui ferait le lien entre sa ville et Belyounech, au bord de la mer.

Les cahots de la route la rendirent nauséeuse. Dans les ténèbres, la centaine de kilomètres lui paru démesurée. Elle avait chaud dans ce véhicule caréné. Par moment, son ventre se durcissait. Lorsque le minibus s’arrêta, ils attendirent encore plusieurs heures sans bouger, écrasés les uns contre les autres. Les premières étoiles apparaissaient lorsqu’elle grimpa dans le bateau. Elle redoutait la traversée. Elle déposa une main sur son ventre et s’agrippa de l’autre au rebord du rafiot. Son baluchon entre les jambes, le vent malmena sa chevelure.

 

Je m’appelle Ibrahim Alaoui. J’ai cinquante-sept ans. Tous les soirs, j’écris de la poésie après ma journée de travail, au centre pour réfugiés.

La mise en mots me permet d’endurer la violence du quotidien, d’estomper les visages de ces migrants sans empreinte qui croient avoir atteint le paradis.

Il y a vingt ans, j’ai accueilli, dans mon service, un nouveau-né dont la mère était morte en couches. Il était accompagné d’un petit baluchon difforme. Quand je l’ai ouvert j’ai découvert une magnifique boîte de biscuit, une djellaba orangée brodée sur la poitrine ainsi qu’un cahier gondolé. Seule une page restait à peu près lisible. Certaines rimes avaient disparu, pourtant, dès les premiers vers, mon estomac s’emballa. Je restai en apnée jusqu’à la dernière strophe.

Lorsque le bébé poussa un cri aigre, je sursautai. Rapidement, je pliai la feuille en quatre et la glissai dans la poche de mon jean.

Aujourd’hui encore, j’en rougis. Je me suis approprié cette prose en comblant les mots manquants puis je l’ai insérée au milieu de mon recueil de poésie comme si elle m’appartenait. Les remords ont creusés de vastes cicatrices sur mon visage.

Il attrapa un dernier biscuit qu’il dégusta puis il rangea la boîte dans l’armoire. Il se rassit dans le fauteuil et lut le poème une dernière fois avant d’aller se coucher. La note de bas de page résonna dans sa poitrine. Plusieurs petites ridules se dessinèrent au coin de ses yeux et ses fossettes se creusèrent.

 

Que ces quelques vers

miraculés des fonds marins

voguent à travers l’univers

en souvenir d’un jeune marocain.

Commentaires (2)

Webstory
13.11.2023

Merci de votre participation au concours 2023 – Mémoires. Votre histoire figurait parmi les dix premières retenues dans la sélection du jury.

Webstory
02.08.2023

Bienvenu à Bartolomee dans la communauté d'écriture Webstory.

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