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© 2015-2024 André Birse

Pardon d’y revenir. Le réel nous y contraint. Vous le savez bien. L’écrire pour mieux … l’écrire. Sharon Tate (1,2) Le  pilote jordanien (3,4)Le co-pilote allemand (5) Fleurs dans un vase bleu (8) Palmyre aura son festival (11) Il faudrait plus que le monde
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Sharon Tate ou le droit à l’absence d’image (violation) 

 

 

Sharon Tate fut assaillie par un vampire dans son bain en 1967. Demain dimanche au ciné-club : Le bal des vampires, film de Roman Polanski, qui l’épousa après l’avoir dirigée sur ce tournage. Une comédie, paraît-il. Le 9 août 1969, elle fut assassinée avec des amis par Susan Atkins et ses complices dans sa maison de star près de Los Angeles. Ce crime de groupe par un groupe commis dans la fureur et l’extase psychédéliques effraya les lecteurs des tabloïds du monde entier. J’étais enfant. J’avais onze ans. Je lisais ces articles et les déclarations jubilatoires des assassins femmes et hommes. Sharon Tate était belle, tranquille sur ses portraits publiés, très présente dans la presse de boulevard, mais tuée dans le texte et dans la vie. Susan Atkins était jeune, hippie diabolique, incarcérée. Le temps en prison a passé. A l’air libre aussi. Susan Atkins n’en est jamais sortie. Elle est morte en 2009. Lors du procès, auquel elle s’est rendue en chantant, elle avait tenu des propos choquants par leur banalité meurtrière, et par leur inconscience, puis d’autres quarante ans plus tard, plus respectables et repentants, lors d’une interview donnée à une star de la télé avant de mourir dans l’ombre de son centre pénitentiaire. Tout au long de l’exécution de sa peine, elle a souffert émotionnellement. Sans pardon. En 1969, vu de l’enfance, ce crime paraissait indépassable par son horreur et l’atroce plaisir des assassins heureux d’avoir tué. Quelque chose d’épouvantable s’était passé dans une maison, très lointaine, inaccessible, une scène inhumaine préparée pour susciter notre effroi par journaux interposés. Presque pas vrai. Enfant, je le lisais ainsi.

 

Les portraits de Sharon Tate sont inchangés, figés. Elle n’aura pas vécu au-delà du mois d’août 1969. Les visages des hippies meurtriers aux regards égarés ont vieilli. Normalement. La brutalité du temps semble du même effet sur les corps en liberté ou en prison. Mais le mal comportemental est toujours là. Il a empiré. Sur Google, ce que 1969 n’avait pas fait, 2015 le fait. Cliquer sur “images”, pour la face illustrée de l’histoire. Aujourd’hui, en ce moment, les visions du corps de Sharon Tate, sur la scène de crime, succèdent dans l’étrange musée internet aux portraits tranquilles et à d’autres plus exubérants de sa vie de jeune femme starifiée, avant le sacrifice démoniaque. Tout soudain, dans le défilé des photographies, elle est exhibée, dans son sang, dans sa dernière seconde de vie et son premier instant d’après, trahie quarante-six ans plus tard, par notre nouveau monde. La violence à nouveau perpétrée sur son image, sur sa personne. Les photographies du dossier de police distribuées dans le public internet. Il n’y a pas d’apaisement. Le monde est criminogène. Le voyeurisme de mieux en mieux armé. L’homme lecteur mature n’est pas plus rassuré que l’enfant. 1969 c’est demain. Sharon Tate est dans son bain. Sans vampires ni assassins. La scène de crime ne sera pas rejouée. Sa vie lui appartenait et lui appartient encore. Toute l’histoire est sur Wikipédia, version anglaise, et sur d’autres monstres informatiques que Sharon Tate n’a jamais rencontrés. Nous assistons à l’exposition sans limite de la chronicité visuelle et factuelle de l’horreur inimaginable mais finalement réalisée puis imagée. Le bal des vampires est un film loufoque. La vie de Sharon Tate et sa médiatisation posthume n’étaient pas une comédie, ne l’auront pas ou, dans cet irréel qui gagne en puissance, peut-être un jour le seront .

 

(20 et 21 février 2015, et relectures au fil du temps)

 

Pilote jordanien marchant vers sa cage 

 

 

Un vent d’hiver venu du Nord couvre l’Europe. La politique (ainsi que) le politique (autant que) les politiques suivent leurs cours. Les évènements s’enchaînent et grossissent les lignes de toutes les actualités, papier, écrans, compte rendus. Tout cela va vite, nous le savons, dans la précipitation. Nouvelle du soir, le pilote jordanien a été brûlé dans une cage. Se préserver, par décence et par discipline, de regarder la vidéo. C’est respecté. Ça le sera des millions fois, moins quelques audacieux sans limites ni scrupules. Ne pas lire. C’est transgressé. L’information est confirmée. Ici, elle l’est sobrement. Sur tel ou tel site, son calvaire est décrit. Ne regarder aucune image.

 

Elles surprennent notre absence d’innocence. Ces ciels du désert, ces costumes oranges de détenu US, ces regards affolés et désemparés, exprimant une violente et ultime tristesse, je les ai vus, je m’y suis confronté et ce n’est pas plus mal. La victime et les coupables y sont si clairement distingués. Par besoin de recours à la Justice. L’injustice est tout entière comprise dans ces actes. Le pilote a marché, comme libre, comme de lui-même, sans entrave autre que celle de son absence absolue de salut, vers la cage aspergée – ainsi que son costume de condamné – d’un liquide violemment inflammable.

 

Qu’est-ce qu’ils ont dans la tête pour faire ça ? Dans le cœur, c’est tout vu, aucune force autre que la crainte et l’amour conjugués de la mort. Mais dans la tête, qu’est-ce qu’ils ont dans la tête, et que restera-t-il d’eux dans ce vide de toute capacité de présence autre que meurtrière.

 

Ces comportements ont existé de tout temps, au plan de l’humain, cette violence a été vécue des millions de fois, distribuée, assenée. Aujourd’hui elle est imposée par diffusion sur la toile, propagée dans nos têtes. Une nouvelle guerre. Nous avons peur de l’atome et les vidéos assassines se propagent dans le monde. Le mal absolu se révèle et se montre. Rien n’est inventé. Les bûchers et les chaises électriques ont si souvent mis le feu à un homme vivant. Les peuples meurtris, familles des exécutés, crient revanche et revanche il y aura. La guerre est lancée. 1914, c’était il y a cent un ans. Aucun individu ne peut réaliser, prendre précisément conscience. La terreur est redistribuée. Il faut du courage, ce pilote en a eu devant et dans sa cage, ces hommes humiliés aussi, à genoux à avant d’être décapités. Chaque victime donne une responsabilité aux autres vivants.

 

Chaque égorgeur suscite par son absence d’esprit, de considération, de retenue …

 

5 février 2015

 

Le co-pilote et la mort

 

 

Le procureur refuse de parler d’un suicide. Quand on se suicide on se suicide tout seul, dit-il. On n’emmène pas avec soi, dans la mort, cent cinquante personnes. Le psychiatre considère qu’il s’agit d’un crime en série sur un plan pénal, mais d’un suicide au plan psychiatrique. Cette nuance n’améliore aucun sort. Le débat n’a que modérément lieu. L’incompréhension domine. Un homme, un seul, prend les commandes de l’avion et le fait s’écraser dans la montagne. Pas de problème mécanique, aucune erreur informatique. Ni terroriste ni défaillance humaine. Une volonté de se tuer avec un airbus et ses passagers prisonniers en vol. Le funeste vertige existentiel d’un seul être, d’une seule force, d’un unique effroi. Peu importe la définition, médiatique, morale ou juridique.

 

C’est un accident narcissique grave. Un détournement vers le néant, un effacement de tout. Et c’est une série en cours. Un autre le refera. La statistique. Les passagers sont en partance. Le diable n’avait pas tant de savoir-faire au départ. Il attend et met à profit la performance industrielle de ses chers humains. Avec ce jeune homme, le diable a forgé une vraie complicité. Vingt et quelque années de vie, un désespoir creusé, des mois de rumination, puis un instant de toute puissance. Il a voulu vivre sa mort comme une conquête sachant que tout le fuyait. L’amour ne le prenait pas au sérieux. C’est lui et non l’amour qui était fou. La reconnaissance lui tournait la tête, systématiquement avec un regard froid. Il ne se suffisait pas à lui-même. Il avait posé devant le pont-rouge à San Francisco nommé Golden Gate Bridge. C’est ainsi qu’il se présentait sur Facebook, c’est-à-dire à la face du monde. Il triomphait. En lui. En lui seulement.

 

Il n’avait pas la capacité de renoncer aux gloires de l’amour ni aux amours glorieuses, de lui, par lui, pour lui. Il s’est comporté en chercheur de mort, de la sienne avant tout et de celle des autres pour vivre un grand moment de colère, d’extase et de destruction. Une revanche à prendre sur tous les inconnus qui n’ont pas voulu de sa gloire. Il a construit le Golden Gate Bridge. Il est le Golden Gate Bridge. Les stars et leurs admirateurs voudront être pris, en photo, avec lui, et se présenter, avec lui, à la face du monde. Les minutes vécues à descendre des hauteurs du ciel vers la montagne.

 

Une scène de ménage dans le cockpit. Ouvre la porte. Il ne l’ouvrira pas. C’est angoissant bien sûr. Cette panique. Ce bruit. Ça lui rappelle ses angoisses persistantes et solitaires. Là, il n’est plus seul, ni dépourvu. Il va exactement où il veut aller. Il fait strictement ce qu’il voulait faire. Lui seul en décidera. Personne ne l’en empêchera. J’ai fermé la porte à tout. J’ai le pouvoir absolu, pour les quelques dernières minutes de nos vies. Les Alpes de Provences l’attendent. Pour entrer dans la mort. La vie est miséreuse pour lui. Sa mort sera un luxe. Non anodine et terrifiante. Il la regarde. Il sait où il va. Il atteint le moment de sa vie, le seul, qu’il maîtrisera sans intervention ni appréciation de tiers, de supérieur, de regard attentif et critique. Il n’est pas triste. Sa respiration est normale. Il ne fait pas d’effort. Juste une crispation sur les commandes. Ne pas revenir en arrière. Aller vers la mort.

 

Qu’elles sont belles les montagnes. Dans quelques secondes, elles nous anéantiront. Ce petit scrupule éprouvé à l’égard des personnes que je tue et qui maintenant l’ont compris, je les entends, m’évite de penser uniquement à ma mort. J’ai déçu la confiance du pilote. Il comprendra pendant quelques instants encore, combien j’aurais voulu être à sa place. Trop tard pour ne pas mourir. Il fallait m’admirer avant. Je n’ai pas apprécié ce jeu des vainqueurs sur terre. Je vous impose celui du perdant performant. Là il faut se laisser aller, j’ai réussi. J’ai enfin réussi.

 

29 mars 2015

 

Fleurs dans un vase bleu

 

 

Parti faire un tour. Dans le matin calme. Genève, ce week-end pascal, a repris des forces et gagné de l’espace. Le vent est frais. J’invente de nouveau angles au hasard de mes balades et me retrouve sans le vouloir vraiment devant le musée d’art et d’histoire. J’y pénètre. Au rez-de-chaussée une machine de Tinguely traverse le temps en mouvement. Puis une salle d’argenterie. C’est beau l’argenterie. Je ne m’arrête pas. J’avance et parviens dans une salle d’armures avec mousquetons et hallebardes. Propice à la réflexion. La guerre avant les bombes. Une hallebarde dit tout de la violence du monde. Nécessaire et historique. Bon. J’avance. Nous avons une violence en nous. Nous concevons la suppression de l’autre. C’est vrai ici. C’est vrai là. A travers siècles. Aucune imagination individuelle ne peut appréhender la réelle violence du monde. Personne ne l’a fait. Personne ne le fera. Nous vivons aujourd’hui avec l’appréhension du mal, les assassins s’étant fait vidéastes. Nous sommes terrifiés et déjà habitués. Nous ressentons, nous pressentons. Nous avons le sentiment que c’est possible. Mais la souffrance d’autrui de même que la nôtre s’inscrivent dans le passé et l’avenir redevient bleu.

 

Nous ne soutenons pas mais supportons l’insupportable. A distance raisonnable. Ces images vidéos refusées mais visionnées par le truchement du fantasme ou du mauvais rêve, éveillé ou non, nous imprègnent, s’installent en nos inconscients. Il faut s’en défendre mais elles reviennent. Elles prennent place dans notre musée intérieur. Nous les admettons et les rangeons dans un coin de notre être. La violence qui a sévi sous nos pieds et sévit encore par-dessus nos têtes. Dans les dires, les silences, les livres, les films, tous les écrans, l’horreur est identifiable, pixellisée. Les vêtements orange des détenus en Amérique. La réplique est aussi mauvaise que l’original. Un homme à genou. Un regard ultime. Désacralisation de la mort qui sacrée jamais ne fut.

 

L’épaisseur du passé. La matière du sang asséché. Le bleu de l’avenir. Ces hallebardes m’ont lourdement inspiré. Poursuivons à l’étage supérieur. J’en arrive immanquablement, sans le vouloir, sans le savoir, à la décollation de saint Jean-Baptiste. Sa tête offerte à deux femmes. Le visage de celui qui tue, la tête de celui qui est tué. 1450. Date de l’oeuvre. Le passage est dans la bible. Peu commenté pour le large public que l’on dit grand. Poursuivons, poursuivons. L’hiver se fait lourd. Judith, tient ici la tête d’Holopherne qu’elle vient de décapiter. 1550, date de l’œuvre. Passage biblique. Elle l’a tend à sa servante. Botticelli s’est inspiré de cette scène dans sa jeunesse. On le voit à la Galerie des Offices. Il a représenté le corps d’Holopherne sans tête. Quelle époque vivions-nous au temps d’Holopherne, celui de Botticelli ? Puis vint le Caravage qui aura peint, superbement, avec une lumière de génie, les corps de Jean-Baptiste et du roi trucidé par Judith. J’avance encore un peu dans ma tête et dans le musée. Les ménades semblent s’être acharnées, elles aussi, sur Orphée qu’elles ont dépecée, dans l’esprit des gens, c’est-à-dire dans les mythes.

 

La violence est mythique tout autant que réelle. Et nos songeries ne sont pas filmées. Ça ne changerait rien. Le quotient est atteint. Le quotient d’intolérance aussitôt transformé en quotient de tolérance. Et ça continue. On n’annonce rien. On ne prévient pas. Demain ils recommenceront, dans un bus, une école, un lieu public. Le plus large possible. Je sors du musée. Prendre l’air incolore. Calmement, en sage visiteur anonyme et préservé. Enfin, partiellement. Je reviendrai dans ce musée pour le vase bleu empli de fleurs fragiles et triomphantes peint par Vincent que j’aime retrouver et qui a rêvé pour beaucoup d’entre nous avec douleur et volupté.

 

5 avril 2015

 

Palmyre aura son festival

 

 

C’est dur de dire ça. C’est dur aussi de le vivre. L’horreur nous donne des leçons d’histoire.

 

A Cannes et à Palmyre, il y a des reporters. Des ruines dans le désert. On voit tout, on devine, on appréhende. Faut-il ou non savoir et connaître ? Ils avancent. Une autre conquête, la guerre et les morts, l’accumulation des siècles. Nous sommes en direct. Les ruines demeurent, dressées dans les ors conjugués de la pierre et de la lumière. Une ancienne civilisation réapparaît au nombre par les effets du risque de la disparition de ses vestiges. C’est imminent et la mort sacrificielle sourit à tous en inévitable voisine. Elle est à l’ouvrage, s’offre et s’impose, dans les ruines et sur les routes, la fuite et les combats. Le sacrifice connaît en ces jours quelque métamorphose dans sa réalité et son idéalité. Les déserts et les mers accueillent les migrants et leurs cadavres. C’est au programme du festival des peuples en guerre, une sourde et constante confrontation qui fait et défait l’enfer terrestre dans sa pesante continuité. Nous y sommes. C’est à l’écran. Lis et ferme les yeux. Devine et respire. Fabrique naturellement tes potentiels cauchemars. Sur les marches du palais, un tapis rouge attend docilement les pas retournés des stars qui s’offrent entre elles des baisers pour le plaisir de les refuser. Les prunelles de leurs yeux harcèlent les photographes qui font leur métier loin de Palmyre. L’art de ne pas y être et d’apparaître le temps d’un instant fuyant dans la futilité de son être. La gloire, dans sa facticité générique, chasse les mystères de la mort aux vents des mers ensanglantées. Tout y est. Vos sourires désespérés ne révèlent que l’opposé du réel.

 

Le vacarme festivalier ne couvrira plus le silence des ruines condamnées. On connaît le palmarès. Les réjouissants vivent naturellement leurs contraintes narcissiques. Quelqu’un aura triomphé et les regards se seront figés. C’est un doux mélange de contraires et de contrariétés. Pour en arriver à la contemplation idéale de Palmyre entre les guerres, préservée dans son sommeil. La beauté et la violence se parlent-elles encore ? Sont-elles en couple ? Graviront-elles les marches dans leurs robes de chez l’un et de chez l’autre? Les épaules nues et les seins offerts à la soie. A la soie du regard des rebelles éclatées au-devant des ruines. Connaissance dispersée de la violence et de l’horreur, de leurs engendrements et des embuscades proposées. L’avancement du temps, par rafales et par bourrasques, en roulis dans les millénaires soulève la robe d’une déesse qui demain, sur les marches de son palais, sera esclave de la furtivité, absente, perdue d’avance, comme la guerre non livrée contre les germes de la violence.

 

Genève, ce 25 mai 2015

 

Il faudrait plus que le monde

 

 

Le juge a fixé sa caution à 1’000’000.— de dollars. Il l’a appelé jeune homme, « young man », en lui notifiant oralement cette décision. L’audience a eu lieu par vidéo. Le jeune homme était planté devant une caméra dans une cellule, deux policiers en équipement d’attaque postés derrière lui. Il a répondu deux fois timidement, sur son âge, vingt et un an, et sa situation de sans-emploi. La voix était frêle et le visage aussi. Il a une vie rude devant lui pour renforcer le tout, en prison pour autant qu’il échappe à la mort pénale, ce qui est possible vu le pardon des familles de victimes déjà exprimé lors de cette audience de mise en accusation. C’est un crime de haine. Ses images postées sur un site avec références symboliques et textuelles à la suprématie de la race blanche en attestent. L’activisme internet est l’un des domaines de recherche immédiat de tout enquêteur avec une efficacité garantie. S’il n’y a rien sur les réseaux émanant de lui, c’est que le jeune homme dysfonctionnait socialement. Là. Il y a profusion et le dysfonctionnement semble plus encore acquis. Que d’étroitesse, que de rictus, de promesses diaboliques, de drapeaux exhibés, d’inculture et de culture génératrices de haine, de sentiments bileux invisibles et insoupçonnables. Charleston, Etats-Unis. Charlton Heston a présidé longtemps la RAF, association faîtière défendant sans réserve et avec un succès absolu la libre possession des armes aux Etats-Unis en application de la constitution.

 

C’est peine perdue et sanglots renouvelés, cadavres assurés, crimes acquis, en série. Obama le sait. Il s’est bien défendu devant la presse. Pour une fois, si rare, l’on voyait un homme politique, un puissant, à l’œuvre spontanément dans la difficulté concrète des circonstances. Il constate devoir dénoncer ces crimes avec une trop grande fréquence, « pour une nation avancée ». Il se bat. Il n’accepte pas. Il sait qu’il faut changer l’opinion publique. Il le dit. Dans le série, en 2012 le crime en été dans un cinéma d’Aurora par un jeune américain déguisé en jocker, plusieurs coup de feu sur les spectateurs de Batman, nouvel opus, dans l’extase du mal que l’on accompli enfin après en avoir si longtemps rêvé. Les cheveux rouges au tribunal et le regard perdu, ses propos délirants sur le suicide, et la valeur ajoutée du crime pour la vie de l’assassin. Tant et tant de propos, de circonvolutions égotiques, d’horreur verbale, pour dire la mort donnée. Procédure en cours vers la mort instituée.

 

Et au Nord de New-York, l’école Sandy Hook à Newton, 2012 encore. En hiver. Dans l’exiguité du jour. Cet autre tueur. Des enfants. Les armes. Obama. Ça survient à l’écran. Quelques mots. Des coups de feu quelque part en Amérique. Puis la stupeur des passants. Les ambulances, les premiers mots de la police. Celui qui a fait ça. Western. Mort ou vivant. Sur la scène de crime ou dans sa voiture et enfin les larmes et les bougies. Le discours du président. Un scénario bien rôdé. Dans un tiroir du destin de tous. Les futurs innocents seront tirés au sort. Surpris. Ils n’en sauront jamais rien. Quelques instants peut-être. A Charleston c’est une église. Les victimes ont été tuées pour la couleur de leur peau après la prière faite en commun. Les mots de Luther King sur les murs, ceux d’Obama à même le corps. La peur et la tristesse. Le silence des armes, de ceux qui les distribuent et de ceux qui s’apprêtent à les toucher, à en faire un excitant usage. Il est adolescent. Devant son écran. Au centre du monde. Avec infiniment de sourdes pensées sur soi et la possession, la possession de tout, et le mal-être qui se constitue, un jeune homme avec un nom. Connu de lui qui n’a pas encore pris la force et patronyme de l’ouragan destructeur. Celui qui, lors d’une prochaine saison tuera sans avertir. Obama et ses successeurs ont encore de lourds discours à préparer. Les armes attendent. Elles ne sortiront de leur silence qu’un instant puis se rendormiront. Il y a dans les salons, les chambres et les cellules une plénitude de fantasmes broyeurs de vie qui nécessairement en arrivent parfois à permettre l’ouverture des portes, de l’église, de l’école ou de la salle de cinéma. Pour prier, lire, chanter et tuer. Aurora, Newton ou Charleston. L’éternité lucide et silencieuse des victimes. La folie tempétueuse de ceux qui sont passé à l’action et s’apprêtent à le faire encore avec passion.

 

Western. Mort ou vivant. Sur la scène de crime ou dans sa voiture et enfin les larmes et les bougies. Le discours du président. Le scénario est bien rôdé. Dans un tiroir du destin de tous. Les futurs innocents seront tirés au sort. Surpris. Ils n’en sauront jamais rien. Quelques instants peut-être. A Charleston c’est une église. Les victimes ont été tuées pour la couleur de leur peau après la prière faite en commun. Les mots de Luther King, ceux d’Obama. La peur et la tristesse. Le silence des armes, de ceux qui les distribuent et de ceux qui s’apprêtent. Il est adolescent. Devant son écran. Au centre du monde. Avec infiniment de sourdes pensées sur soi et la possession, la possession de tout, et le mal-être qui se constitue, un jeune homme avec un patronyme. Connu de lui qui n’a pas encore pris la force ni le nom de l’ouragan destructeur. Celui qui, lors d’une prochaine saison tuera sans avertir. Obama et ses successeurs ont encore de lourds discours à préparer. Les armes attendent. Elles ne sortiront de leur silence qu’un instant puis se rendormiront. Il y a dans les salons, les chambres et les cellules une plénitude de fantasmes broyeurs de vie qui nécessairement en arrivent parfois permettre l’ouverture des portes, de l’église, de l’école ou de la salle de cinéma. Pour prier, lire, chanter et tuer. Aurora, Newton ou Charleston. L’éternité lucide et silencieuse des victimes. La folie tempétueuse de ceux qui ont passé à l’action et s’apprêtent à le faire encore avec passion.

 

Le jeune homme de Charleston a beaucoup marché les chaînes aux pieds. Il est très entouré de policiers. Il a pris l’avion avec eux. Nous les avons vus. Il connaît les dates de son procès. Le Juge a parlé de sa famille, victime aussi. Il faut recommencer les formalités. Seuls la fabrication de l’arme et le déroulement de la procédure de jugement, voire l’exécution du condamné, sont parfaitement maîtrisés. Pour le reste l’aléatoire, l’incertitude et le probable sont à l’affût.

 

Jeune homme, ça ne colle pas Monsieur le Juge. Et pour recoller, il faudrait plus que le monde.

 

21 juin 2015

 

Mauvaises pensées en liberté

 

 

Il m’a volé mes mots, le terroriste. Il lui a pris la vie. Elle ne pense plus. Blessée, tuée. Il libère mes mauvaises pensées. Très mauvaises, très tueuses aussi. Mes pensées baignent dans le sang que tu as fait couler. Ne serais-tu pas aussi ignorant ? Aucune foi. La croyance n’a pas cette force. Au-delà du corps que tu as tué. Plus que toi n’est pas qui tu crains. Plus que toi, ni elle ni moi ne sera. Elle t’a vu faire le mal. Le distribuer. Tu trahis le possible et tu ne sais pas qui tu es. La mort ne te crains ni ne t’aime comme tu sembles le souhaiter. Tu emplis le tout de ta haine et le tout ne te répond pas. Petit feu d’acier. Seul l’acier te convient. Et les éléments essentiels à la vie que tu assombris. Tu fais naître des idées noires qui t’éclairent. Comme tu te perds.

 

Toutes les idées ne sont pas noires. Cela aussi tu l’ignoreras. Le chantage, la surprise, la stupeur. Il fallait éteindre la lumière. Il fallait qu’elle revienne pour te permettre de tuer. Destructeur d’un être. Destructeur de plusieurs. L’explosion qui te ceint. Tu le sais maintenant. Lumière. Néant. Le sien est injuste. Nous la ferons revenir. Qui crains la mort ne craint ni n’engage l’avenir.

 

C’est sensible. C’est délicat. Très au-dessus de toi. Rien ne t’a compris. Petite insignifiance mal parquée. Halluciné mal parti. Calme tu étais. Calme plus que toi sera. Je ne libérerai pas davantage mon langage. Il exploserait aussi.

 

Genève, le 16 novembre 2015

 

Le terrorisme et la loi

 

 

Ce mercredi 11 novembre 2015, Robert Badinter a tenu conférence à Genève. Il est cette année le seul et unique conférencier des Rencontres internationales de Genève. D’autres personnalités de la pensée et de la culture s’y sont produites depuis 1946. Michel Porret, historien attentif à la violence, actuel président de ces rencontres a fait l’heureux choix de convier Robert Badinter. L’auditoire Jean Piaget était bondé. Une autre salle avec installation vidéo a été ouverte pour le public. Robert Badinter s’est exprimé avec quelques notes pour support. Sur un ton calme, modulé, en de brefs instants, par la détermination voire la passion (sur le terrorisme des années 1970 et sur le « patriot act »). Le titre de sa conférence : « Le terrorisme et la loi ». Il a d’abord parlé du terrorisme dont il a passé en revue l’évolution historique, évoquant ses souvenirs personnels, parmi lesquels l’affiche rouge dans le métro de Paris (Manoukian, Aragon, Ferré, « Les poètes »). Il nous a rappelé de Robespierre, « aux ennemis du peuple, la mort », de la bande à Baader et la liste des personnalités ou chefs d’état qui ont été « terroristes », Castro, Boumediene, Mandela. Il a parlé du terrorisme du 19ème siècle, dirigé contre le souverain, a fait référence à Albert Camus, avec un respect certain, évoquant « Les Justes » et « L’homme révolté ». Le terrorisme des années 1970 avec ces gens qui s’auto-proclamaient juges de la société, tel ce tribunal improvisé des ravisseurs et des exécuteurs d’Aldo Moro, en 1978. Il est revenu au terrorisme de la décolonisation, avec l’Algérie puis a fait la transition vers le terrorisme qui sévit depuis 2001, celui du combat pour une autre cause. Un silence : « Dieu ».

 

Il s’est exprimé avec une ferveur contenue, une remarquable énergie intellectuelle et émotionnelle – il est un beau personnage de l’histoire de France, il a quatre-vingt-sept ans – , en donnant du poids et de la force à des mots simples et graves à la fois. « Je ne verrai pas la fin de ce terrorisme ». L’inquiétude et la gravité n’étaient pas feintes. Il y a chez cet homme-là beaucoup de nuance d’expérience et de manière, mais rien n’est faux, ni surfait. La seule prononciation d’un mot lui redonne son sens, le régénère. La leçon de rhétorique et d’éloquence sous forme de démonstration efficace a constitué une expérience unique, probablement pour chaque auditeur. Le silence était parfait dans les deux salles. A ce point, c’est exceptionnel.

 

Il a passé au chapitre suivant, comme dans une plaidoirie, « la loi ». Etat de droit n’est pas état de faiblesse. La prévention permet une série de contraintes. Le « patriot act » n’est pas un moyen adéquat. « Je l’ai dit à mes interlocuteurs américains, en Algérie, nous avons eu la honte et nous avons perdu la guerre ». Cette brillance, par la manière et la force, dans l’élégance, la réflexion et la conviction ne peut laisser indifférent. Il a parlé de la loi avec la profondeur de son expérience et du terrorisme en laissant un message d’inquiétude. C’était le mercredi 11 novembre 2015.

 

Deux jours plus tard, le vendredi soir 13 novembre 2015, sont survenus les événements de Paris. France-Allemagne en match amical au Stade de France. Deux bombes. Puis des corps sur les terrasses des restaurants, à la kalachnikov et dans une salle de concert, dans la foule, les terroristes agissent, calmes et déterminés – et drogués. Les victimes tirées au sort de la haine, se protègent, s’effondrent. Les tireurs rechargent leurs armes. Carnage n’est qu’un mot. Un rescapé dit avoir regardé le plafond, pour ne plus voir. La tristesse est immédiate. Colère, rage intérieure, cette nuit est épouvantable. Les troubles du sommeil sont collectifs. L’insignifiance de l’action, la lâcheté, le jeu avec la mort, la prétendue absence de peur de la mort, la négation brute de la vie. De jeunes extrémistes, mais c’est au-delà, mais c’est en-deçà, se sont engouffrés dans les rues des 10 ème et 11ème arrondissements de Paris et au Bataclan pour distribuer leur non-sens létal. Ils font à leur culture un tort fou immédiatement perceptible. Ils renforcent ce qu’ils croient combattre. Ils sont dangereux mais ne sont que cela. Aucune cause admissible derrière ce comportement. La prise de conscience n’étant pas la leur, ne pouvant l’être, elle sera la nôtre. Ils ont tué des avenirs que nous pleurons. Ils nous ont accablés de tristesse et d’émotions. Si nous sommes leur ennemis, ils jouent étrangement mais efficacement à nous renforcer. Nous sommes meurtris, blessés, touchés, tués et nous serons, plus vifs d’esprit et de lucidité. Touche le corps, c’est l’esprit qui reprend le dessus. Celui de ceux qui sont partis aussi. L’état d’urgence est décrété. La loi mise de côté. Terrorisme sans loi. Ni la leur, ni la nôtre.

 

16 novembre 2015

 

Pleurer avec Obama

 

Silhouette d’un homme dans un paysage enneigé, tête sous un chapeau penchée. Neige, vers le sol arrivant. L’homme noir, barbe blanche, regard prêt à tout. Un bande jaune sur son manteau ressort comme une écharpe et illumine la masse plus blanche encore qui envahit toute l’image. Il y a de la lourdeur, celle de la vie, de la situation, des instants qui suivront. Les deux mains gantées levées haut vers le ciel. Deux colts dans la main droite. Il avance, vers un refuge. C’est une affiche, l’affiche du film. Le personnage de ce western est mouvant dans cette fixité du fond de l’hiver tant l’incertitude est présente, balayant toute forme de confiance et d’apaisement. Quentin Tarantino en a fait d’autres. La neige, il apprend, l’hémoglobine, il connaît. La stupeur, les salons, ses acteurs qui dévorent la mort à grande bouche avec un plaisir extasiant, des mots, la peur infligée goulûment, « Pulp fiction », inoubliable, inégalable, culte et culturel, lu, entendu: jamais vu. De la musique, haletante, répétitive, le souffle se tarit.

 

Rien ne subsiste que la vie de celui qui ose et sait tuer. L’affiche, les pas dans la neige, la mort promise, assénée, la lente surprise de l’agonisant si souvent filmée . Rien ne subsiste. Le même acteur, fameux, légendaire, joue au golf avec Donald Trump qui aurait eu sa place dans le refuge des tueurs au fond de la forêt. Ils aiment éperdument les armes. Candidats, acteurs, électeurs, tous vendeurs, tous acheteurs.

 

C’est dans la constitution. Le deuxième amendement. Pour protéger les fermiers contre l’Etat fédéral. Dans la constitution de quoi? Se protéger les uns des autres. Le décompte final. L’addition existentielle par soustraction vitale. Avec des revolvers. A la fin. Le surpris est par terre. De l’avant sport, de l’après chasse. Son sang envahit l’écran. Ils sont pour cette liberté. La violence rouge sur blanc, neige et sang, l’écran pour tomber, flocons de neige sur les cadavres transis. Qui le furent. Qui l’étaient du temps de la vie et maintenant sont face à leur absence de destin contre terre ou contre ciel, peu importe. La musique fait des comptes et sous-tend l’atmosphère. La violence embrasse l’esprit, désintègre les cœurs. Tarantino c’est l’esthétique de la violence. Les images sont belles et les mouvements vers la mort sont rendus avec un savoir-faire de génie. Il fallait avoir vu. Il le faudra. Je n’irai pas. Je ne suis pas partant. Les meurtres me font sursauter et je n’aime pas être ainsi surpris par les tirs de tout poil venus du fond d’on ne sait quel écran. Il n’y a plus de fiction, ni pulp, ni belle, seule une réalité parallèle, anticipation de l’effondrement.

 

Peckinpah, c’était bien aussi. Tout éclatait, les têtes les vies, raccourcies en raccourci. Dégainer sans répit pour durer.

 

Les larmes du Président des Etats-Unis comportent dans leur sel plus de vérité réellement approchée, et dans l’espace vide du cœur de la vie recelée, qu’il n’y en a dans ces films de violence continue, nécessaire et insurmontable. Aucun écran, aucun génie, ne rendront, la stupeur des âmes violentées, sur une demi-seconde et moins encore. L’horreur n’est pas restituable. Les acteurs se relèvent, les plusieurs fois troués et les tombés de calèche, les assis ainsi assassinés sont à table le soir. La célébration des tirs, de la si instantanée et provisoire puissance du tireur. L’injustice divine faite homme qui sourit.

 

Les vidéos sont contemplées, disponibles, musicales chiffrées, référentielles et exemplaires. On s’en inspire. La puissance extatique du tueur et la suppression de tous les avenirs, au bout de la trajectoire de la balle, une blessure aléatoire et définitive.

 

Il avance dans la nudité du manteau neigeux. Belle prise, longue vie à l’acteur armé. Le cinéma laisse le choix, le terrorisme surprend au hasard. Le clapet de fin n’est pas pour demain. L’esthétique a encore du chemin devant elle pour aboutir à ses fins. Il faut pleurer avec Obama. Pour des enfants. Il y a trois ans, Sandy Hook, dans une école. Ce héros tuant, surpuissant sur l’instant. Icône de lui-même comme se masturbant. Possesseur d’un sexe et de plusieurs armes. Il a fait feu. Mieux, beaucoup mieux que chez Tarantino. Du réel, du classique, une sorte de perfection qui engendre la mort en série dans une école. L’esthétique cinématographique pourrait se retenir, faire preuve d’une certaine maîtrise. La politique ne gagnera au mieux que d’autres lignes dans la constitution qui, ainsi que les hommes, ne s’amende qu’exceptionnellement. La neige en béton glacé que ne feront pas fondre les larmes du Président avec qui je choisi de pleurer autrement qu’on ne le fait au cinéma.

 

Genève, le 10 janvier 2016

 

Respect de la vie

 

 

Nous sommes tenus en haleine. Leur sort nous retient. Nous n’en savons rien, le père les a enlevées. Leurs portraits d’enfance sont en quelques jours diffusés dans nos pays. Le fait divers, qui n’arrive qu’à l’autre et nous concerne tous. Traumatisant. Le père enlève ses filles, jumelles de six ans. On retrouve son corps sous un train près de Bari, à l’entrée des Pouilles, en Italie. Entre janvier et février. Qu’a-t-il fait de ses filles ? St-Sulpice, Genève, La France, Marseille, un ferry pour la Corse. Il en revient seul. Il a écrit à son épouse, ex depuis un mois, mère des filles, qui les lui avaient laissées pour un week-end. Droit de visite.. Le premier depuis les vacances de Noël, qui s’étaient bien passées. Il y avait une lettre d’amour, déphasée naturellement, comme lui depuis la séparation.

 

Et la séparation c’est depuis toujours. Qu’en a-t-il fait ? « Elles n’ont pas souffert », « Elles reposent en paix ». Ce sont ses mots lus dans la presse, et sur les chaînes et sur les sites. Il lui a écrit. Il lui a envoyé de l’argent. De l’argent. Il est photographié prélevant de l’argent. Geste automatique, visage absent et déjà fou des derniers instants qu’il se donne et qu’il a peut être donné, par le geste générateur de mort d’enfant. Une, puis l’autre. Avant d’écrire, avant de mourir. Qu’en a-t-il fait ? Les polices, suisses et françaises cherchent les filles. Une autoroute, la mer, une capitainerie, un lac, des roches escarpées. La traque funeste et désespérée de celui qui a voulu mourir et peut-être tuer. Ses filles ? Bien sûr que C’est impossible, bien sûr. Peut-être que c’est vrai. Il faut revenir à l’amour pour aller à la mort.

 

Atrocité de l’acte, de l’amour et de la mort. On le dit malade, « schizophrène », souffrant d’un « grave trouble mental », référence faite à l’acte. Qu’elle doit être chaudement glaciale et vive, présente dans toutes les veines, dans chaque nerf, la sensation de rejet, avec ce caractère définitif et permanent, de souffrance, invisible. Invisible pour celle qui était beauté, classe, fécondité, tendresse, sensualité, attention et disponibilité. La femme, qu’il avait épousée. Il ne sait pas que c’est ridicule, dépourvu de sens et de raison. « Ne me quitte pas ». Mais il n’écoute aucune chanson, aucun refrain, aucun conseil, seul son propre souffle, et le souvenir du souffle, de celle qui du tout est revenue au rien, au rien de la vie quand il s’agit de lui. Il a conscience que c’est fini. Dans le regard homme et femme, quand c’est fini, c’est ainsi. Il y a un message de mort dans toute séparation. Pour la vie. Jusqu’à ma mort. C’est vrai pour l’amour, c’est aussi vrai pour le rien. Le désamour qui dure toujours. C’est quelque chose de très réel, ce retour à la case départ, à la nullité de rencontre, le sentiment d’amour ne se capitalise pas. Il est tout. Il est rien. Il est de maintenant et pour demain. Annuler un amour, le résilier, y mettre fin, c’est renvoyer à un sentiment d’inexistence qui peut n’être pas surmonté. Et c’est là que l’amour et la mort se retrouvent. Enfin. Si tu m’annules, me ramènes à rien, à toi qui a maintenant le pouvoir du tout et du rien, il ne reste que la mort. La tienne? Non je ne ferais pas cela aux filles. Les quatre? ça se fait, j’ai lu cela. La mienne. Je ne souffre pas l’idée que tu n’en souffrirais pas. Et tu n’en souffrirais pas. Je prends les filles avec moi. C’est injuste pour elles, mais elles ne sauront pas. C’est injuste pour toi, et c’est ma réponse. Le seul moyen. Te faire ressentir ce que c’est que de réduire à rien, en intimité, en famille, en société, en démocratie, en justice.

 

Se séparer un jour, un mois, c’est une question de temps. Mais se séparer définitivement, renvoyer l’autre à son temps de vie et de mort. Qu’importe à tes yeux, le présent, le lendemain. D’accord, je pars. Je respecte ton choix. Mais tu souffriras du mien. Implacable, divine et sereine femme, je te quitte par ma mort et celle de nos enfants. Tu sais je ne vais pas très bien. A vrai dire, je n’en peux plus. Qu’ai-je fait? Mon train est passé par-dessus moi qui m’y suis jeté. Je n’en sais plus rien. Tu ne les reverras plus. Je t’ai écrit. Je t’ai envoyé de l’argent. J’ai beaucoup pensé à toi. Trop peut-être. Nous n’y sommes plus.

 

(13 février 2011)

 

Il a refait les vacances. Franchement. Il n’a pas refait cela. Le pays des vacances. Avec la femme. Avec les filles. Les routes, les ports, les plages. Là où il y avait de l’amour. Qui n’a qu’un temps. Restent les lieux intemporels, la mer et l’île qui se souvient de tout. Tu es fou mon ami. Tu es fou. Tuer tes filles avant de n’être rien. Tuer tes filles pour exister quelques instants et le savoir avant de t’en aller. Fallait penser avant que tu n’y penses plus après. Pas de morale. Pas de loi. Pas de pitié. Pour elle. Pour elles. Pour toi. Pas d’amour, plus de vie. Il y avait des mots dans ta tête avant de te jeter. Des mots qui revenaient. Tu en as écrit quelques-uns, des mots d’homme, après l’amour, en pleine folie. Hurlant de l’intérieur. Silencieux devant l’infini.

 

Tes filles. Ce lien. Ce tien, pour la vie, pas pour l’acte de mort. Tu échappes à tout. A elle surtout. Et tu rends spectaculaire ce geste fou que d’autres font. Tu échappes à tout. Au crime. Au souvenir de leur mort. Refusant le temps, avant les vacances et après le crime. Tu as tout ridiculisé. C’est le grand refus de la solitude et de ses échos. Plus d’espace, de matière, de routes, de montagnes, de femmes en pleurs, de freins à mains, de dettes ni de promotions, d’espoirs d’amour ou de coucheries. Lèvres à l’aurore. Peaux bénéfices. Plus d’envie, ni de mal. Le bateau à voile et le rire de vos filles. Le respect de la vie.

 

(14 février 2011)

 

Acidité numérique

 

 

La une de couverture montre une actrice en deuil, dans la dignité, lunettes de soleil, bras majestueusement croisés, dans un instant de solitude et de tristesse intime et publique. On ne saurait dire si le fait de la regarder être ainsi digne l’est aussi. Les titres de couverture annoncent un film sur l’amitié qui finira mal entre deux gloires françaises, les vies de Cézanne et de Zola. Allez, c’est dimanche, je l’ajoute à ma petite pile de journaux, avec toujours, ce vieux sentiment de culpabilité. Paris-Match. Je l’ai feuilleté et lu un peu, vite fait. Les pages politiques sont simples dans leur présentation et dans leur rédaction, le tout paraît élémentaire. Il y a parfois de belles pages sur les grands peintres. Comme pour balancer avec d’autres facilités. J’ai vu ça souvent. Vient le soir. Sur la pile, ce numéro est replié à la page consacrée au peintre et à l’écrivain. J’ai mal vécu cette lecture de tout le magazine. Une sorte d’acide en moi. Un malaise, jusqu’au mal-être. Je sais d’où cela vient. Les images. Dans les mobiles des terroristes arrêtés. A ne pas voir, à ne pas regarder. Ils accablent le réel de leur dureté. Plus que la torture, plus que la mort. Comment ces images arrivent-elles sur les bureaux de Match ? Ils nous avaient fait le coup avec la fille mourante au Mexique, dans une inondation, une atroce fatalité sous l’objectif mercantile. Ils nous le font avaler. Image par image. Subrepticement. Quel commerce. En Syrie aujourd’hui, un gouffre béant, dont ils font une fosse commune, un gouffre d’effacement. Le regard du vieil homme affolé avant l’égorgement. Les corps de détenus vivants ou qui ne le sont plus, avec d’autres couteaux qui se promènent entre les gorges. Ecoeurement. Visions des gestes dont ils se montrent capables. C’est un inventaire. Est-ce bien ou non qu’il soit dans les mobiles, parmi les milliards de nouvelles photographies que le grand data numérique propose au fini ? A tout sauf à l’infini.

 

C’est l’une de nos douleurs aujourd’hui. Nous savons ce qui se passe. Dans ce gouffre et tout autour et dans les autres gouffres et dans les mers et sur les plages de Grèce et de Turquie, et tout autour, le gouffre, avance, comme un œil dans le lointain. Nous savons. La souffrance ébahie et continue. Qu’est-ce que cela nous ferait ? Qu’est-ce que ça fait. Nous sommes submergés d’images réelles et de mauvaises pensées. La vie en rose n’est plus guère envisageable. Mais des livres sur le bonheur paraissent sérieusement. Le bonheur est une infamie, une autre et nouvelle infamie. C’est l’innocence, la vitalité et la culture qu’il faut défendre. Pas sûr que Paris-Match suffira. Il faut plus. De l’action, du désoeuvrement, l’intelligence des peuples qui peut-être apparaîtra avant, bien avant toute autre forme d’apparition, qui pourrait se faire attendre au-delà du raisonnable. Dans le data du monde, il y a de l’horreur en suffisance, du sang, de la distorsion et de l’effroi. Je ferme le magazine et les yeux. Aucun individu ne digérera à lui seul tous les acides du monde.

 

28 février 2016 au soir

 

Entrelacs

 

 

Encore des buts, des voix, des scores, à la hausse, les triomphes dans les douches, tout autour du monde, le champagne coule à flot, c’est le sport et c’est la politique.Le rabattement des rabat-joie, les victimes viennent faire la fête, migratoires, sur les rives et à la télévision, défaites dans les mers, le nombre coule à pic, on nous le dit comme ça.Il n’y a plus de saison, mais on prend date pour les cérémonies, ce qui s’annonce et ce qui s’achève, les spectres en ont vu d’autres et les spectateurs aussi.Armons nous d’impatience, étrangers à la connaissance, tout ce qui sonne faux ne sera plus entendu, c’est une immense, une immense joie que nous partagerons. Il suffit d’ouvrir le journal, de rallumer les flammes et les écrans, et de s’apprêter à sentir bon, de la douche à la mer, fleurs de métèques et crocodiles printaniers, nous avons des réserves pour l’été.

 

Tout corps est dans sa fuite, toute âme est dans sa suite, aucune raison de s’échapper ni de craindre ou de culpabiliser, l’été viendra d’autres et toi peut-être seront de la partie. C’est le tout qui nous réserve des surprises, en nous laissant croire que nous serions sortis de l’enfance, âpre sollicitude dans le décompte des âges. La vérité n’est pas là et la réalité veille sur elle, il faudra s’absenter et ne plus y penser, c’est peut-être pour ça, qu’à ne plus penser nous nous préparons déjà. Tout sombre tout fatigue et le nombre vient s’aggraver, allez, encore un poème pour la plage et un autre pour les murs de l’église, murs extérieurs, l’ordinaire nous pousse à l’extrême et nous savons souffrir. On lit parfois des textes qui mêlent la fureur à la joie.

 

Genève, le 1er mai 2016

 

Un matin de juin dans le Yorkshire

 

 

Jo Cox représentait un compté de ce pays. Elle aimait dire qu’elle a été faite dans le Yorkshire, elle y a été tuée aussi. Elle était députée, « mp », membre du parlement. Elle avait été élue pour un arrondissement (« constituency »). Elle y avait sa permanence. Ce jeudi 16 juin 2016, sortant de la voiture devant la librairie où elle s’apprêtait à accomplir son devoir d’élue, le contact direct avec le public, la population, les gens, nous, eux, elle a été agressée, au couteau et à l’arme à feu bricolées, l’agression et l’arme, par un type qui occupe sa vie à trahir son existence. Pour elle, c’était l’exact contraire manifestement, ces deux-là, assassinée et assassin, ne devaient pas se rencontrer, l’un des deux, ignominieusement, en a décidé autrement. L’incident est une scène médiocre et vaine issue d’un esprit mauvaisement dévoyé. Une attaque devant une voiture, puis entre deux voitures, puis sur le trottoir. Il a fallu quelques minutes pour ces actes furieux. Elle n’est plus. Il est en prison. Juin poursuit sa route.

 

Les réseaux sociaux, les numériques, pas les permanences socio-politiques, se sont emparés de l’affaire. Elle y était active, lui, on ne sait pas. Il fouillait dans les bibliothèques, la littérature d’extrême droite, ça on le sait déjà. Qu’est-ce qu’il sent bon son souvenir, qu’est-ce qu’elle sent mauvais sa présence. Antagonisme, alors là oui. Son mari, « hubby » qu’elle notait, Brendan, son mari, a publié une photographie que le Sun a reprise, le Sun, le soleil, c’est un journal. Sur cette photographie, on, non pas de on, pas ici, elle, oui elle est debout avec un fils qu’elle porte et l’autre qui la touche délicatement sur le flanc, pour être en contact avec elle et lui montrer le pays qui ressort derrière la forêt que tous trois regardent.

 

Une mère et ses enfants ordinairement photographiés par le père dans une forêt, regardent devant, plus loin que l’épaisseur, qu’ils aiment, de la forêt, où ils sont. L’avenir les trahira, la lumière du jour n’est plus pour la mère qui est partie hors de la vie par la volonté vicieuse et viciée d’un homme qui au Juge vérifiant la légitimité de sa présence en prison, habeas corpus, a déclaré être, « la mort pour les traîtres et la liberté de l’Angleterre ». Elle était active en politique, au sein du parti travailliste. Elle militait pour le maintien de l’Angleterre dans l’Europe des institutions. Tous le disent, elle brillait, par le cœur, l’esprit et la volonté. Celui qui l’a tué fuyait et détestait tout ce qui brille, sauf le fer qui tue et dirige ce qui subsiste de ce qui devait être sa volonté. Une telle misère de haine, précarité de cœur, pauvreté d’âme. On ne sait pas si l’âme existe, mais il est possible, nous le vérifions si souventes fois, de l’appauvrir. Son langage était plus pur que le mien. Elle refusait la haine qui pourtant l’a tuée. Je la refuse aussi, bien sûr, mais parfois le désaccord est si intense, la réprobation si vive et profonde en soi. Nous apprendrons beaucoup sur la vie de Thomas Mair, l’auteur du crime sur son parcours solitaire. La solitude peut n’être pas un naufrage ni une dérive et la solitude, comme l’amour, n’est que rarement absolue et plus encore si l’on se pique de politique. Etre seul, s’intéresser à soi, à son pays tel qu’on le voit, participer en silence au débat politique, avoir des peurs et des aigreurs, lire de mauvais textes, s’y perdre, s’y morfondre, s’y confondre, puis sortir de la maison, aller au rendez-vous donné par la députée aux gens de la ville, l’attendre, l’agresser, les yeux transis, rageurs et fiers, s’acharner, la tuer, puis quitter les lieus en marchant, vêtu de gris, le corps blanc, être jeté à terre menotté, et commencer sa vie entre deux gardiens, l’âme noire, le cœur blanc.

 

C’est ainsi qu’il se défend. La scène du crime revient sur les ondes et sur la toile, les habits et les effets personnels de la victime, là où elle fut tuée. Entre deux voitures. Son visage, sur les sites numériques et sur les sites choisis en ville, entre les lignes et les bougies, un sourire si vivant, un discours tenu dans le silence du recueillement. Ses propres mots, qui justement sont des mots et sont propres. Ceux de sa première intervention au parlement. Ils étaient prometteurs. Elle aurait tenu ses promesses qui n’étaient pas de grandeur mais de justesse, dans l’action et le discours. Elle l’aurait fait. Femme admirable et pleurée. Elle y était. Il ne pouvait que la détester, désirer la détruire. Dans le même monde, qu’elle seule, jetée à terre a dû quitter, ils ne devaient pas se rencontrer. Il aurait fallu une distance, jamais, jamais, cette proximité. Aujourdhui, il exhibe sa haine. Son visage est apprêté. Pour le dessin judiciaire, le geôlier, le juge, les gardiens, les autres détenus, avec un passage chez les experts en psychiatrie. Tout un univers, Son domaine désormais réservé. Il a un avenir qu’on ne lui refuse pas. Elle avait un passé dont on s’inspire.

 

Genève, le 18 juin 2016

 

Suite Noires nouvelles du réel (3)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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