Créé le: 02.06.2017
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Naufrage

Nouvelle

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© 2017-2024 Thierry Villon

Dans le miroir derrière le bar un type bizarre,  casquette de capitaine sur la tête, a le regard qui vacille, tandis qu’il s’efforce de fixer le minuscule bateau qui flotte dans la bouteille de rhum presque vide. Il grommelle : modération, passe ton chemin.
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Naufrage

Hourra, mes yeux peuvent enfin se tourner vers le port pour contempler ce lieu si riche d’aventures. Les bateaux à quai veillent, prêts à bondir sur la vague, dès que je l’aurai décidé. Mon pouvoir est immense. Je peux aussi bien rester immobile face à cet horizon infini que choisir la sortie : juste dépasser le phare et laisser derrière moi une côte, un port, une petite ville qui coule du haut de la colline jusque dans l’eau bleue, disons verte, disons verte et bleue, de ces couleurs pas très définies dont seuls les peintres peuvent saisir la délicatesse, habiles qu’ils sont à reproduire les reflets que la lumière crée sur les objets.

 

Partir serait imprudent, à cause de cette houle et de ses nombreux pièges, avec en plus les prévisions répétées d’une météo désastreuse. Ce n’est pas ce qui me retient à terre. C’est plutôt un sentiment de jubilation face à tous les rampants qui ne connaîtront jamais la liberté immense dont je jouis.

J’affronte la terrible création, je la regarde dans le blanc de ses vagues écumeuses. Je prends en charge mon orgueil, celui de mon bateau si bien taillé pour me faire monter l’adrénaline. Je regarde en face ce mouvement perpétuel. Je saute parfois un reflux, pour ne me repaître que du flux, imaginant cet océan se déverser dans les terres et remonter les fleuves jusqu’à leur source. C’est fou ce que le vent, garni d’un petit crachin peut faire à l’homme. Sous ses embrassades, il devient marin, il abandonne la terre ferme, si ce n’est dans les faits, du moins en imagination.

J’ai fait le con, j’ai trop bu, j’ai avalé toutes leurs liqueurs : les fortes, les sucrées, les tordues, les franches. Je les ai toutes englouties dans un glouglou incessant, pour fêter dignement cette foutue soirée d’adieu, au point qu maintenant, je ne sais plus qui raconte…

“La Paulette est  sortie de leur misérable petite baraque toute pourrie, voir si son homme était rentrable. Il l’a rabrouée, comme un marin ivre se doit de le faire devant la galerie, avec ce semblant de dédain dans lequel on pourrait, en se penchant un peu, sentir une infinie tendresse, de cette sorte qui a surgi d’un grand amour, comme la statue jaillit d’un bloc brut sous le burin du sculpteur. La pauvre Paulette, c’est fou ce qu’elle l’aimait son marin d’homme qui lui criait de temps en temps dans les oreilles. Mais elle savait laisser passer les petits orages, comme les plus grandes tempêtes. Certaines colères de marin ressemblent à des ouragans que rien ne peut apaiser. La Paulette avait le don d’attendre le moment où le vent retomberait pour de bon et ne parviendrait plus à courber les fleurs de son jardinet vers la terre humide.”

Alors, ce soir, nous irons loin dans l’ivresse, jusqu’à ne plus entendre les cornes de brume hurler très loin de la côte, dans le trou noir. Mes idées sont vagabondes, je n’arrive plus très bien à fixer mon attention sur un point précis, je dérive, je me raccroche à la rambarde de cuivre de ce foutu bar. Mes yeux ne me rendent plus rien de clair, ils déforment tout ! Les visages des amis autour de moi ont des allures bizarres de têtes de carnaval, avec ces joues trop rouges et ces traits trop prononcés. Dans l’ivresse, tout devient outrance : les sons, les mots, les paroles, les couleurs, même l’air semble visible, nimbé d’une brume pâle.

A un moment, j’ai clamé que le pouvoir m’appartenait, que j’allais cuver ma cuite dans le fond de ma cabine et qu’au petit jour, une fois les vapeurs de cette nuit de folie dissipées, je me lancerai dans une autre folie. Je leur montrerai que le Cap’tain, comme ils m’appellent, n’est pas un pleutre et qu’il ose encore, malgré son âge et celui de son rafiot, lever l’ancre dans le pire mauvais temps de la saison.

 

Sûr qu’il fait un temps à ne pas mettre un chrétien dehors, mais que voulez-vous ? Il y a des choses qui n’attendent pas. J’ai rendez-vous avec la furie de la mer. Je vais lui faire encore un gros pied de nez et disparaître avant qu’elle ne me rattrape. Dans la famille, ils ont tous fini comme ça : saouls et noyés, à moins que ce ne soit le contraire…

 

”Paulette lui en veut de l’avoir  trahie avec sa foutue manie de trop boire et faite veuve pour couronner le tout. Il lui a même fait l’affront suprême de revenir à la rive, cadavre glacé aux membres violacés, juste bon à enfouir sous la terre qu’il a trop voulue fuir et qui l’a rattrapé. Elle pleure, tant lui manquent les coups de gueule des soirs de beuverie et la tendresse cachée qu’elle seule connaissait. Les fleurs de son jardinet finiront en bouquet sur la tombe de feu son Cap’tain.”

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