Créé le: 16.07.2022
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Murphy et la loi

Fiction, Polar

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© 2022-2024 Thierry Villon

Pendant que les prisonniers sont dans la cour, deux matons fouillent la cellule d’où Jack D. Palance a réussi à se faire la belle. Le plus vieux des gardiens tombe sur un cahier et commence à lire… Texte pour l'Atelier des Personnages 2021
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Depuis que Sotheby’s a proposé aux enchères cette paire de chaussures d’athlétisme fabriquée dans les sixties et, qui plus est, ayant appartenu à Wilma Rudolf, triple médaillée d’or aux Jeux Olympiques d’été, à Rome, en 1960, Jack D. Palance ne tient plus en place. Il lui faut ces chaussures à tout prix. Sa passion pour le sport l’a conduit à tous les excès et ce dernier en date risque d’être le plus coûteux. En effet, les documents qu’il s’est procurés auprès de la célèbre maison de vente new-yorkaise l’ont informé que le prix qu’elle espère en tirer avoisine le million de dollars.
Pourtant, depuis plus de deux ans, il s’est tenu tranquille, dans une petite maison très ordinaire, à Burlington, dans le Vermont. Il sort faire ses courses, il promène son chien, salue ses voisins qui ne savent rien de lui, fréquente à l’occasion une église de son quartier. Il sait qu’il a intérêt à ne pas se faire remarquer, depuis que Giorgio Frappa, le mafieux sicilien cherche à lui faire la peau, parce qu’il l’a grugé dans une affaire immobilière. Son ex associé, Val Johnson, ne décolère plus, depuis que Jack a vendu tous les biens de leur société, qu’il a tout changé en bitcoins et disparu de la circulation. Péché plus grave encore, Jack s’est entiché de la fille de Val, la belle Lisa.
“Ce bon vieux Val est un attardé, comment peut-on croire encore que l’amour ne peut se déclencher qu’entre deux personnes du même âge, pense-t-il, en regrettant les belles années où il avait filé le parfait amour avec la belle.”
Complètement hypnotisé par ces chaussures, il lui reste un minimum de lucidité pour se prémunir des dangers les plus évidents. Donc, pas d’homme de paille, pas d’enchères par téléphone, pas de voyage en avion, il ira lui-même à New-York en voiture et il utilisera ses nombreux papiers de secours : permis de conduire, carte de crédit, cartes de visite, au nom Ruppert C. Brown, consultant marketing.
Burlington se trouve à environ six heures de route et la séance chez Sotheby’s commencera à 15 heures. Le voyage lui prendra bien six heures, en comptant quelques arrêts. Mais, comme on est en décembre, du mauvais temps pourrait le retarder, il doit avoir de la marge. Il est 6 heures tapantes quand il engage sa Buick grise sur l’autoroute 87. Depuis son réveil, il est de mauvaise humeur, à cause d’une info passée sur CNN : le secrétaire général du comité olympique, un Quatari barbu au nom imprononçable, est sur les rangs pour les chaussures. Rien que d’imaginer qu’un Sheikh QuelqueChose pourrait lui ravir ce qu’il convoite, Jack sent monter des aigreurs dans son estomac. Dehors, il fait un froid de saison, le chauffage de la vieille Buick est monté à fond. Jack a gardé son manteau, au cas où il lui faudrait quitter précipitamment sa voiture, on ne sait jamais.
Le début du trajet se déroule sans incident, mais Jack reste attentif, garde allumé son système d’écoute des fréquences de la police, évite les arrêts prolongés dans les stations service et baisse la tête à chaque péage. Il est conscient que traverser les trois états qui le séparent de New-York n’est pas idéal. Il ne s’y est plus baladé depuis les deux ans qu’il est en cavale. Il sait que dans le coin, sa chère ennemie, l’inspectrice Mary Galante, serait ravie de le cueillir. Il chasse rapidement l’idée d’un retour à la case prison qu’il craint plus que tout.
En approchant New Haven, il est pris d’une fringale et décide d’un arrêt au May Flower Motel, dont il a connu le patron, il y a une dizaine d’années. Il sait qu’il ne risque pas de le rencontrer, vu qu’il a assisté à son enterrement. C’est précisément à cette occasion qu’il avait croisé Giorgio Frappa, le début d’une collaboration dans de louches affaires.
Au moment de pénétrer dans le petit parking jouxtant le long bâtiment décrépi, il a le cœur qui accélère d’un coup :
“Et si c’était la mafia qui avait récupéré le motel, ça pourrait être dangereux pour mon grade. Bon, allez courage, j’ai trop faim.”
La serveuse est avenante et lui rappelle un peu sa Lisa, en moins belle. Son repas avalé, il va pour partir. Trois hommes discutent ferme devant l’entrée du motel. Jack ne saisit pas trop de quoi il est question, il s’excuse poliment, demande de libérer le passage. Bien mal lui en prend, un gros type blanc, crâne rasé et T-shirt troué, le toise avec arrogance en éructant :
“Dis voir, le basané, on t’a jamais dit qu’il fallait fermer ta gueule devant un vrai homme ?
– Je demandais juste à passer pour rejoindre ma voiture, et c’est tout, s’il-vous-plaît !”
Jack a tout juste le temps d’esquiver le coup de poing qui visait son menton. C’est l’autre des trois qui se le prend en pleine face. Sonné, il crie : “Dis donc, Tom, faut pas que tu nous foutes dans la merde encore une fois.
– Tu en veux encore une autre, pour t’apprendre le respect, l’hispano de mes deux, lui lance Tom.
– Tu vas arrêter ça, vieux raciste, et d’abord, je ne suis pas hispanique, mais italien de pure souche.
Jack reste coincé dans l’entrée. Il pressent que cette bagarre risque de tout compromettre. Il n’a pas le temps de méditer longtemps. Le gros Tom se prend un coup de boule de l’italien pure souche. Déséquilibré, il bascule sur le troisième compère. Ce dernier vacille sous le poids de Tom et tombe au sol. Jack entend le bruit sourd des os qui craquent. Une flaque de sang commence à se former sur le carrelage, sous la tête du malchanceux.
“Merde, bande de cons, crie Jack, en s’apercevant qu’à l’intérieur du bistrot, la jolie serveuse prend des photos avec son Smartphone et que son collègue est en train de téléphoner.
Jack réagit, vitesse grand V : “Merde, c’est le pompon, je dois déjà apparaître sur tous les écrans de la police du comté, ils vont rappliquer, mais je ne serai plus là.”
Jack se penche sur l’homme à terre qui a déjà le regard fixe des trépassés et lui susurre : “Désolé, vieux, t’as pas eu de chance, mais j’ai besoin de ta voiture.” Sur quoi, il lui prend ses clés et appuie sur la commande à distance. De loin, la vieille Volvo ressemble à un corbillard, avec son coffre allongé et sa carrosserie noire corbeau. Jack n’a pas le temps de faire le difficile. Il croit déjà entendre les sirènes de police pas très loin. Il regrette de n’avoir pas eu le temps de récupérer certains objets dans sa Buick. Il abandonne le parking, en faisant crisser les pneus.
Ses mains tremblent sur le volant. Il voudrait se calmer, mais cela ne vient pas. Soudain, il comprend et hurle :
“Merde, j’ai oublié mes médocs dans la Buick, pas bon du tout ça, le médecin a été formel : interdiction de manquer un seul cachet, sinon…
Il est sur l’autoroute 87, mais la Volvo est poussive. Il sait qu’à ce train-là, il n’arrivera pas à temps chez Sotheby’s. Il s’énerve de plus en plus :
“Pas de radio pour espionner les fréquences de la police, pas de prise pour recharger mon téléphone, pas de flingue, à moins que …
Tout en conduisant, il ouvre la boîte à gants et la première chose qu’il y voit est un gros poignard de combat. Il reconnaît l’arme des paras, mais aussi la couleur rouge brun qui macule la lame.
“Mais putain de merde, on va encore me coller sur le dos une attaque au couteau. Faut que je me débarrasse de cette foutue bagnole. Si l’inspectrice Galante a appris ma présence, et sur ça aucun doute, elle va ratisser toute le Côte Est, pour me coincer.”
A ce moment, il entend les infos météo et se crispe sur le volant :
“Non, non, une tempête de neige, routes dangereuses, inondation, et tout le tralala, évitez de prendre la route. C’est pas vrai, je suis maudit.”
Pour confirmer ses craintes, l’information “Autoroute fermée, empruntez la prochaine sortie” s’est allumé sur la signalisation.
Il roule depuis un moment sur la seule route qui longe une rivière toute prête à déborder. Un vent glacial charrie des nuages noirs. Jack sait que la neige ne va pas tarder et, à plusieurs reprises, il a dû faire des écarts pour éviter des branches tombées sur la route. Ses mains tremblent et la voix qu’il repousse se fait entendre de plus en plus fort dans sa tête.
“Des chaussures à un million, ta convoitise a endormi ta raison, vieux connard. Annule ton expédition, retourne à Burlington et tâche de te faire oublier.”
Jack lutte de toutes ses forces, il sait que c’est dans sa tête, parce qu’il n’a pas pris son traitement et que les voix vont recommencer à troubler sa raison. Pour l’instant, c’était dans l’oreille droite, mais si ça commence dans la gauche… Il essaie de se concentrer sur une solution, au fur et à mesure que la route se couvre de neige. Il constate, dépité :
“A ce train là, impossible d’être à l’heure, quelle poisse.” Soudain, comme illuminé, il éclate de rire dans l’habitacle : Mais oui, le train, c’est ça, je dois prendre le train, je peux encore y arriver.”
Il traverse Stamford, la ville est déserte, la neige vole dans tous les sens, mais Jack n’y trouve pas de gare de chemin de fer. Peut-être qu’il aura plus de chance, plus loin, à New Rochelle, qui sait ? Jack voit rouge, il peine à respirer, son cerveau fait du yo-yo, alterne les moments de jubilation et de découragement.
“C’est foutu, c’est foutu, non, Jack ne se dégonfle jamais, mais attention… j’ai failli me prendre cette ambulance !”
Chez Sotheby’s, les ventes d’appel sont terminées, les T-shirts de sportifs sont déjà tous casés. Il ne reste plus qu’à sortir le clou de la soirée : les chaussures de Wilma Rudolf. Le Sheik du Quatar Saoud bin Abdulrahman Al-Tahni est installé au première loge et attend patiemment son moment de gloire, prêt, s’il le faut, à enchérir un peu plus que le million de dollars prévu.
Dans la Volvo qui donne des signes de fatigue, Jack s’imagine le Quatari en train de s’en aller avec son butin. Il enrage :
“Saloperie de bagnole pourrie, il me reste un petit quart d’heure, j’approche, heureusement que je connais cette grosse pomme par cœur. Allez hop, nous y voici !”
Il abandonne la vieille bagnole dans une rue sombre et pique un cent mètres jusqu’à l’entrée. Il y est presque, quand une voix bien trop connue résonne à ses oreilles :
“Alors, sacré Jack, toujours en vie ? Envie d’un petit séjour sur Rikers Island ?”
L’intéressé stoppe en pleine course. L’inspectrice Mary Galante a le sourire des grands jours, tandis qu’elle lui passe les menottes, sans qu’il ait eu le temps de faire un geste.

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