Chapitre 1

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Mes souvenirs des rencontres de coupe du monde Hollande-Argentine depuis cinquante ans et réflexions sur ce qu'elles disent de la vie individuelle et sociale.
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On disait Hollande, auparavant. Aujourd’hui, il faut dire Pays-Bas, pour se faire comprendre et respecter les codes. Adolescent, je portais, sur mon corps fin, le maillot « de la Hollande ». En coton, cet « Oranje » qui me suivait partout. J’avais apprécié leur combat contre l’Allemagne en finale de la coupe du monde 1974. Une confrontation tendue qui avait des résonances dans l’histoire, et qui en a toujours. Une glace vanille fraise dans sa coupe argentée, juste avant le coup d’envoi sur une terrasse au village avec un ami dont j’ai fier souvenir et ma mère qui nous avait rejoint, ce 7 juillet soixante-quatorze (elle aurait dit septante-quatre et moi avec). C’était son anniversaire. Je ressens encore les sensations dans mes vestiges émotionnels de ce moment d’avant la finale et la notion, qui s’est depuis lors délitée, d’évènement mondial imminent. Le ton de leurs voix, celles de maman et de mon ami, leur confiance par le fait d’être là un jour de grand évènement à vivre tout à l’heure devant la télévision. Silence dans les rues, que l’on croit de circonstance. Deux heures plus tard et pour toujours : 2-1 pour les Allemands que le talent des bataves, cheveux aux vents, n’a pas fait douter. Le joueur qui a marqué le but de la victoire est mort récemment après avoir souffert durablement de troubles cognitifs de plus en plus sévères.

 

Après la finale, un jour, on est mort récemment, c’est ce qui est arrivé à Pelé en fin de semaine dernière. Et les finales continuent de jeter leurs couleurs dans les yeux émerveillés de millions de spectateurs.

 

Dans le tournoi – une coupe du monde de football est un tournoi organisé par une association de fédérations – les Hollandais avaient battu les Argentins. On revoit souvent cette image fixe de Johan Cruyff évitant le gardien par un mouvement souple des hanches, qui semble se produire encore, pour marquer le premier but. Ce fut un festival 4 à 0. Je ne me souvenais plus des buts, même pas sûr d’avoir vu le match. Mais on peut revoir cette fougue batave sur une pelouse mouillée en deuxième mi-temps et ces offensives incessantes qui ont découragé les Argentins. On appelait cela football total, dans les années septante. Les Hollandais étaient les plus forts, mais ils n’ont pas gagné les finales auxquelles ils ont, par deux fois, accédé. Au cours de la vie j’ai appris d’autres choses sur ce pays, son histoire et son actualité. Une histoire fabuleuse présentant beaucoup d’intérêt, avec les peintres plus encore que les footballeurs. Notamment ces stars : Van Gogh, Rembrandt et Vermeer dans le désordre de mon esprit. Ils nous font beaucoup d’effet, et ce n’est pas fini, ainsi que les autres artistes que j’avais pensé à tort bien connaître un jour. Peux dire le nom des joueurs de l’équipe de Hollande au fils des ans. Je m’y arrête au milieu des foules, les peintres parfois, les joueurs plus souvent. Et je partage avec les même multitude, l’ignorance de la culture de ce pays et de presque tous les autres. Sur les temps actuels, des Pays-Bas forts et discrets dans une Europe qui ne redistribue à personne les grands rôles. Un avion civil a été abattu en 2014. C’était déjà un petit bout de la guerre en Ukraine. Morceaux de tôle et d’histoire. Un tribunal à La Haye et des experts scientifiques très compétents. Il faut jouer des coudes, dans les tournois, pour exister au-dessus des mêlées. Je portais ces couleurs et j’ai rencontré depuis lors quelques ressortissants – qui m’ont parlé des rudesses de la guerre, la deuxième du siècle passé et de l’importance du patin à glace dans ce pays, sur de longs parcours naturellement gelés, peut-être pas cet hiver – mais je ne sais pas grand-chose de ce pays où je ne me suis rendu à qu’à deux reprises, un week-end de sport et un autre de visite d’Amsterdam qui vit encore un peu dans le corps de mes émotions.

 

Nous connaissons le monde potentiellement puis superficiellement puis plus du tout. Restent les coupes du monde.

 

La finale de juin 1978, Argentine-Hollande, le poteau de Rensenbrink durant les prolongations ou juste avant, à la toute fin du temps réglementaire et la fête de Mario Kempes. Vileda en chef militaire dans les Tribunes, Ardiles si sobre et efficace au milieu du terrain qui jouera à Tottenham et vit encore à Londres. J’étais en Ecosse, dans une belle campagne, l’année de mes 20 ans, quand tout m’échappait. Peut-être pas la finale, Argentine-Hollande, cette tension qui ressort à chaque nouvelle occasion. Les Argentins ne pouvaient pas ne pas gagner, pour des raisons de ferveur et de politique. Les Hollandais refaisaient en mieux la finale de 1974. Il y avait une épaisseur, que je peux ressentir encore, dans l’atmosphère au troisième étage de l’hôtel où je travaillais clandestinement. Un alcoolique invétéré avait suspendu depuis quelques heures sa consommation de whisky pour voir le match à mes côtés. Des herbes fraîchement coupées attendaient mes foulées plus haut vers la forêt. Je regardais simultanément, du moins en ai-je aujourd’hui le sentiment, par la fenêtre avec un œil sur l’écran, tout en étant attentif à l’intérêt que vouait à cette retransmission mon voisin qui commentait certaines actions et semblait oublier sa souffrance. Puis tout le monde se taisait. Ces maillots, les oranges et les bleu blanc, albicéleste, s’affrontent encore et toujours, inexorablement, sur l’instant et à jamais. Les précipices de l’action se déroulant et menant à l’invasion de milliards de cerveaux ou la banalité des ces moments glorieux qui disparaissent et s’incruste à la fois dans le réel et les esprits. Le ballon est remis à l’équipe qui engage, il circule et subi des trajectoires aléatoires qui feront que l’un ou l’autre gagne.

 

Le sport nous apporte une sorte de paix autant qu’il figure et préfigure la mort.

 

Jamais allé en Argentine, et je n’irai probablement pas. Jamais dans le passé et dans l’avenir. Laissé passer trop de coupes du monde, dix-sept à ce jour dont une l’année de ma naissance. Pourtant, la Patagonie, pourtant Buenos Aires. Une vie sans eux, indéfendable. La musique, la culture, la politique, qui se fit si violente par époques et si sclérosée le reste du temps. Mais le football. Je les ai découverts par moments ces joueurs célestes, méchants à certaines occasions, à d’autres brillants. Champions du monde à nouveau en 1986, le culte Maradona. Un joueur argentin était, à mes yeux de profane européen, un être mystérieux venu de contrées profondes avec un talent à la fois rustre et phénoménal. En 1998, en France, ils ont à nouveau rencontré les Hollandais qui continuaient de briller en Europe où ils ne s’imposèrent qu’une fois en 1988, contre la Russie en finale. Vu et approuvé, puis oublié un peu. Cet Hollande-Argentine joué à Marseille le 4 juillet 1998, 20 ans et quelques jours après la finale de Buenos – Aires, je ne m’en souviens plus vraiment, mais me le remémore facilement. C’est cela l’essentiel de la coupe du monde. L’histoire comme on dit abusivement alors que nos y sommes dans les futiles et dramatiques péripéties de notre monde coupé en morceaux. Le génie 1998 était du côté « Orange », il s’appelait Bergkamp. Le but qu’il marqua ce jour-là reste dans cette histoire comme l’un des plus somptueux et les plus habiles. Ballon amorti sur une très longue ouverture venue de derrière, changement de cap mais pas de pied le temps que le ballon retombe et un tir finement exécuté de l’extérieur droit. On peut le revoir en vidéos ou le relire dans les commentaires. Pays-Bas – Argentine 2-1. Une très grande Hollande qui a encore laissé passer sa chance cette année en demi-finale contre le Brésil, à la loterie des coups de canons .

 

Puis plus rien, pendant un moment le temps de laisser passer des vies et d’en faire apparaître d’autres. 2010, une méchante Hollande perd contre l’Espagne en finale. 1-0, Iniesta, une demi-volée dans les airs face aux buts et quatre ans de vie sportive sont réglés entre les nations. 2014, l’Argentine est défaite à quelques minutes de la fin des prolongations, contre l’Allemagne. Assis dans un fauteuil, à coté de mon père, j’eus un petit sursaut intérieur en voyant le joueur allemand Goetze s’élancer aussi. Au coin des cinq mètres, pour régler à nouveau le sort du monde quatre ans durant. Entre-deux, il y a bien sûr des intervalles qui nous font oublier que la coupe du monde est importante aux yeux de beaucoup et qu’elle nous raconte notre histoire. Puis, quand elle refait surface, prend place dans le calendrier, on oublie que le monde existe sans elle.

 

J’ai beau chercher, je ne saurais plus dire où j’ai regardé Pays-Bas-Argentine, ce 9 décembre 2022. Un peu au bureau sur l’ordinateur, probablement, puis dans mon restaurant italien, au bar un moment, et peut-être chez moi, sur l’Iphone pour la fin. Je ne sais plus exactement. Pas de lieu défini, ni d’instant physique a posteriori identifiable. Mais j’ai vu l’essentiel de ce match, et les précédents me sont revenus à l’esprit. Le savoir faire des deux équipes et la vitalité, naturelle ou fabriquée des joueurs. Beaucoup d’allant et de compétence. Le génie était cette fois-ci du côté argentin. Lionel Messi fit une passe à son jeune coéquipier qui marqua le premier but, admirable, un angle trompeur alors qu’on le croyait prévisible et les mouvements de tous les joueurs que l’on nous renvoie en boucle sur les réseaux – pour ceux qui s’y attardent – dont on ne peut plus dire qu’ils sont sociaux. Toujours aussi orange et albicéleste, danse et matraquage. Beaucoup d’engagement, au plus vif et au plus méchant du respect des règles, dans le meilleur des états d’esprit possible pour la sauvegarde des intérêts d’on ne sait pas très bien qui. La guerre c’est autre chose, on meurt abondamment depuis un an en Ukraine. Quelques-uns l’exigent et ça se passe. Le chef d’Etat qui a accueilli la dernière coupe du monde de football en 2018 est celui là même qui envoie depuis une année ses armées faméliques répandre chez l’adversaire – et au sein des ses troupes – une mort innommable, qui va se multipliant, chaque jour plus réelle.

 

On assiste à la coupe de monde, qui ne « saurait être politisée », mais on entend la guerre par un grondement qui sévit en soi. A distance, il s’agit de rubriques différentes, c’est tout. Au plan de l’existence, on emmène un tout avec soi. C’est insupportable et pourtant nous sommes là. Persistance, assistance, regardons sur la chaîne sportive si c’est toujours 1-0. Non 2-0, sur un penalty accordé de façon discutable et Messi qui n’a à tort pas été sanctionné pour avoir volontairement pris le ballon de la main. Ambiance mauvaise, 1978 et suivants. Les joueurs sur le banc s’énervent. Weghorst est averti alors qu’il est encore remplaçant. Il va rentrer et marquer deux fois permettant aux Pays-Bas d’égaliser. Un coup franc en numéro de cirque, les attitudes des joueurs aussi. 2-2, prolongations. Atmosphère délétère. Une rivalité à son comble paroxystique, sans élégance et sans merci. Sur le penalty vainqueur les joueurs argentins provoquent les Hollandais atterrés. Spasmes irrépressibles du bonheur d’humilier. Ce ne devrait pas se passer ainsi, l’élimination est ressentie ou exprimée comme une mort alors qu’elle ne l’est pas et la victoire comme un triomphe absolu alors qu’il ne l’est pas. Les sourires des dirigeants sont convenus, celui de foules est invisible, enfoui dans les généalogies.

 

C’est ce dont je me souvenais. J’apprends en recherchant qu’il y a eu d’autres Hollande-Argentine. En 2006, aucun souvenir, un tiède 0-0, non éliminatoire. Puis en 2014, aux penaltys encore, en demi-finales. L’Argentine s’en est sortie avec Messi. Que faire de cette adversité sans répit alors que ce pourrait être de la joie seulement comme semble l’avoir recommandé Spinoza depuis sa Hollande natale (1632) ? La guerre n’est pas faite pour être spectacle, la coupe du monde de football oui. Entre règles de l’art, loi du sport et conventions internationales, on devine, même en étant resté endormi devant sa télé, une hypocrisie de tous à l’égard de tous, des bonnes volontés vite précarisées et une sorte d’instinct national, à pluraliser: instincts nationaux qui transforment en énergie le désir de reconnaissance à l’égard d’on ne sait qui et en phénomène destructeur l’inimitié que les foules vouent aux foules, sur place autant que depuis le fond des rues et de tous les intérieurs. Fêtes des foules, réjouies ou endolories, de l’individu, attentif ou enfiévré. Une guerre à domicile avec des tirs aux buts et des cartons jaune puis rouge. Le volcan d’Empédocle au fond du salon. C’est notre histoire mais nous n’avons pas tous notre numéro dans le dos. Parfois, les enfants et les grands, le numéro d’un autre, qui deviendra célébrissime par le fait aussi qu’on le porte ainsi.

 

Argentine et Pays-Bas n’ont pas de territoire à se disputer, ni de pouvoir économique à imposer. Ils sont nécessairement en relations commerciales par les traités et les coutumes internationales. On ne leur connait pas de relation conflictuelles ni de risque à venir. Les joueurs vont se croiser dans leurs clubs mirifiques. Ils se respecteront, par le jeu des relations professionnelles, du jeu, du business et des clans. A la fin de leurs rencontres mémorables c’est la rage de vaincre qui sévit encore après la victoire. L’imputrecible rage d’avoir vaincu.

 

Un ami s’interrogeait sur l’absence de modération dans les manifestations gestuelles et langagière des joueurs et de tous les mouvement de la spirale collective. Ce pourrait être plus mesuré, plus intelligent, plus constructif. On se demande pourquoi ça ne l’est pas. La foule autant que l’individu exigent un vainqueur comme s’il fallait que la vie de certains soit plus justifiée que celle d’autres qui ont perdu. Cette « volonté de puissance », nitzschéenne ou sans nom, se consume gratuitement. Cela doit probablement faire partie de l’expérience. Ce devait être un divertissement et c’est peut-être un égarement. La cause de cette animosité au centre du jeux se trouve dans le passé et se réserve un avenir. C’est le souci constant de survivance aux dépens d’autrui et l’éloge de soi dans la recherche continue d’une identité. Le sport est un entre-deux, peut-être bénéfique, mais la connaissance de la vie ou de ce qu’il y aurait de plus grand qu’elle, si ce ne devait être le néant, ne se jouera jamais aux pénaltys. On nous y condamne pourtant et je me prépare à la possibilité d’un nouvel Hollande-Argentine qui me définira mieux que je n’aurai su le faire. Le monde dont on ne sait que dire, les autres que l’on n’est pas là pour juger et soi, dont on ne sait que penser. Il n’y a pas non plus de tirs au but pour départager les sociétés dans cette grande confusion qui triomphe en matière de finalités.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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