Chapitre 1

1

Je n’aurais peut-être pas dû tuer l’Indien... Il ne m'a pas laissé le choix.
Reprendre la lecture

Je n’aurais peut-être pas dû tuer l’Indien… Il ne m’a pas laissé le choix. Il voulait mourir en guerrier.

Je l’avais rencontré autour d’une bouteille d’Armagnac, dans une taverne de la montagne Sainte-Geneviève.

« Je suis un heyoka, un rêveur de tonnerre ! » avait-il annoncé le plus naturellement du monde, comme s’il disait : « Je bosse dans une boîte d’informatique. » Je sentis tout de suite que j’avais devant moi un aristocrate.

Pourquoi étais-je entré dans ce bistrot ? À cause du juke-box qui aguichait les passants avec de vieilles chansons : « Les sabots d’Hélène », « Tonton Cristobal est revenu ».

L’Indien correspondait à la définition de Shakespeare : « Nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves ». Il inventait le passé, il se souvenait du futur.

« Veux-tu jouer aux échecs ? » me demanda-t-il. Je fis non de la tête, mais il savait que j’acceptais. Il dessina sur la nappe un échiquier. A, B, C, D, E, F, G, H, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8. Des lignes, des lettres, des chiffres : en quelques gestes, la table ronde tournait en table de multiplication des possibles, ouvrait les volumes de l’encyclopédie universelle.

D’une sacoche en peau de vache, l’Indien sortit les pièces d’un jeu d’échecs.

« Je les ai taillées dans les os des mains de deux géants de la boxe. »

J’avais lu quelque part que les doigts grillés étaient un régal.

« Nous allons jouer à l’envers, me dit l’Indien. Je pose les pièces dans une configuration d’échec et mat. Le but est de revenir au début du combat. L’eau de feu est bonne. Bois ! »

Divin, cet Armagnac ! Dieu est-il gascon ? demandait Christian Millau. Je réponds oui.

La première figurine que cette partie rétrograde fit ressusciter était un fou. Les Angliches disent un « bishop », ce qui revient au même. Qui travaille du chapeau est nécessairement fou. D’Aristote à Quine, tous les logiciens ont validé ce théorème.

Le cerveau du fou forme un labyrinthe sans fil d’Ariane. La conscience ne peut pas, ne veut pas en sortir ; elle fait l’amour avec les milliers de monstres qui envahissent les couloirs.

« Les enfants me demandent toujours de leur raconter comment Coyote jongle avec ses yeux ou comment il dupe la vieille femme au vagin denté. Es-tu un enfant ? »

Je hochai la tête.

« Alors tu pourras me tuer quand le moment sera venu. Ensuite, tu m’arracheras le coeur et tu l’offriras au poisson arc-en-ciel qui nage dans la forêt de crânes, au 19 de l’avenue sous-marine. Mon coeur n’est pas en plastoc. »

Quand les deux tours blanches remontèrent sur l’échiquier, l’Indien déclara : « Trempe un dollar dans l’azote liquide, il se brise comme du verre. Les deux quéquettes de la Grande Pomme bandaient pour du pognon. Ce qui excite l’homme moderne, c’est le paradis fiscal. La tour de Babel, phallus tendu par le désir de s’unir au Ciel, avait quand même plus fière allure. Selon le mémorial de Sainte-Hélène, la langue d’avant la colère de Dieu était le romanche. »

Un coup en arrière et la Dame noire surgit de l’écume de napalm. Petit déjeuner chez Tiffany avec les Walkyries. On prétend que la Dame possède la plus grande puissance de feu. Faux ! Son excessive liberté de mouvement la condamne au pire des supplices : l’embarras du choix.

En remplissant mon verre, l’Indien, qui avait lu dans mes pensées, proverbalisa : « Chaque tribu danse autour d’un poteau de torture. »

Une gorgée d’Armagnac me donna le vertige. Une recharge de cavalerie me remit en selle.

« Depuis que la guerre ne se pratique plus à cheval, son art est devenu abstrait. Un tank, c’est du Tinguely ; un missile, c’est du Calder ; une explosion, c’est du Pollock ; les conventions de Genève, c’est du Miró ! Pour montrer leur courage, les jeunes Lakotas affrontaient à dos d’âne les tuniques bleues. Un bon Indien est un Indien mort. Je suis un bon Indien. Donc tu dois me tuer. Il te faudra aussi me scalper. Ce n’est pas facile. Détacher le cuir chevelu du crâne demande un excellent couteau et de l’adresse. »

Peu à peu, les pions renaissaient et s’alignaient.

« Le sort d’un pion ? Être damné ou devenir Dame. »

Un rayon frappa la couronne de la Dame blanche.

« La femme dort dans une théière. Le mandrill au nez priapique a fait sourire son minou. Cadeau du chapelier fou : l’auréole de la jouissance. Au fond du vase de nuit, un oeil dit : « Je te vois ». La femme est la Rédemptrice. Pour libérer Spartacus, elle ose pousser le bouchon très loin. Pluie de lumière, de larmes, de lait, de cyprine et de sang, la femme verse le vin de l’amitié qui sauve les vieilles poutres de l’imbécillité des technocrates. Alliance du ventre, du coeur et du cerveau, elle rachète les seins perdus dans les couleurs du temps qu’assassinent les vertueux de la rigidité grise. Pêche miraculeuse. El Dorado. Le Soleil dit Oui. C’est un beau jour pour mourir. Prépare-toi à me tuer ! »

Commentaires (2)

Webstory
14.01.2022

Soirée du 25 octobre 2021 chez Cristobal DEL PUEY – Les textes inspirés par la rencontre avec cet artiste sont visibles dans Histoires > Catégories > D'écrire l'artiste

Marie Vallaury
29.10.2021

Un texte aussi foisonnant que les toiles dont il est issu. Même Spartacus n'en revient pas d'accéder ainsi à la postérité littéraire :-))

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire